mardi 25 août 2009
Littérature
posté à 09h54, par
5 commentaires
Août se traîne salement quand on est parisien. Accablé de torpeur, on cherche désespérément un peu d’air pour ne pas fondre sur le bitume ou exploser en plein métro. La survie, alors, est souvent question de livres. Et s’il est un auteur capable de ragaillardir une armée de dépressifs, c’est bien Brautigan. « La vie est bien plus que ce qu’elle semble », écrivait-il dans « Tokyo-Montana Express ». Remède parfait.
Je lisais, pas plus tard qu’il y a deux heures, que Richard Brautigan avait un jour écrit : « Nous avons tous une place dans l’histoire. La mienne, c’est les nuages. » Eh bien. Venant de n’importe qui d’autre, l’assertion m’aurait fait ricaner de dédain : Pour qui se prend-il, cet ahuri ?, aurais-je grommelé. De quel droit s’octroie-t-il les nuages, ne nous laissant à nous autres, pauvres terriens, que les bas morceaux (croûte terrestre et pilon océanique) ? Légitime mouvement d’humeur : je n’ai pas pour habitude de me laisser spolier de mon droit inaliénable au territoire nuage.
Mais là, je n’ai pas moufté. J’ai même hoché la tête d’un air approbateur, limite dévot. Car s’il est un écrivain à qui je laisse volontiers le monopole des nuages, ainsi que celui des truites, des geishas aguichantes (pour la sonorité), des bouchers aux mains froides et des hamburgers divins, c’est bien Brautigan. Ce n’est pas de la générosité, ni même un retour d’ascenseur, juste une évidence : cet homme a parlé de ces choses avec tant de légèreté et de génie qu’elles lui reviennent de droit. La loi est rude mais c’est la loi.
Plutôt que de tenter une recension synthétique et sans vie de son œuvre et/ou de sa vie (Richard Brautigan est né le 30 janvier 1935 à Tacoma et mort un jour indéterminé d’août 1984. Il aimait pêcher et écrire de longues et imparables lettres d’amour qu’il n’envoyait jamais. Il s’est fait sauter le caisson au fusil de chasse, comme Hem. Blablabla), j’ai préféré pêcher au petit bonheur la chance dans mon cerveau défraichi quelques instantanés brautiganiens. Il en est sorti sept petits bouts de lui, fragments formant un portrait subjectif et forcément incomplet mais suffisant – je l’espère – pour dessiner une ombre pas trop trompeuse de sa silhouette, moustache comprise.
1 / Phrases glue : Certaines phrases de Brautigan, pour des raisons mystérieuses, ne vous lâchent plus jamais une fois que vous les avez parcourues. Des tiques à mémoire. Vous pensez qu’elles vont se faire la malle, mais : non. Toujours, elles reviennent, à l’improviste, parfois bienvenues, d’autres moins. Vous aurez beau détourner le regard et le cerveau, because vous êtes en train de conclure avec la rousse du 7e étage (celle qui transforme toujours l’ascenseur en succursale de Chanel N°5) ou de combattre une créature venue de l’espace, elles ne vous lâchent pas. Logique, en fait : Brautigan était avant tout un rémouleur littéraire, un aiguiseur de phrases, ainsi qu’il l’écrivait en introduction du Journal Japonais : « J’aimais cette façon d’utiliser le langage qui consiste à concentrer l’émotion, le détail et l’image jusqu’à obtenir la forme d’un acier semblable à la rosée. »
Ce qui ne cesse d’étonner, c’est que ce ne sont pas forcément ses plus belles phrases qui se gluent à votre cerveau. Ni les plus conformes à vos centres d’intérêt du moment. Simplement : une phrase vous a choisi et elle revient vous hanter régulièrement. Il y aurait de la magie noire là-dedans que ça ne m’étonnerait pas plus que ça. Ainsi de cette phrase prononcée par Lee Mellon (Protagoniste magnifique du premier livre de Brautigan : Un général sudiste de Big Sur), dompteur d’alligators domestiques et tueur de grenouilles, évoquant sa destinée : « La malédiction des Mellon. Elle se manifeste tous les dix ans sous la forme d’un gigantesque chien. Vous savez : ’ce n’étaient là ni les traces d’un homme, ni celles d’une bête, mais celles d’une gigantesque malédiction des Mellon.’ » Pourquoi cette phrase ? Je ne sais pas, c’est comme ça. Et c’est le même topo avec une autre tirée de Sucre de pastèque : « L’agneau s’assit dans les fleurs, l’agneau avait bien raison. » Prise comme ça, elle ne brille pas des milles feux de la littérature triomphante, elle fait même un peu pitié. Mais voilà, elle s’incruste.
Itou pour celles-ci, best-of improbable pioché au hasard de pérégrinations plus ou moins lointaines :
« ’Ce n’est pas facile de vivre dans un studio à San Jose avec un homme qui apprend à jouer du violon’. C’est ce qu’elle dit aux policiers, en leur tendant le revolver vide. »
« Toutes les filles devraient avoir un poème écrit rien que pour elles même s’il faut pour ça retourner cette planète sens dessus-dessous. »
« Je n’avais jamais de ma vie vu un verre de bière avoir si vite l’air si vide. »
« Ça m’a laissé vaguement songeur, mais pas très longtemps, parce que j’ai aussitôt rembarqué pour Babylone. »
« Terrible ! pourquoi ne viens tu pas ? je suis complètement à poil et je viens de voir une baleine. »
« Après avoir fait l’amour, nous avons parlé des tigres. »
2/ Épitaphe : On ne peut pas parler de Brautigan si on ne plonge pas les mains dans son cambouis existentiel en délaissant les approches officielles. Ses livres ne sont pas faits pour les disséqueurs d’effets de manche et les coupeurs de cheveux littéraires en quatre ; s’y aventurer en toilette d’universitaire, c’est courir au désastre et à l’incompréhension : on en a vu plus d’un, hautain et suffisant, reconduit à la frontière du royaume Brautigan, couvert de goudron, de plume et d’opprobre littéraire.
Celui qui a su le mieux parler de lui, avec grandiloquence et retenue (comprenne qui pourra), est Philippe Djian, rare écrivain à style (sous nos contrées, s’entend), qui a toujours eu l’indéniable classe de savoir reconnaître ses dettes envers ses « maitres » littéraires (lire le très bel Ardoises dans lequel il rend hommage aux dix écrivains fondamentaux de sa vie). C’est dans une nouvelle tirée de Crocodiles et intitulée Une bonne raison d’aimer la vie qu’il décrit le jour où il a appris la mort de l’auteur américain. Un bar en Grèce, un journal ouvert avec insouciance et un ciel qui soudain vacille. Il l’écrit comme on pleure : « Je donnerais dix mille vies pour la vie de Richard Brautigan. J’essaie de vous dire ça en vous regardant en face. Vingt mille. Au fond, je ne m’écœure pas du tout. Il en tombe des centaines de milliers tous les jours. Est-ce qu’on pense à ses millions de lecteurs, à ces réservoirs de sang neuf qu’étaient « Mémoires sauvés du vent » ou La « Vengeance de la pelouse ? » Quelqu’un essaierait-il de venir m’arracher des mains « Tokyo-Montana Express »… ? »
3/ Du rat bibliophile : Ils sont rares, les écrivains que l’on peut endosser pour de longues chevauchées répétées, qui jamais ne s’affaissent lorsque vous les enfourchez. Alors que les bons écrivains sont légions, que les bons livres sont millions, les auteurs qui jamais ne vous quitteront – c’est écrit – se comptent sur les doigts des mains d’une personne anatomiquement banale, voire de Django Reinhard. Une bonne dizaine à tout casser, plus que pour l’enterrement de Mozart mais tragiquement moins que pour celui de Lady Di. Alors, ceux-ci, si précieux, vous les bichonnez, les époussetez religieusement à chaque printemps, entre volonté de les partager et tentation égoïste de les garder pour vous.
C’est ainsi que, régulièrement, je me retrouve à accumuler au gré de mes vadrouilles dans les librairies d’occasion plusieurs exemplaires des mêmes ouvrages de Brautigan, au cas où. Pénurie serait torture. Ils s’empilent chez moi, prennent leur aise, jusqu’au jour où, retour à la case départ, ils ont tous disparu, emportés par des amis sans cœur ou prêtés un jour d’insouciance. Le phénomène m’accable autant qu’il me soulage.
4/ Brautigan par la voie des mails : Je ne voudrais pas apparaître prétentieux, ce genre de chose ne fait pas mon quotidien, loin de là, mais quand même, un jour, je suis heureux de le dire, Eric Chevillard (qui fit une apparition sur Article 11, ici, et sévit quotidiennement ici), écrivain que j’admire beaucoup, m’a épistolairement demandé, au détour d’une conversation par mails : « Je ne connais pas bien ce Richard Brautigan dont vous me parlez. Quel livre de lui me conseillez-vous ? »
Si l’admirable Eric Chevillard m’avait posé n’importe quelle autre question d’ordre littéraire, j’aurais bafouillé lamentablement une réponse chétive, déplumée, se terminant par le tout aussi lamentable, « Bien à vous », voire, si l’humeur était à la hardiesse, par un « Amicalement », certes un peu plus boucanier mais malgré tout aussi triste qu’un céléri rémoulade égaré dans le frigo de Rabelais. Mais là, je ne pouvais pas, ledit Chevillard avait mis le doigt sur la question fleuve, celle qui n’autorisait qu’un torrent désordonné en guise de réponse. Frénétiquement, j’ai martelé mon pauvre feu Bucéphale (une machine de toute première classe, mon Jolly Jumper à moi, morte au champ d’honneur pendant le terrible affrontement du chemin des confitures) jusqu’à avoir fait un tour subjectif de la galaxie Brautigan. Et j’ai sur le champ envoyé au malheureux Chevillard une bafouille désordonnée et démesurée retraçant la quasi intégralité de la bibliographie dudit Brautigan (Mon Brautigan préféré ? Question piège, je ne peux pas y répondre d’une traite, comme ça. Vous comprenez mon dilemme j’imagine : trancher dans le vif, d’un ton sec et pragmatique, « celui-ci est le meilleur, point final », je ne peux pas faire ça. La certitude dogmatique serait injure, invitation à négliger le reste…), envolée grandiloquente que m’avait dictée une brautiganomanie psychotique, la même qui dicte l’écriture de ce billet. Fait étonnant : nous ne sommes plus en contact, Eric Chevillard et moi…
5/ Les truites et la grande malédiction des babos : Le livre qui a fait connaître Brautigan, l’a sorti d’une ornière financière plutôt gratinée (« En 1955, il est arrêté pour avoir jeté une pierre dans la vitre d’un poste de police, apparemment dans l’espoir d’être emprisonné et nourri », lis-je à l’instant sur Wikipédia), s’intitule La Pêche à la truite en Amérique. C’est un livre étonnant, mais certainement pas mon préféré. Il y parle de La Pêche à la truite en Amérique, comme si c’était un personnage à part entière, drôle d’idée qui débouche sur d’étranges passages tels que celui-ci : « Et la pêche à la truite en Amérique et Maria Callas nappèrent leurs hamburgers de Catsup aux noix. » Ou bien celui-ci : « La pêche à la truite en Amérique a dit : ‘je le connais, ce poisson qui vient de mordre. Tu ne l’attraperas jamais.’ »
C’est évidemment un très beau livre, même si sans doute pas le plus abouti, on y relève parfois la tête de l’émerveillement, on plonge en eau un peu moins profonde. Par contre, l’ouvrage a eu une importance de tout premier plan dans la réception littéraire de l’auteur américain, notamment parce qu’il fut un succès éditorial dément, plus de deux millions d’exemplaires vendus. Publié en 1967, il fit de Brautigan une sorte d’icône de la contre-culture ricaine, rôle qui finit par lui peser un minimum, voire par le débecter totalement. En un rien de temps, il devint l’icône des babos et d’Haight Ashbury, le coin hippie de Frisco. Quand l’utopie hippie sombra – rapidement – dans le mou chiant, le retour de bâton fut rude pour Brautigan, qui ne parvint pas à se débarrasser de cet encens qu’on lui avait fourré de force dans la moustache. Catalogué auteur babos, ses évolutions futures (liées notamment à sa fascination pour la culture japonaise) ne changèrent pas ce statut de pape de la contre-culture envapée.
Je retiens cependant de ce mariage culturel forcé une scène particulièrement croustillante, racontée par Marc Chénétier en introduction de La Pêche à la truite en Amérique : « Il aimait dire le plaisir que lui avait causé le spectacle d’une manifestation dont il avait été témoin dans le Massachusetts et dont les participants arboraient, en hommage, de petites truites sur leurs bannières. » Le tableau, je ne sais pourquoi, m’émoustille au plus haut point.
6/ Biographie Vs bibliographie : Ce n’est pas de gaieté de cœur que je t’y incite, mais je suis convaincu que pour réellement saisir la magie brautiganienne, il te faut impérativement parcourir la triste biographie de Richard Brautigan rédigée par son ami Keith Abbott : Brautigan, un rêveur à Babylone (10/18, je crois). Non pas que l’on en sorte particulièrement réjoui, au contraire, mais parce qu’elle met le doigt là où ça fait mal, dans la distorsion gigantesque qui existe entre l’écrivain, sa prose enchantée, et la réalité glauque de sa vie. Brautigan était un dépressif chronique doublé d’un être humain souvent imbuvable. À mes yeux, ça renforce presque la magie que l’on peut trouver dans ses écrits : le type malheureux comme un jour sans café2qui accouche du paradis dès qu’il se met devant une machine à écrire, difficile de trouver meilleure preuve de l’origine surnaturelle de la grande littérature.
7/ Tremble, bibliothèque d’Alexandrie : Dans l’Avortement, livre un peu oublié de Brautigan, on croise dès les premières pages un lieu merveilleux : la bibliothèque dans laquelle travaille (et vit jour comme nuit) le héros du roman, une institution spécialisée dans la conservation des manuscrits refusés par les éditeurs. Des centaines d’œuvres absurdes, nulles, débiles, géniales, la partie immergée de l’iceberg littéraire, méticuleusement empilées sur des rayons bienveillants. Des écrits érotiques de la mamie ménopausée de 80 balais aux vantardises de l’adolescent fantasmant ses exploits en skate-board, il s’agissait de ne pas laisser mourir ce que dédaignait le tout venant éditorial, pragmatiquement frileux. Un hospice des livres dédaignés, en quelque sorte.
Concept génial et férocement utopique qui, forcément, semblait condamné à ne jamais voir le jour. C’était sans compter sur une tribu d’illuminés brautiganophiles qui a choisi Burlington, dans le Vermont, pour matérialiser l’idée. Comme l’écrit Jean-Yves Jouannais3 : « Elles sont rares ces fictions assez puissantes pour générer des monuments et s’inscrire dans le réel avec l’assurance du premier fait historique avéré. Dans ce panorama des fables incarnées, la Brautigan Library est voisine du monument qui orne aujourd’hui les abords de l’arsenal d’Odessa, lequel commémore la fusillade tragique qui ne s’y déroula jamais que sur la pellicule du film d’Eisenstein. »
1 Tigre dessiné par Borges enfant, piqué sur le site du Tigre.
2 Tellement, on l’a déjà écrit un peu plus haut, qu’il finira par mettre fin à ses jours : comme Hemingway, Brautigan s’est suicidé via fusil de chasse, alors qu’il était méchamment reclus dans son chalet de Bolinas, Californie. Son corps a été retrouvé le 26 octobre 1984, environ six semaines après son décès.
3 Dans le très recommandé Artistes sans œuvres (éditions verticales) sur lequel je reviendrai.
4 Quoi ? Ce billet est fini et il n’y a rien de plus sur les bacchantes du Sieur Brautigan ? C’est quoi ce titre mensonger (« moustache comprise ») ?, t’entends-je grommeler. Tu n’as pas tout à fait tort, mais, comprends-moi, il s’agissait d’appâter le chaland (toi). A titre de dédommagement :
.