mercredi 30 novembre 2011
Inactualités
posté à 14h34, par
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Ces notes ont été publiées en trois parties dans la version papier d’Article11. Depuis leur parution, la réactivation du volcan Tahrir et l’onde longue de Occupy Wall Street offrent une nouvelle occasion de vérifier leurs pertinence et leurs insuffisances. L’allusion répétée aux Nuits du 4 août manifeste la volonté de l’auteur de confronter sans cesse la réflexion aux pratiques communes.
Notes sur les révolutions et les révolutionnaires à venir (2/3) - L’effroi
Depuis des mois, de la place Tahrir à celle de la Puerta del Sol, de Kasserine à Athènes, de Dakar à Londres, de Barcelone au Guangdong, de Rome à Damas, des centaines de milliers de personnes se sont dressées contre les pouvoirs locaux, et à travers eux, plus ou moins explicitement, contre l’ordre du monde. Les éditocrates et autres experts répètent à l’envi que tout ça n’a rien à voir, qu’ici c’est la démocratie et que là-bas c’était (ou c’est encore) la dictature. Il est pourtant difficile de nier qu’à l’origine de la révolution tunisienne, détonateur des révolutions arabes, on trouve les répercussions de la crise mondiale. Elle avait fini par rendre insupportable la confiscation des richesses et des libertés par la mafia benaliste, même pour une classe moyenne jusque-là toujours soumise et souvent complice. De leur côté, les ouvriers chinois se sont révoltés contre la conséquence de la baisse de la demande de l’Occident, tandis que les diplômés chômeurs de partout se rebellent contre une division du travail qui les rend inutiles au capital grâce à la surexploitation des employés des call-centers du Maroc et de Tunisie et des ouvriers de Chine1 ou du Bangladesh. Quand le mot d’ordre « dégage » est repris dans tout le Moyen-Orient et la place Tahrir proclamée à Madison (Wisconsin), quelque chose comme un embryon de conscience universelle apparaît.
Les potentats chinois ont soigneusement veillé à ce que, dans leurs médias, les révolutions arabes soient occultées ou ramenées à des désordres dommageables pour les concitoyens vivant là-bas mais si bien secourus par leur État. La réaction des hiérarques de Pékin n’est que la manifestation la plus spectaculaire d’un sentiment sans doute très répandu parmi les dominants. Les maîtres du monde savent qu’aujourd’hui, avec l’explosion de la dette occidentale et le ralentissement de la production qui menace dans les pays-usine, leur capacité à acheter la paix sociale avec la diffusion planétaire de l’american way of life est gravement mise en cause. Ils ont beau se sentir protégés soit par l’illusion démocratique, soit par la puissance de leur appareil de répression, soit par les deux, beaucoup de chefs d’État et d’organisations trans-étatiques ont dû, en voyant fuir Ben Ali, ressentir la soudaine fragilité de leur propre pouvoir. Le sacrifice de jeunes gens dans des lieux dont ils ignoraient jusque-là l’existence, immolés ou tombés sous les balles de Sidi Bouzid à Thala, a fini par leur faire connaître à leur tour ce sentiment qu’ils n’avaient cessé de produire et manipuler à leur profit : l’effroi.
La chose a été largement analysée ailleurs, par le soussigné et par d’autres2. La peur irrigue la totalité de la vie dans le moment néo-libéral du capitalisme tardif. Sa manipulation, parallèlement au care et aux formes variées de l’État social, est un des deux piliers du biopouvoir de l’empire (de « l’ordre des choses mêmes »). Quand on a entendu un des Tunisiens de Lampedusa occupant à Paris un immeuble avenue Simon Bolivar répondre un « Ah bon ?! » fort peu intéressé à un militant qui, depuis le trottoir, l’informait de la mort de Ben Laden, on a vérifié que le démon des écrans derrière lesquels les euro-américains ont bombardé, torturé, massacré et kidnappé depuis 2001 était en réalité mort depuis au moins le 14 janvier, date de l’envol du despote kleptocrate vers la Saoudie3. Les révolutions arabes ont mis fin à la puissance d’effroi et de sidération qu’irradiait encore l’image des tours du commerce mondial en flammes. Quand le piteux ministre de l’Intérieur italien Maroni traite de terroristes les manifestants du Val di Susa qui ont résisté autant qu’ils pouvaient à l’invasion des représentants casqués de l’opération politico-mafieuse dite « TAV »4, il n’y a plus que quelques journalistes des médias dominants pour ne pas rire ouvertement de cette énormité. L’antiterrorisme aura du mal à se trouver un nouveau Grand Démon.
Cela n’empêche pas les fabricants de peur de recourir à une fantasmagorie riche en diablotins : apparemment, l’invocation des « anarcho-autonomes » et/ou des « racailles » peut encore, par exemple, provoquer des dégâts sur une municipalité qu’on avait crue jusque-là plus soucieuse de son indépendance, ne fût-ce que par décence, dans un lieu où le passé résistant est constamment évoqué, que ce soit pour vendre « la bière du Maquisard » ou attirer le chaland dans le musée local. Sous pression de l’Intérieur, la municipalité d’Eymoutiers, qui s’était montrée jusque-là très coopérative au projet des nuits du 4 août5, l’a interdit du jour au lendemain, à un mois de l’événement. Mais même à ce niveau si local et si français, la dictature de la peur ne marche pas à tous les coups : la municipalité de Peyrelevade, sur le Plateau de Millevaches, a décidé d’offrir l’hospitalité à ces rencontres entre pensées, émotions, musiques, images, films, fêtes et banquets de gens qui viendront des quatre coins de la planète relancer le très ancien et très neuf projet de l’émancipation humaine6. Ceux qui, dans la région, ont cédé à la dictature de la peur, aux fantasmes véhiculés par la DCRI et autres services de propagande armée étatique, sont cordialement invités à venir, avec les autres habitants de la galaxie, vérifier qu’ils ont eu tort.
Au-delà des figures du « terroriste » et du « violent », la multiplication des ennemis de confort (le jeune de banlieue, l’étranger pauvre, le Rom, le fou, etc.) est caractéristique du peu de pouvoir personnel dont disposent, au fond, les dirigeants politiques. Qu’ils aient été ou non sélectionnés par le rituel du vote, ils ne sont le plus souvent - tel notre piteux Sarko et ceux qui, à « gauche », aspirent à le remplacer - que les mandataires d’un capitalisme mondialisé sur lequel ils ont encore moins de maîtrise que les membres de l’oligarchie planétaire. Car, même à ce dernier et ultime échelon, celui des dirigeants plus ou moins visibles de la Chinamérique, des compagnies transnationales, des sociétés financières, des agences de notation, des bureaucraties internationales, des services secrets et des mafias, contrairement aux fantasmes des amateurs de théorie du complot, on a toujours plus de mal à contrôler le cours erratique de l’Economie (l’autre nom du procédé d’accumulation du capital), en proie à des contradictions internes (nouvel épisode du feuilleton intitulé « La baisse tendancielle du taux de profit : retour d’un spectre qui hante le monde ») et externes (menace de dégâts irréversibles sur les conditions mêmes de la vie).
Dans ces conditions, un mouvement transnational qui prendrait appui sur la conscience de l’ennemi commun aurait sans doute vite fait de balayer la multitude des petites peurs manipulées, comme on le voit par exemple, à une échelle moindre, dans le mouvement No-Tav : la tentative de diviser le mouvement entre militants violents et citoyens respectables s’est heurtée à la détermination des 20 000 manifestants, habitants de la vallée ou pas, de tous âges et de toutes conditions, qui, le 8 juillet à Turin, ont réclamé la libération de tous les emprisonnés. Avec ou sans papiers, avec ou sans travail, jeunes ou vieux : les révolutions arabes, les indignados, le tumulte grec nous montrent que les catégories peuvent vite voler en éclat et l’effroi changer de camp. Quand on voit l’incroyable ténacité des manifestants syriens, malgré le hachoir de la répression7, on vérifie que, une fois sortis de la peur, les peuple pourront toujours avoir raison de leurs dirigeants. Mais, les dirigeants enfuis, il leur restera encore à vaincre la peur centrale, celle qui fait tenir le monde. Celle de TINA.
Cet Article a été publié dans le numéro 5 de la version papier d’Article11, sorti en juillet dernier. La première partie a été publiée hier (La Surprise) ; la troisième le sera demain.
1 Sans forcément partager la vision ouvriériste des auteurs, on peut faire son miel de deux excellentes brochures du groupe Mouvement communiste : « L’autonomie ouvrière frappe en Chine » et « Tunisie : restructuration à chaud de l’État après une tentative d’insurrection démocratique incomplète ». Sur la Tunisie, on peut lire aussi « De bello punico, sur la guerre sociale en Tunisie », disponible sur le site du Jura Libertaire.
2 Voir Mathieu Rigouste, Les marchands de peur (Libertalia) et son interview dans le n°3 d’A11, Laurent Bonelli, La France a peur (La Découverte), et mon La Politique de la peur (Le Seuil).
3 L’Arabie est un trop beau pays, imaginaire et réel, pour être accolé au nom de la propriété privée d’une dynastie.
4 Le TAV est le nom d’une liaison ferroviaire à grande vitesse censée relier Lyon à Turin, et qui suscite une très large opposition – notamment dans le Val de Suse.
5 Pour plus d’informations : http://www.nuitsdu4aout.com/
6 Voir l’appel sur le site et sa présentation dans la première partie de ce texte.
7 Crachons au passage sur les complotistes à la Meyssan-Dieudonné, qui apportent leur soutien aux bourreaux pourvu qu’ils soient censés incarner l’ « axe de résistance aux américano-sionistes ».