ARTICLE11
 
 

mardi 5 mai 2015

Sur le terrain

posté à 21h19, par Lémi
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Longchamp – à dada sur le gotha

Pour le deuxième opus de cette rubrique « lieux d’aisance », rendez-vous sur l’hippodrome de Longchamp, où se tenait début octobre 2014 la plus grande course de canassons du monde, le Qatar Prix de l’Arc de Triomphe. Plus huppé, tu meurs.

Cette chronique a été publiée dans le numéro 18 de la version papier d’Article11

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En matière de canassons, c’est l’événement maousse par excellence. Presque démiurgique. Un milliard de téléspectateurs. Cinquante mille spectateurs, dont pléthore de beau linge. Une palanquée de sponsors aussi « éthiques » que colossaux, avec notamment un mignon tandem Total/Qatar Petroleum International. Cinq millions d’euros distribués aux vainqueurs de l’empoignade principale. Une communication omniprésente et ne lésinant par sur l’emphase (« MONUMENTAL ! », s’enflamment les affiches accolées aux bus parisiens). Et le reste à l’avenant : speaker hystérique, princes arabes en goguette, Garde républicaine en démonstration, Hervé Morin en maraude, feu Christophe de Margerie en moustache et Juliette Binoche en service commandé.

Tout ça pour quoi ? 2 400 mètres de galopade effrénée sur la piste de Longchamp. Dit autrement : vingt chevaux cravachés à fond les ballons par des jockeys rêvant de remporter la course considérée comme l’Everest ultime des sports hippiques, le bien-nommé Qatar Prix de l’Arc de Triomphe1. Ou comme le résume poétiquement Paris-Turf : un « éclair vers le paradis ». Pas moins.

Il paraît que 2014 fut un grand cru. Que la victoire de Trève, pouliche française déjà triomphante en 2013 est à marquer d’une pierre blanche. Et que la course elle-même fut un modèle du genre. Mouais. Outre que j’avais personnellement misé deux euros sur l’Anglaise Taghrooda qui s’est fait blouser comme une bleue au finish, s’agglutiner en bord de pelouse pour voir débouler vingt bolides quadrupédiques flous n’a rien d’une expérience inoubliable2. Ce n’est pas la dimension sportive que je retiendrai, en tout cas. Mais plutôt la débauche friquée entourant l’événement, le cirque du gotha venu siroter son champagne à deux cents boules la boutanche en savourant la douce odeur de l’élitisme consanguin fin de race.

En ce dimanche 5 octobre, l’hippodrome de Longchamp est en effet envahi de légions d’aristocrates tirés à quatre épingles sillonnant les allées avec des airs de rois du monde. Un spectacle à ne pas rater tant sont rares les événements offrant la possibilité de se mêler à ces spécimens sans montrer patte bleue. Eux préfèrent généralement se terrer entre semblables, des salons de l’Automobile Club de France au Golf de Morfontaine en passant par les pistes du Polo de Paris3. Ce jour-là, c’est différent. S’ils disposent de loges réservées et de tribunes chicos gardées par des malabars made in Adecco, ils viennent entre deux courses se mêler à la populace qui à l’image de votre serviteur s’est contentée de débourser vingt misérables euros pour suivre les galopades. Non pas que les frontières sociales soient soudainement poreuses – il ferait beau voir qu’ils fraternisent avec des manants dans mon genre, vite repoussés s’ils font mine de vouloir converser –, mais la situation les force à un minimum de promiscuité. Pratique pour qui souhaite les observer plus en détail.

Chapeaux melons et trognes de cuir

À Longchamp, l’aristocratie est d’abord une histoire de couvre-chefs. De toutes tailles, de toutes formes, de tous mauvais goûts. Pour la gente masculine, il y a les chapeaux melons ou haut-de-forme, incroyablement ringards et s’harmonisant parfaitement avec les trognes rougeaudes qu’ils prolongent. Mais ce sont surtout ceux qui ornent les têtes féminines qui accrochent l’œil, voire le fracturent. Roses fluo, ornés de plumes de faisan rouges, larges et ramollis, portés en chignon, représentant des scènes d’équitation via de petites figurines, à motifs kilt ou dentelle... Il y en a pour tous les dégoûts. Le Figaro précisait la veille de la course qu’une certaine Sophie Papiernick, chapelière de son état, réalisait des produits spécialement pour l’occasion, à 3 000 euros pièce. C’est donné.

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Photo Lémi

Il n’y a pas que les chapeaux. Oh que non. Arpenter les allées de l’hippodrome de Longchamp le jour de la plus grande course hippique du monde, c’est se confronter au gratin des gratins, venu jouir en groupe du spectacle de sa propre fatuité. Dans les allées, les bars à champagne, au village du Qatar (opération promotionnelle mettant essentiellement en scène des éperviers4 et des manucures) et aux abords de la piste, les regards sont scrutateurs, malsains. On se jauge, on se surveille, on se trémousse sur des talons dangereusement hauts. Et on cancane à qui mieux mieux, en anglais, en allemand, en japonais5. Les plus jeunes sont les plus effrayants : engoncés dans leurs blazers, ils miment leurs aînés avec un plaisir évident. Cigares, champagne, sourires ultra-bright, conversations sur la dernière soirée au Baron ou le jet-lag qu’ils affrontent vaillamment : la relève est assurée. Chouette.

Au fil de la journée, les démarches se font plus hésitantes, les ganaches plus rougeaudes, les rires plus gras. Ces messieurs-dames sont bourrés. Agglutinés dans les divers bars à champagne qui parsèment les allées de Longchamp (une bonne dizaine au bas mot), ils font irrémédiablement penser à ces clichés du photographe anglais Martin Parr, qui dans sa célèbre série « Luxury » (2009) a su condenser toute la laideur kitscho-naze de la haute aristocratie rosbeef. En résumé : ils suintent l’opulence vulgaire. À leurs pieds, sous les tables, les déchets s’accumulent : bouteilles vides, verres à bière, restes de petits fours, cartons ornés de sceaux publicitaires prestigieux, etc. Plus ils trinquent bruyamment, plus le tas d’ordures grandit.

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Photo Lémi

« Il galope pas, il vole »

Faudrait pas croire. J’ai rien contre les courses, en tout cas contre ceux qui se frottent à l’activité avec passion, sans apparat. Et ce jour-là, pour l’Everest de la course hippique, le gotha n’est pas seul : sont aussi présents les passionnés de canassons, repérables à leurs Paris-Turf, leur jargon incompréhensible et leur sympathique air d’échappés du PMU. Eux s’entassent aux étages inférieurs de l’hippodrome, à proximité de la piste. Quand une course déboule, ils braillent leurs encouragements ou leurs invectives. Clameur collective impressionnante, presque envoûtante.

Au détour des divers groupes, je saisis quelques phrases pleines de poésie. « Il galope pas, il vole » ; « C’est un bon cheval, bien décontracté au boîte » ; « Il part à la corde, c’est pas son truc ». Ici, pas de paillettes, pas de flonflons, juste des gars (très peu de femmes) enflammés qui taillent le bout de gras et admirent les performances. Ils sont d’ailleurs très remontés contre les évolutions du milieu hippique, contre cette exubérance friquée qui peu à peu grignote leur monde6. « Puisque le Qatar aime tant claquer son fric en France, pourquoi ils s’arrangent pas pour qu’on en profite un tout petit peu, nous, les parieurs ? », enrage un costaud à casquette.

Peu après la victoire de Trève, son jockey français, Thierry Jarret, 54 kilos de nerfs taillés au cordeau, parade en rejoignant le rond de présentation, suivis par une ribambelle d’officiels qataris triomphants (Madame la jument racée appartient à l’écurie du Cheikh Joaan Bin Hamad Al Thani). Sur son passage, une foule d’admirateurs rugissants. Philippe est de ceux-là. Lui veut remercier le jockey pour les quatre-vingts euros qu’il vient de gagner en pariant juste. Il ne regrette pas d’être venu de Lyon, tient à saluer son champion. On lui avait donné le tuyau, explique-t-il bravache, mais quand même, c’était pas gagné, bravo à Thierry Jarnet. Il le connaît d’ailleurs, le Thierry, avance-t-il. Alors quand ledit Jarnet passe devant nous sous les vivats, il le hèle, confiant : « Thierry, eh Thierry !  » Pas de réponse ? Philippe ne lâche pas l’affaire. Les yeux brillants, il se lance à sa poursuite, compte bien le rattraper pour une virile accolade. Il galope pas, il vole.

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Bonus photographique : Longchamp millésime 2014 par Lou7

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Chronique lieux d’aisance / dans les épisodes précédents :
1 / Le jus de la pomme



1 Depuis 2008, le Qatar (via le Qatar Racing and Equestrian Club) a mis ses billes financières dans la partie, s’achetant dans le même temps une vitrine sportive mondiale (même topo que pour le PSG). Et tant pis pour la formulation alambiquée : les intérêts commerciaux passent avant l’orthographe.

2 Comme l’avouera la falote Juliette Binoche, marraine de l’édition, au moment de la remise des prix : « C’est difficile de distinguer quelque chose quand ils passent devant vous. » Tu l’as dit, bouffie.

3 Voir notamment Le Président des riches (Zones, 2010) et Les Ghettos du gotha (Seuil, 2007), de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, qui décortiquent les circuits politico-mondains de la haute société.

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6 À lire sur Mediapart : « Malaise dans le monde des courses à la veille du Prix de l’Arc de Triomphe », publié le 3 octobre 2014 et résumant les diverses doléances des turfistes.

7 Plus d’images de Lou ICI.


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