mercredi 9 janvier 2013
Chroniques portuaires
posté à 16h13, par
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À Castellammare di Stabia, près de Naples, quelques centaines d’ouvriers, majoritairement au chômage technique, vivent la lente agonie de la construction navale italienne. Pour Article11, Andrea Bottalico (du journal indépendant Napoli Monitor) conte la fin douloureuse de cette épopée industrielle.
Cette chronique a été publiée dans le numéro 9 de la version papier d’Article11
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Nous marchons sur le bord de mer, le long d’une plage désolée. Giggino, un ouvrier à la retraite, me parle de foot. Nous regardons l’horizon, soudainement silencieux. Au loin, dans les ruelles, résonne l’écho de la sirène du chantier naval. Les grues s’élancent de part et d’autre de la ville.
Castellammare di Stabia. Vieille cité ouvrière de la province de Naples, soixante-mille habitants. À quelques dizaines de kilomètres des restes de Pompéi, encastrée entre les viscères de ciment de Torre Annunziata et les rivages paradisiaques de la côte amalfitaine, la ville prend pied sur un territoire agréable, objet de spéculations de la part des entreprises de construction privées. Elle a l’air abandonné, Castellammare, à l’image de sa vieille ville, détruite par le tremblement de terre de 1980. Les opérations de rénovation urbaine viennent par intermittence réparer celle que les institutions appellent « zone de crise », où seuls quelques paysages archéologiques industriels témoignent encore de l’activité passée. Depuis une trentaine d’années, sur fond de guerre entre les clans de la Camorra et de démantèlement de la quasi totalité de l’appareil productif1, le taux de chômage n’a cessé de grimper, accompagné d’une forte émigration. Malgré la tendance institutionnelle au gommage de l’histoire locale, les hommes âgés, ceux qui sont restés, n’ont pas oublié la leur. Ils en racontent des épisodes. Cette fois, par exemple où Mussolini, venu visiter le chantier naval en 1924, resta pétrifié face au silence méprisant des centaines d’ouvriers disposés le long de son parcours.
À Castellammare, les récents changements semblent baigner dans l’immobilisme. Seul un chantier naval à l’agonie subsiste dans la Stalingrad du sud2, le plus ancien d’Italie3, où travaillent aujourd’hui 650 ouvriers. Suspendus aux soubresauts de l’économie de la construction navale, pour la plupart trentenaires, souvent fils et petits-fils d’ouvriers du chantier, les travailleurs alternent entre chômage technique et retour à l’ouvrage. Peu d’espoir. L’avenir de la ville-chantier dépend pour beaucoup des évolutions du secteur de la construction navale, administré par Fincantieri, une entreprise publique contrôlée par le ministère de l’Économie qui emploie près de trente mille travailleurs4 sur des chantiers navals répartis dans huit villes du pays (Monfaclone, Marghera, Muggiano, Genova Sestri – Ponente, Genova Riva Trigoso, Ancône, Palerme et Castellammare di Stabia).
Fabriquer un bateau. Pour y parvenir, la technologie ne peut se départir d’un ancestral savoir-faire. À Castellammare, il s’est toujours dit que le Chantier avait le bateau « en poche ». Les ouvriers, le construisant pièce par pièce à la manière d’un gigantesque jeu de Lego, maîtrisent leur ouvrage. Ils le revendiquent, ainsi que le sentiment d’orgueil né de cette appropriation technique. « Le temps et le processus technologique induisent des spécialisations et des évolutions générationnelles qui renforcent le lien qui attache le chantier naval à la ville », écrivait Ferrarotti après une enquête sociologique menée à Castellammare5. Et déjà, dans les années 1970, un vieil ouvrier racontait que lors des premiers licenciements ou départs à la retraite, le loisir forcé, cumulé aux difficultés économiques, avait fait surgir chez plus d’un les « réminiscences d’une affection pour le chantier ; elles en firent mourir beaucoup ».
La construction navale se caractérise par une forte soumission à des cycles d’activité ou d’inactivité. Le gouvernement ou les armateurs passent commande et le chantier s’anime, pour s’éteindre un peu plus tard si la flotte n’a plus besoin de bâtiments neufs. À l’opposé d’une production en série calibrée - à l’exemple de l’industrie automobile -, Castellammare crée des bateaux uniques. La construction navale relève ici d’un grand artisanat industriel : la modélisation du produit et l’automatisation technologique apparaissent alors comme des concepts creux, largement insuffisants pour dire un modèle de fabrication où la compétitivité entre deux chantiers se joue sur la capacité à ne pas standardiser. Singularité des navires, diversité des savoir-faire : la main d’œuvre en devient d’autant plus nécessaire que le rendement du chantier s’avère lent, aléatoire, changeant.
Au début des années 1990, la publication d’un Livre blanc sur les orientations et le financement de la politique industrielle italienne condamna le secteur de la construction navale à une mort lente mais certaine. Il se disait alors que le secteur était « mûr », à abandonner : la construction navale asiatique se développait, et le nombre de travailleurs venait d’être réduit d’un tiers dans les chantiers italiens. Après une longue série de révoltes ouvrières, le gouvernement suspendit momentanément les préconisations du Livre blanc, tandis que le groupe Fincantieri relevait le pari d’une spécialisation dans la construction de navires de croisière jusqu’à devenir - en quelques années - leader mondial en la matière. Contre toute prévision, les chantiers ne furent pas fermés, mais connurent même une phase de croissance. Jusqu’à la récession économique de 2009. Un accord récent, signé entre Fincantieri et les syndicats de travailleurs à l’exception de la Fiom6, établissait que les ouvriers actuellement au chômage technique avaient encore droit à deux ans de couverture, sans évoquer ce qu’ils deviendraient ensuite. Quid des 3 640 ouvriers, sur un total de 8 000 employés ? Sans compter les milliers de sous-traitants indirectement concernés par cette possible « réduction » de la masse salariale...
Les ouvriers du chantier naval de Castellammare savaient depuis longtemps que l’avenir leur serait difficile, habitués qu’ils étaient aux crises répétées de la construction navale. Le 23 mai 2011, exaspérés par l’attente, de retour de Rome où ils étaient partis protester contre un énième plan industriel actant la fermeture définitive du chantier, ils ont enfoncé les cordons policiers pour entrer dans les bureaux du conseil municipal. À cette occasion, l’image d’une sculpture de Garibaldi décapitée dans les toilettes de la mairie a rapidement fait le tour de tous les journaux télévisés nationaux, symbole d’une lutte ouvrière isolée, pour la défense du droit du travail dans une ville de province méridionale.
Le lendemain des protestations, le désarroi dominait parmi les ouvriers. Les matériaux nécessaires à la construction d’un patrouilleur commandé par la Garde côtière – indirectement par le gouvernement - venaient d’être livrés sur le chantier : fuite en avant pour calmer les esprit et contrer les grèves ? Dans les milieux syndicaux, il se disait que les ouvriers de Castellammare avaient été trompés. Qu’une fois acceptée la contrainte d’un chômage technique prolongé pendant deux années, il serait plus facile de fermer le chantier. Deux ans d’attente exténuante, l’espoir d’empêcher une transformation irréversible, la peur du rien, la certitude de vivre une fin salie.
Tandis que je marche en compagnie de Giggino, je pense aux paroles résignées d’un jeune travailleur : « À qui dois-je m’en prendre ? C’est la faute à qui ? Je n’arrive pas à comprendre... » Dans une autre conversation, Giovanni, un ouvrier spécialisé au chômage technique depuis deux ans, lâchait qu’une fois sorti de son lit, le matin, il ne savait plus quoi faire, ni pourquoi il se levait.
Cela fait environ un an que j’écoute les voix des ouvriers du chantier naval de Castellammare. Elles se ressemblent toutes, ou presque. Les jeunes savent, au fond d’eux-mêmes, qu’il s’agit d’un monde sur le point de disparaître. Et puis, il faut faire bouillir la marmite, comme ils disent souvent ; ils devront alors se reprendre. Les plus âgés, en revanche, souffrent d’une nostalgie qui les rend orphelins, égarés parmi leurs références. Ils n’arrivent pas à comprendre. Ou peut-être ne le veulent-ils pas ? Comme Giggino, qui parle dans son silence, tandis que nous nous promenons au bord de la mer.
- Ottoeffe (Napoli Monitor)
Traduction : Serge Quadruppani et Julia Zortea
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Les précédentes chroniques portuaires
Épisode 1 : Galice
Épisode 2 : Tanger
Épisode 3 : Gênes
Épisode 4 : Sète
Épisode 5 : Liverpool
1 À titre d’illustration et au sujet de la destruction de l’aciérie de Naples Ouest, Bagnoli, lire Démantèlement, d’Ermanno Rea, Flammarion, 2006.
2 Surnom donné à Castellammare par les militants du Parti Communiste italien.
3 Ouvert en 1783, le chantier naval de Castellamare regroupait quelques 3 000 ouvriers au début du siècle dernier.
4 Chiffre cumulant les emplois directs et induits.
5 Franco Ferrarotti, Elio Uccelli, La piccola città, Liguori Editore, 1973
6 Fédération Internationale des Organisations de travailleurs de la Métallurgie.