ARTICLE11
 
 

jeudi 19 février 2015

Sur le terrain

posté à 16h21, par Lémi
11 commentaires

Le jus de la pomme

Pour le premier opus de cette rubrique « lieux d’aisance », vagabondage effaré dans deux Apple Store de la région parisienne, celui d’Opéra (IXe arrondissement parisien) et celui du centre commercial Rosny 2 (dans le 93).

Cette chronique a été publiée dans le numéro 17 de la version papier d’Article11.

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« Notre rôle c’est de vous donner quelque chose que vous ignoriez vouloir et dont vous ne pouvez plus vous passer une fois que vous le possédez. » (Tim Cook, actuel PDG d’Apple)

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De loin, on ne voit que lui. Un drapeau noir. Mastoc. Il flotte au vent devant la façade d’un bâtiment situé rue Halévy. Une vision étrange dans ce quartier suintant l’opulence, où les sièges de grandes banques côtoient les enseignes de luxe, les troquets chicos et les cohortes de touristes. Si bien qu’un naïf en goguette pourrait s’y tromper. Y déceler matière à enthousiasme. Des squatteurs pirates ? Des anars réquisitionneurs de « beaux » quartiers ? Mazette !

Quelques pas et l’espoir se dégonfle. Au centre du drapeau, ce logo à pomme qui s’est imposé comme marqueur universel de l’innovation technologique « raffinée » et que l’on reconnaît sans doute jusqu’aux fins fonds de la Papouasie Nouvelle-Guinée. Tu n’entres pas en territoire pirate mais en territoire Apple. Deux antipodes.

Un vendeur t’expliquera plus tard que ce drapeau noir est apposé sans nulle ironie1 sur les plus impressionnants des 424 Apple Store2 disséminés dans le monde. Qu’il signale un lieu exceptionnel, autant par sa démesure architecturale que par son poids économique. En novlangue marketing, on les désigne sous l’appellation « flagship store », soit magasins porte-drapeaux. Les navires amiraux de la flotte, conçus pour prendre d’assaut non seulement vos porte-monnaie mais également vos cerveaux. Pas de quartier.

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Première impression, une fois les massives portes en verre franchies : tu entres dans un musée. Ou dans une bijouterie de luxe. Pas dans un vulgaire magasin, en tout cas. C’est nickel et glacé. Taillé au scalpel. Des colonnades immaculées soutiennent une immense mezzanine qui fait office d’étage panoramique. La hauteur de plafond est si immense qu’un dragon obèse y logerait aisément. Un effet « cathédrale » encore accentué par une immense verrière. Et par le mobilier réduit au minimum : des dizaines de tables en bois clair surchargées de produits ainsi que des comptoirs disposés sur les flancs, où s’accoudent les participants aux « ateliers ». En arrière-fond, au rez-de chaussée comme au premier étage, un grand espace estampillé « genius bar » – c’est là qu’on répare les bidules.

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Apple Store Opéra / Photo Lémi

Et c’est tout. Pas de caisses pour régler les achats3. Pas de prospectus, d’affiches criardes, de logos omniprésents ou de musique envahissante. Une impression de fluidité, d’efficacité sans anicroche. De vide balistique. Cauchemar climatisé4, Apple écrit ton nom.

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Tu tournes et retournes entre les tables, perdu. Partout, des écrans disposés comme des œuvres d’art, savamment mis en valeur. Ordinateurs, smartphones, tablettes, etc. Il y en a une dizaine par table, présentés sans ostentation. Tu en prends un, le tapote, le repose. Un autre, même rengaine. Qu’en faire ? Ils sont tous taillés dans le même moule, « beaux et cons à la fois »5.

Voyant ta détresse, un vendeur t’aborde. Sourire éclatant et gestes avenants, il semble déborder de sympathie pour ta personne. Quand tu avoues que c’est ta « première fois », il hoche la tête d’un air complice : « Impressionnant, n’est-ce pas ? »

Comme les autres vendeurs, Dany6 est jeune et plein d’allant. Motivé. Sûr de lui. Il porte fièrement l’uniforme, ce t-shirt bleu qui identifie les prêtres de la secte. À voir sa position un peu en retrait, son oreillette et son œil fureteur, c’est sans doute un manager, pas un simple vendeur. Il reste décontracté, répond à tes questions et remarques comme on sirote un verre en terrasse, à la cool. Mais quand tu t’enquiers des conditions de travail, évoque d’éventuels points noirs, il se braque illico : « De quoi parlez-vous ? C’est un boulot génial si vous êtes fait pour ça, voilà tout. » Puis, d’une voix froide, comme on claque une porte. « Bonne journée, Monsieur. » Il s’éloigne.

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Apple Store Louvre / Photo Lémi

La scène se répète de nombreuses fois. Dès que tu avances l’ombre d’une légère critique sur Apple, l’employé à qui tu parles, par ailleurs immanquablement frais et dispo, se raidit et te laisse en plan. Peur des représailles de la direction ? Pas uniquement. Car si Apple use de flicage et de surveillance, elle joue avant tout sur l’intériorisation par l’employé de la chance qu’il a de bosser pour une marque aussi « cool ».

« Travaillez dans l’extraordinaire », s’enflamme ainsi le site internet dédié à la recherche d’emploi chez Apple. Exactement ce que serinent les employés interrogés. À l’image d’Antoine : « C’est vraiment un plaisir de travailler ici tous les jours », s’extasie-t-il. Et d’ajouter, comme si c’était le gage d’un épanouissement professionnel : « Plus je viens ici, plus j’aime les produits Apple. Tiens, tu vois le dernier iPhone ? Au début je ne l’aimais pas. Et puis, à force, j’ai fini par m’y attacher. La preuve, je viens de l’offrir à ma mère. » Quant à Olga, sourire engageant et gestes assurés, elle file droit au but : « Quand je te parle, c’est Apple qui te parle. » Tu frissonnes.

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« Les employés des Apple Store sont des prolongements humains de l’entreprise », explique Cédric Biagini, notamment auteur de L’Emprise numérique7. « Ils sont en quelque sorte désignés par la marque. Et ils en sont très fiers. Je suis d’ailleurs persuadé qu’ils sont largement choisis pour ces critères : avant même de travailler chez Apple, ils sont déjà formatés. »

Et les clients ? Même topo : formatés jusqu’à la garde. Peut-être même davantage encore. Touristes, jeunes branchouilles ou CSP++, ils passent d’une table à l’autre avec l’assurance de ceux qui font partie de ce monde. Semblent se regorger de leur statut d’ « élus ». Ils tapotent sur les appareils, les soupèsent, s’extasient de leurs caractéristiques en une langue inconnue de tes oreilles. Du haut de son magistère marketing, la marque est en effet parvenue à imposer un vocabulaire spécifique, les usagers étant sommés de maîtriser des expressions crétines telles que « écosystème Apple », « optimiser le cloud » ou « renouveler les applis sur le store ».

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Apple Store Rosny / Photo Lémi

Cheville ouvrière du dispositif, la multitude d’ateliers proposés dans les Apple Store permet aux aficionados débutants, notamment les personnes âgées, de pénétrer ce monde obscur. En « one-to-one » ou en groupe, ils sont pris en charge par les prêtres bleus et illico intronisés dans la « famille ». Celle dont les membres comprennent aisément l’intérêt qu’il peut y avoir à passer d’un modèle récent de téléphone à un autre encore plus récent.

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Samedi 28 juin, au centre commercial Rosny 2, gigantesque espace vivide dédié à la consommation sous toutes ses formes. C’est le premier week-end des soldes et il y a foule. Le barnum habituel, avec annonce au micro pour la petite fille en leggins roses qui a perdu sa maman, scènes de baston chez Camaïeu et foules hypnotisées par les vitrines. Sur toutes les devantures, de grandes affiches annonçant les extraordinaires démarques : «  - 30 % ! - 50 % !!! - 70 % !!!!! » Mais sur la devanture de l’Apple Store, coincé entre un Naf-Naf et un Bata, rien. Peanuts.

Consultée, une employée m’explique que ce n’est pas le genre de la maison. Les soldes ? C’est bon pour les losers. Un positionnement qui n’a rien d’anecdotique. Le magnétisme d’Apple tient en partie à ce refus d’endosser l’attirail marketing traditionnel. Que cela concerne les publicités ou le discours des vendeurs, c’est le consommateur et sa soi-disant personnalité qui sont mis en avant – think different. Un renversement de perspective particulièrement habile : Apple te demande de participer pleinement à ton adhésion. Ta capitulation est affaire d’identité, pas de porte-monnaie. CQFD : il faudrait être un monstre pour solder ce qui tient lieu d’identité à des dizaines de millions de personnes...

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En rapport sur A11 : Fétichisme de la marchandise digitale et exploitation cachée : les cas Amazon et Apple

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Illustration de vignette / Détail de « Nature morte à la pomme », de Pablo Picasso, 1937

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1 « C’est plus marrant d’être un pirate que de s’engager dans la marine  », a un jour déclaré le grand gourou Steve Jobs.

2 Ces magasins sont répartis dans 16 pays. La plupart (254) sont situés aux États-Unis, mais il y en a 17 en France, le premier ayant ouvert en 2009. Tous sont construits sur le même modèle architectural épuré.

3 Les employés disposent tous de centrales de paiement de poche.

4 Référence à un texte de l’écrivain américain Henri Miller, publié en 1945.

5 Dixit Jacques Brel in « La chanson de Jacky ».

6 Les prénoms des employés ont été modifiés.

7 L’Emprise numérique. Comment Internet et les nouvelles technologies ont colonisé nos vies, L’échappée, 2012.


COMMENTAIRES

 


  • jeudi 19 février 2015 à 13h30, par Gnoppod

    Waow... J’en reste bouche bée... Modeste utilisateur d’un IPhone, objet contre lequel je peste régulièrement pour ses divers défauts, je ne me rendais pas compte du degré d’aliénation auquel Apple pousse ses consommateurs. C’est assez hallucinant. Je trouve cette question d’intériorisation de la contrainte particulièrement préoccupante, parce qu’elle est centrale dans toute sorte de processus sociaux.

    • vendredi 20 février 2015 à 19h37, par B

      ( je siffle )
      Si tu n’as pas envie de te doper, tu ne vas pas chez Apple.

      • lundi 23 février 2015 à 14h39, par Gnoppod

        Cher B,

        Merci pour la leçon. Le paternalisme auto-satisfait est toujours créateur de grandes et belles déclarations.

        Cela dit, mis à part l’abstinence totale de tout engin téléphonique portable, quelle solution auriez-vous à proposer ?

        • lundi 23 février 2015 à 20h17, par B

          je t’entends, je t’entends.
          Oui
          (mais je m’en fous)

          • mercredi 25 février 2015 à 10h56, par Gnoppod

            Vous vous en foutez, mais de quoi en fait ? Peut-être que les divers forum du site de l’Equipe seraient tout de même mieux adaptés à vos capacités argumentatives, ne pensez-vous pas ?



  • lundi 23 février 2015 à 16h34, par Blaise Lapoisse

    Ouaip belle illustration d’aliénation venant d’une multinationale ultrablindée .On peut cependant trouver plus modeste, local/national et artisanal sinon familial/paternaliste . Je vous suggère le cas de l’estimable maison « PDE » (nom modifié)spécialiste du CD/DVD/Bluray/Jeu vidéo qu’ils soient d’occasion et racheté à leurs clients pour le plus souvent moins d’un euro et se retrouver en rayon illico pour 8 ou fournis neufs en grande quantité par la centrale d’achat . Dans cette aimable boite tout le monde est potes du PDG au stagiaire et se tutoie c’est la règle dans le disque depuis toujours et puis on résout les problèmes entre nous hein pas besoin de délégué du personnel de toute façon la structure de sarl de moins de 10 employés en cascade n’oblige pas à en mettre en place et puis à l’issue de deux CDD de 6 mois on quand même eu le temps de formater les plus dociles et de ne pas renouveler les fortes têtes . Le système de gestion des stocks n’est pas informatisé au delà du passage en caisse pour les stats de ventes . Les autres opérations de de traitement des produits sont détaillées dans une bible d’une bonne vingtaine de pages que le vendeur doit assimiler pour appliquer des opérations de tri et de remise en rayon sous un nouveau prix en fonction du temps que le produit à passé en rayon, de la quantité en stock qui conduit à manipuler et remanipuler sans cesse les mêmes objets sans que bien sur un poste de travail dédié à ces tâche n’existe que bien sur on pratique debout 8h/jour avec 1h de pause déjeuner . Chaque fois que j’ai tenté d’expliquer le « système » y compris à des gens rompus aux façons de faire dans la grande distribution on m’a invariablement affirmé que sans informatique c’était un gâchis en terme de productivité pour ma part je crois plutôt que cela fait partie du formatage de l’employé qui doit consacrer ainsi tout son temps de travail à fonctionner dans le cadre de la bible l’esprit toujours accaparé par des auto vérifications de la conformité de ses actions aux règles . En outre il n’est pas bon que l’employé soit dépourvu d’occupation même inepte car voyez vous mes bon amis si l’ineptie conduit à la perte de sens et au mal être de l’employé le patron s’en balance car la dépression est prise en charge par la sécu tandis que le désoeuvrement laisse le temps de penser,incite à la paresse, conduit à la revendication et la revendication ça c’est mal .
    PS : Quelqu’un sait il le fin mot de la légende qui renvoie le logo de la firme objet de l’article au suicide d’ Alan Turing au moyen d’une pomme empoisonnée au cyanure ? Si c’était avéré ce seraient les utilisateurs de gniphone les pommes .

    • mercredi 25 février 2015 à 11h02, par Gnoppod

      Magnifique illustration de comment on peut faire intérioriser la contrainte du pouvoir patronal même sans technologie de pointe ! Merci ! Votre conclusion me rappelle des petits boulots de jeunesse comme aide de cuisine dans une cafétéria d’un grand hôpital : alors que nous étions en pleine période creuse, avec forcément moins de travail, le Chef n’a pas supporté l’idée que nous restions désœuvrés et, plutôt que de nous laisser tranquilles, nous a donné toutes sortes de tâches inutiles (faire briller toutes les surfaces métalliques à l’alcool par exemple). Évidemment, pas question de nous laisser partir avant l’heure...



  • lundi 16 mars 2015 à 16h48, par Kassad

    Une grosse pomme pour les bonnes poires. Merci pour cet article éclairant.



  • samedi 28 mars 2015 à 20h45, par wykaaa

    C’est une tradition de cracher sur Apple et cet article n’a aucune originalité car il est semblable à des milliers d’autres.
    Juste une question : l’auteur de l’article a-t-il, seulement une fois, essayer un produit Apple et comparé avec d’autres ?



  • jeudi 16 avril 2015 à 14h39, par Chirac

    Pour le prix d’un téléphone qui perd sa valeur tous les jours on peut s’acheter 5 ou 6 actions Apple qui en gagnent tous les jours.

    http://www.boursorama.com/cours.pht...

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