mercredi 5 décembre 2012
Textes et traductions
posté à 14h48, par
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Ni une fable, ni une légende. Mais un fait historique, documenté et avéré. Durant l’été 1518, une épidémie de danse frappe Strasbourg : pendant des jours, des centaines de quidams se mettent à remuer du popotin, certains jusqu’à la mort. Un phénomène mystérieux, qui reste encore largement inexpliqué.
Cet article a été publié dans le numéro 10 de la version papier d’Article11
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14 juillet 1518, Strasbourg. Dame Troffea danse frénétiquement dans les rues de la ville. Secouée de convulsions, elle s’agite en rythme, et rien ne semble pouvoir l’apaiser. Au bout de plusieurs heures de danse endiablée, elle s’écroule à bout de force dans les bras de son mari consterné. Le lendemain, dès son réveil, Frau1 Troffea reprend sa danse furieuse, sous le regard amusé des passants. Au bout du second jour, ses pieds abimés saignent, et la fatigue rend ses mouvements extrêmement violents et désordonnés. Le troisième jour, le bruit s’est répandu : la danse de Frau Troffea attire une foule nombreuse. Suivant l’impulsion, quelques badauds entrent en transe, accompagnant la danseuse. Au fil des jours, l’épidémie se propage : de trente danseurs convulsionnaires fin juillet, on passe à une centaine au début du mois d’août. Un mois plus tard, près de 400 personnes sont touchées par cette « manie dansante2 » !
Le spectacle donné quotidiennement par ces danseurs frénétiques est proprement terrifiant. Les traits du visage crispés, ils crient de douleur et appellent à l’aide, mais semblent incapables de cesser de danser. Même ceux qui, épuisés, sont tombés à terre, continuent de se tortiller sans fin. Les chairs meurtries des pieds des danseurs saignent abondamment et dévoilent parfois les tendons et les articulations. Dès la première semaine du phénomène, on compte déjà des morts, emportés par une fatigue excessive ou par un arrêt cardiaque. Au plus fort de l’épidémie, au mois d’août, un chroniqueur parle de quinze morts par jour3, sans préciser toutefois si Frau Troffea fait partie des victimes.
- Pieter Breughel, « Pèlerinage des épileptiques à Molenbeek-Saint-Jean » (1564)
Dès les premiers décès, les autorités strasbourgeoises font appel aux meilleurs médecins de la ville afin de découvrir les causes de la « manie dansante » et d’y trouver un remède. Après avoir écarté une origine astrologique du phénomène (mauvais alignement des planètes), les savants préfèrent en revenir à la médecine d’Hippocrate et de Claude Galien, et attribuer la frénésie des danseurs à un excès de « sang chaud ». Selon eux, le seul moyen de conjurer la malédiction serait de s’assurer que les personnes atteintes continuent de danser.
Respectant les prescriptions des médecins, le Conseil de la ville ordonne qu’on libère la Halle aux tanneurs et la Halle aux charpentiers, afin que les danseurs jouissent de suffisamment d’espace. Avec l’afflux de nouvelles victimes, la place venant à manquer, plusieurs estrades sont érigées dans la ville. Les bourgmestres engagent des joueurs de tambour et de viole pour accompagner et encourager les possédés à se défouler jusqu’à l’évanouissement. Enfin, on fournit aux danseurs nourriture et boisson pour qu’ils n’aient aucune raison d’être distraits de leur frénésie. Cette dernière mesure provoque d’ailleurs de nombreuses querelles, car des indigents simulent la folie pour bénéficier de repas gratuits.
Malgré ces mesures, la contagion s’étend. Alors que plusieurs centaines de personnes sont atteintes par la « manie dansante », le Conseil doit admettre l’échec de sa politique. L’hypothèse du « sang chaud » ayant fait long feu, on cherche une nouvelle théorie pouvant expliquer le mal qui touche de plus en plus de Strasbourgeois. Après bien des débats entre érudits, l’épidémie est imputée à saint Guy, personnage ambivalent : capable de soigner, mais aussi de causer des troubles nerveux. Guy aurait ainsi voulu châtier les habitants de Strasbourg en raison de leurs péchés, de leur attachement aux choses matérielles.
Pour apaiser la colère du saint et aider les danseurs à retrouver leur état normal, le Conseil impose alors une période de contrition et de pénitence. Il promulgue un arrêté qui interdit à toute personne de danser jusqu’à la date du 29 septembre (à l’exception des fêtes de mariage, à condition de ne pas utiliser de tambours !) sous peine d’une forte amende de 30 shillings. Il fait aussi fermer les maisons closes et les établissements de jeu. Enfin, des artisans fabriquent un cierge géant à l’effigie de saint Guy, qui sera brûlé lors d’une messe extraordinaire dite en son honneur à la Cathédrale.
Les danseurs en transe, eux, sont installés de force dans des charriots et amenés au bourg de Saverne, à une journée de route de Strasbourg, dans une chapelle troglodyte dédiée au saint guérisseur. Sur place, chacun reçoit une petite croix et des chaussures rouges, bénies au nom de saint Guy. Si le protocole peut sembler étrange, toutes les chroniques s’accordent cependant : le remède s’avère efficace, l’épidémie prend fin suite à cette pénitence.
Cinq cents ans après les faits, les historiens et les médecins n’ont pas trouvé d’explication convaincante à l’épidémie de danse de 1518. Un temps, l’hypothèse d’une contamination à l’ergot du seigle a été privilégiée. L’ergotisme est un empoisonnement causé par l’ingestion d’un champignon qui infecte le seigle, provoquant chez la victime des crises de convulsions et des spasmes douloureux, ainsi que des hallucinations proches de celles suscitées par le LSD4. Séduisante au premier abord, l’hypothèse ne tient pas : les convulsions engendrées par l’ergotisme ne ressemblent pas à la danse décrite par les chroniques. De plus, ce mal diminue l’afflux sanguin vers les membres, ce qui rendrait biologiquement impossible le fait de danser plusieurs jours d’affilée.
- « La Manie Dansante », selon Hendrick Hondius (1642) - d’après Pieter Brueghel
Dans un récent ouvrage5, l’historien John Waller avance une autre explication. Selon lui, l’épidémie aurait été causée par une forme de psychose collective, due aux conditions matérielles très difficiles et aux angoisses d’ordre religieux que connaissent alors les Strasbourgeois.
Une conjonction tout à fait spectaculaire d’événements néfastes touche en effet la région au début du XVIe siècle. Les épidémies, d’abord, frappent à nouveau, alors que le pays avait été plutôt épargné depuis la Grande Peste6. La syphilis, inconnue jusqu’ici, fait son apparition à Strasbourg, apportée par des mercenaires de retour des guerres d’Italie. Vient aussi la terrifiante suette anglaise7 qui touche la ville en 1517, entraînant ses victimes dans la tombe en moins de deux jours. En sus du trouble propagé par ces maladies, le spectre de la famine gagne Strasbourg juste avant la « manie dansante ». De 1515 à 1517, sécheresse, grands froids et inondations s’enchaînent, laissant derrière eux des récoltes calamiteuses. Dernière cause de peur collective, les Turcs, maîtres de Constantinople, étendent leur empire vers le cœur de l’Europe. Toutes les croisades lancées contre eux par les nations chrétiennes ont jusqu’ici échoué, et l’armée ottomane semble plus que jamais invincible.
Cette série funeste entretient un climat de terreur chronique chez les Strasbourgeois et les pousse à croire que Dieu les a abandonnés, les punissant pour leurs péchés. Selon John Waller, c’est donc l’extrême détresse psychologique des habitants qui serait responsable de cette psychose collective, prenant la forme saugrenue d’une épidémie de danse.
La « manie dansante » de 1518 n’est pas un événement isolé : des épisodes semblables ont émaillé l’histoire de la vallée du Rhin et de la Meuse. Des phénomènes similaires, non moins inexplicables, ont aussi été recensés sur d’autres continents et à une autre époque. Comme le ramanenjana, cette danse contagieuse qui a secoué Madagascar en mars 1863. Ou plus récemment en Tanzanie, en 1962, ce fou rire incontrôlable qui s’est propagé dans quatorze écoles de la région de Bukoba, entraînant leur fermeture pendant six mois. Mais la danse initiée par Frau Truffea reste sans doute le plus beau spécimen de transe collective de l’histoire. Et la toute première free party française.
1 Soit « dame » en allemand.
2 À l’époque, les habitants ont appelé l’épidémie tanzplage (« peste dansante ») ou tanzwut (« danse enragée »). C’est Parcelse, illustre médecin suisse de la Renaissance, qui popularisera le terme de Choreomanie, c’est à dire « manie dansante ».
3 Le chroniqueur en question était le marchand Wilhelm Rem, in Chronica newer geschichte.
4 L’ergotisme pourrait avoir été responsable d’un épisode d’hallucinations de masse à Pont Saint-Esprit en 1951.
5 John Waller, A Time to Dance, a Time to Die : The Extraordinary Story of the Dancing Plague of 1518 (Icon Books, 2008).
6 La Grande Peste, ou peste noire, a frappé l’Europe entre 1347 et 1352, faisant environ 25 millions de victimes.
7 Maladie virulente, la suette anglaise a touché l’Angleterre à la fin du XVe siècle, avant de frapper, sous forme d’épidémies récurrentes, le reste de l’Europe au cours de la première moitié du XVIe.