lundi 15 juillet 2013
Littérature
posté à 19h25, par
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« On vous remplira de bonheur jusqu’aux bords. Quand vous serez rassasié, vous rêvasserez tranquillement [...] et vous ronflerez. Vous n’entendez pas ce grand ronflement symphonique ? Vous êtes difficile : on veut vous débarrasser de ces points d’interrogation qui se tordent en vous comme des vers et vous torturent ! Courez subir la grande opération ! » (Ievgueni Zamiatine, Nous autres
Cette chronique a été publiée dans le numéro 10 de la version papier d’Article11
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« Nous savons maintenant que les songes sont le signe d’une sérieuse maladie mentale » – Ievgueni Zamiatine, Nous autres, 1921
Un monde rectiligne et lisse, parfaitement ordonné : rien ne dépasse, rien ne dépare. Un bon millier d’années après le XXe siècle, le Dieu Logique – fils du prophète Taylorisme – l’a emporté et règne en maître sur des individus-machines asservis. L’humanité est une mécanique de précision et les humains les pièces bien huilées d’un grand mécano sans âme. Le « Moi » a fait son temps, place au « Nous » omnipotent. Rêve, personnalité et imagination sont prohibés, au profit d’une arithmétique existentielle et de la célébration de la seule idole qui vaille : l’État Unique, piloté par le « Bienfaiteur ». Joie.
C’est dans ce futur réglé comme du papier à musique – même les relations sexuelles sont planifiées à l’avance – que le « héros » de Nous autres1, l’ingénieur D-503, se voit chargé d’une mission de la plus haute importance : construire un vaisseau spatial, l’Intégral, « formidable appareil électrique en verre » qui portera la bonne parole de la Raison triomphante à l’univers tout entier. Au fil du chantier, D-503 tient un journal de bord. Il y consigne les avancées des travaux et sa foi dans le Bienfaiteur ; mais aussi ses états d’âme. Car le vaillant ingénieur dévoué à sa tâche est soudain pris de doutes après sa rencontre avec la belle I-330. Pire : il se met à rêver....
Écrit en 1920-1921 par un certain Ievgueni Zamiatine – russe de son état – et illico censuré par le pouvoir bolchevique, Nous autres est un livre précurseur en matière de dystopie, de récit contre-utopique. La trame du roman rappelle d’ailleurs furieusement celle de deux monuments de la littérature d’anticipation publiés plus tardivement, 1984 de George Orwell (1949) et Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley (1931). Les trois récits reposent en effet sur le même schéma narratif : le servant fidèle d’un totalitarisme achevé comprend soudain (notamment grâce à l’amour) que son époque est un tas de purin liberticide. Et il paye cette révélation au prix fort. Le Bernard Marx du Meilleur des mondes est ainsi exilé dans une île où ses pensées « hérétiques » resteront inoffensives car confinées. Le Winston Smith de 1984 est torturé pendant des semaines, « rééduqué » jusqu’à renier tout ce qui comptait pour lui. Et le D-503 de Nous autres subit un traitement éradiquant son imagination : « Vous êtes malades. Votre maladie c’est l’imagination. C’est un ver qui creuse des rides noires sur votre front. » Dont acte et intervention chirurgicale ; retour au mouton bipède.
- Alexandre Rodtchenko « Parade sportive au stade Dinamo », 1935
Zamiatine fut sans doute le premier à pressentir et représenter le totalitarisme made in XXe siècle avec une telle clarté. Et il exerça une influence certaine sur ses successeurs. Des esprits retors iront jusqu’à accuser Orwell de plagiat2, assertion stupide : si l’écrivain anglais s’inscrivait avec 1984 dans la suite évidente du récit de Zamiatine, c’est parce que les intuitions de l’écrivain russe s’étaient révélées d’une justesse étonnante. Il posa les jalons, d’autres complétèrent.
« Ce grand ronflement symphonique »
« S’ils ne comprennent pas que nous leur apportons le bonheur mathématique exact, notre devoir est de les forcer à être heureux » – Nous autres
Le récit de Zamiatine paraît familier parce qu’il a posé l’équation de base dans l’analyse littéraire du mal totalitaire : au nom d’un idéal dévoyé, l’homme renonce à sa liberté et se retrouve sous le joug d’une instance suprême. Les outils permettant à celle-ci d’imposer durablement son système de domination varient selon les auteurs et le contexte d’écriture – le Novlangue pour 1984, le Soma pour Le Meilleur des mondes, l’informatique pour Un Bonheur insoutenable (Ira Levin, 1969) –, mais la trame reste la même : une société tout entière est privée de libre-arbitre, intégralement sous contrôle. Emprise si forte que le souvenir même de la liberté s’estompe. Tout est verrouillé.
Le poète R-13, personnage secondaire de Nous autres, légitime ce choix de société en le posant comme la seule manière de réparer l’erreur originelle, celle qu’avaient commise Adam et Ève en choisissant la « liberté sans bonheur » au détriment du « bonheur sans liberté ». Bye bye Jardin d’Éden, bonjour les emmerdes : « Ces idiots-là ont choisi la liberté et, naturellement, ils ont soupiré après des chaînes pendant des siècles. […] Nous venons de rendre le bonheur au monde... »
Quand D-503 soulève de timides objections au sujet de la lobotomie qui lui pend au nez, les sbires du régime s’étonnent : pourquoi refuser cette heureuse volupté ? Cette confortable inconscience de l’engrenage collectif ? Allons, il faut être raisonnable : « On vous guérira, on vous remplira de bonheur jusqu’aux bords. Quand vous serez rassasié, vous rêvasserez tranquillement, en mesure, et vous ronflerez. Vous n’entendez pas ce grand ronflement symphonique ? Vous êtes difficile : on veut vous débarrasser de ces points d’interrogation qui se tordent en vous comme des vers et vous torturent ! Courez subir la grande opération ! »
Contre-propagande
« On entend seulement le montagnard du Kremlin, / Le bourreau et l’assassin de moujiks. / Ses doigts sont gras comme des vers, / Des mots de plomb tombent de ses lèvres. » (Ossip Mandelstam, 1934, épigramme sur Staline)
Si Zamiatine, né en 1884, a Å“uvré avec enthousiasme à l’avènement de la révolution russe, le déroulement de celle-ci l’a rapidement déçu. Impliqué dans les événements de 1905, transporté par les premières lueurs de la révolution bolchevique, il a quitté le Parti avant même le début des années 1920, refusant la dérive autoritaire en gestation. Nous autres transcrit cette déception devant l’élan arrêté, ankylosé. Quand I-330 s’exclame « Alors pourquoi parles-tu de la dernière révolution ? Il n’y a pas de dernière révolution, le nombre de révolutions est infini ! », le fantôme de l’enlisement bureaucratique soviétique rôde en embuscade.
Nous autres décrit une société tellement obnubilée par l’efficacité (Stakhanov powa) et la logique industrielle qu’elle a accepté de renoncer à la liberté. L’essentiel est dans la gestion efficace, la maîtrise des affects, l’ablation de toute individualité au nom du bien commun : « Vous êtes parfaits, vous êtes comme des machines : le chemin du bonheur à cent pour cent est ouvert. » Dans ce contexte, poser des questions ou soulever des objections équivaut à désobéir à la ligne du Parti unique : « L’Homo Sapiens ne devient homme, au sens plein du mot, que lorsqu’il n’y a plus de points d’interrogation dans sa grammaire, mais uniquement des points d’exclamation, des virgules et des points. »
Sitôt écrit, sitôt interdit : le roman de Zamiatine a été immédiatement censuré en terre bolchevique (il ne sera pas publié en URSS avant 1988). Son auteur fut menacé de mort et interdit de publication, avant d’être finalement expulsé en 1931. Plaidant sa cause auprès de Staline, Gorki lui sauva la mise. Presque un miracle.
Dans La Génération qui a gaspillé ses poètes, écrit en 19313, Roman Jakobson abordait le cas de ces grands poètes russes qui, après avoir été acteurs ou sympathisants de la révolution, ont affuté leurs critiques par vers interposés : Goumilev, Essenine, Blok... Tous sacrifiés parce qu’ils refusaient le moule idéologique et étaient « encore capables de comprendre ce qui les entourait non pas dans sa statique, mais dans son devenir ». À l’image d’Ossip Mandelstam rédigeant le célèbre épigramme injurieux sur Staline – bras d’honneur poétique qui le condamnait à mort. Ou de Zamiatine cherchant avec Nous autres à révéler ce devenir qu’il pressentait sombre.
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C’est en 1934 que l’immonde Andreï Jdanov, alors Secrétaire général du Parti, a officiellement fixé les normes du « réalisme socialiste », exhortant les artistes à abandonner les oripeaux du passé pour se transformer en « ingénieurs des âmes », en mécaniciens du cerveau. Aboutissement logique : le processus totalitaire, qu’il soit d’inspiration communiste ou fasciste, n’admet de littérature que servile et planifiée, utilitaire. Le reste est ennemi. Évoquant les bureaucrates-bourreaux dans sa préface à Nous autres, Jorge Semprun écrivait : « L’infini de la révolution les effraye. Ils veulent dormir tranquillement la nuit. De temps en temps, un Zamiatine surgit et les réveille. En sursaut. »
1 Gallimard, collection l’Imaginaire, 1971 pour l’édition française. Traduit par B. Cauvet-Duhamel.
2 Relevant notamment le fait que l’écrivain anglais avait livré une critique élogieuse de Nous autres dans l’hebdomadaire anglais Tribunes en 1946, trois ans avant la publication de 1984.
3 Et traduit aux éditions Allia en 2001.