mercredi 29 février 2012
Entretiens
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C’est une petite association installée sur la colline de Beyoğlu, à Istanbul. Son nom ? Kadın Kapısı, soit « la porte des femmes ». Un lieu d’accueil et d’assistance pour les prostituées turques, majoritairement transsexuelles, travaillant dans des conditions terribles qui ne cessent de se dégrader. Entretien sur place avec Şevval, militante et membre de Kadın Kapısı.
Cet entretien a été publié dans le numéro 6 de la version papier d’Article11.
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Kadın Kapısı, La porte des femmes. Dans une brochure saisie au vol sur la table, avant l’entretien, on peut lire : « Ne portez pas de chaussures à talons. Cela vous empêcherait de courir en cas d’agression par un client ». À l’initiative d’un groupe de femmes, majoritairement transsexuelles, s’élaborent dans ce petit bureau anonyme de la colline de Beyoğlu manuels, initiatives et réflexions à l’usage des filles de la rue, travailleuses du sexe turques indirectement forcées par la municipalité d’Istanbul à exercer sans autorisation, loin des maisons closes légales, trop peu nombreuses. Pour l’heure, on parle des violences subies par ces dernières, du démantèlement des maisons closes autogérées et de l’insidieuse progression du moralisme ambiant...
- Photographie de Kemal Aktay, Istanbul.
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Pour quelles raisons l’association Kadın Kapısı a-t-elle été fondée ?
Kadın Kapısı est une organisation pauvre : c’est un collectif d’activistes, sans existence légale, sans nom déposé. Nous avons un logo, et voilà tout. Une organisation travaillant sur les droits de l’homme à Istanbul avait décidé en 1995 de se pencher sur la question des maladies sexuellement transmissibles, et les travailleuses du sexe femmes et transsexuelles étaient de fait fortement concernées. C’est ainsi que nous avons décidé de créer Kadın Kapısı. Au début, nous travaillions principalement sur la prévention du VIH et contre la stigmatisation des travailleuses du sexe séropositives, avec par exemple des distributions de préservatifs et des formations de pairs sur la maladie, l’usage du préservatif. Progressivement, nous nous sommes penchées sur les droits fondamentaux des travailleuses du sexe, en menant des actions de prévention contre les violences physiques et psychologiques exercées quotidiennement : comment se protéger contre un client violent ? Quels sont nos droits si la police nous arrête ?... Depuis les années 2000, les violences envers les travailleuses du sexe ont augmenté de manière hallucinante, notamment les meurtres de transsexuelles qui atteignent aujourd’hui des sommets jamais observés dans les années 1980 ou 19901. On ne parle plus de droits de l’homme, mais du droit à ne pas être tuées. À Kadın Kapısı, nous travaillons avec des juristes qui suivent les procès – quand il y en a – et qui prodiguent un soutien juridique pour les travailleuses du sexe ayant des démêlés avec la justice, souvent des contraventions à répétition.
Nous avons aussi récemment fondé l’organisation Istanbul LGBTT qui est une structure très fragile, quasiment sans budget. Les autres organisations d’Istanbul travaillant sur des questions de genre sont seulement « trans-friendly », un terme que je trouve dangereux. Qu’est-ce que ça veut dire ? Se dire « friendly » revient à se prétendre « un petit peu ami » ; on « tolère » les trans, en quelque sorte. À Kadın Kapısı, nous travaillons avec des travailleuses du sexe, femmes et transsexuelles.
Un syndicat de travailleuses du sexe serait en cours de formation depuis 2009 ?
Il y a de nombreux syndicats en Turquie, souvent affiliés à des partis politiques : plus ou moins nationalistes, religieux, révolutionnaires... Il y a quinze ans, nous sommes parties à la rencontre de ceux d’entre eux qui se revendiquent révolutionnaires. Et nous sommes tombées sur ce que j’appelle des « femmes à moustache ». Ces amazones féministes refusaient d’écouter nos revendications pour l’amélioration de nos conditions de travail et se bornaient à dire : « Nous sommes contre la prostitution, les femmes sont des victimes etc... » Le dialogue était impossible, entre elles qui restaient focalisées sur leurs idéaux d’émancipation féminine, et nous qui venions de la rue et ne connaissions que ça.
C’est vrai, personne ne devrait vendre son corps. Mais l’expérience démontre que le travail du sexe ne disparaîtra pas comme ça. Pour nous, il s’agit d’abord de sauver notre peau – et vite. Et puisque des femmes et des trans choisissent ce métier, ce n’est pas une solution de les ériger en victimes. Si on veut mettre un terme aux violations de droits, commençons par considérer ce métier comme un travail respectable. Il est ainsi question de créer un syndicat de travailleuses du sexe, à l’initiative de celles-ci et des activistes. Nous verrons.
Vous parlez ici des travailleuses du sexe de la rue, et non pas des maisons closes, qui sont légales en Turquie...
Les maisons closes sont en effet légales en Turquie. Il existe toute une série de lois régissant leur organisation2. Chaque propriétaire paie une taxe au gouvernement. Il y a 52 maisons closes déclarées, et le gouvernement refuse d’en augmenter le nombre. Dans les bordels légaux, on dénombre aujourd’hui 3 400 travailleuses du sexe “enregistrées” à l’échelle du pays, dont 126 femmes à Istanbul. Environ 15 000 femmes se sont également enregistrées auprès de la police et peuvent travailler légalement hors des maisons closes.
Ces chiffres sont ridicules. En dix ans, une seule nouvelle travailleuse du sexe a été légalement recrutée à Istanbul ; le gouvernement n’accepte pas de nouvelles inscriptions. Depuis l’an 2000, 40 000 femmes ont envoyé une demande pour exercer dans les règles : elles attendent encore leur licence... La plupart d’entre elles ont été déboutées pour des raisons complètement stupides, du genre « le bâtiment de la maison close de Karaköy est vraiment vétuste et il n’y a pas assez de sorties de secours. Ce peut être dangereux en cas de séisme... » Faire appel prend des années et nécessite beaucoup d’argent ; c’est pourtant la seule solution. Donc, en Turquie, si tu veux être une travailleuse du sexe légale, il faut déposer une plainte contre l’État.
En filigrane, on assiste au grand retour de la “morale” depuis que l’AKP3 est au pouvoir ; ce dernier pousse les prostituées à bosser dans la rue. Or, la violence est dans la rue, et non dans les maisons closes où il n’y a pas de gestion mafieuse (les propriétaires sont souvent d’anciennes travailleuses du sexe), pas de meurtres, et de stricts contrôles d’hygiène. Attention, je ne suis pas en train de dire que les maisons closes sont une solution, car les femmes y sont plus ou moins enfermées. Pas tellement à Istanbul, où les prostituées peuvent sortir sans danger. Mais dans l’est de la Turquie, ce n’est pas le cas : les travailleuses du sexe exerçant dans les maisons closes y restent cantonnées et doivent demander des permissions à la police pour quitter les lieux de temps en temps.
Que dit exactement la loi à propos du travail du sexe ?
Dans les textes de loi, on lit que « le travail du sexe n’est pas un crime ». Par contre, tous ses corollaires sont illégaux : tu ne peux pas racoler, c’est illégal ; tu ne peux pas t’habiller afin de travailler, c’est illégal ; tu ne peux pas bosser avec des amies, c’est considéré comme un crime organisé ; tu ne peux pas louer un appartement pour recevoir des clients, c’est illégal. Nos mains sont liées, nous ne pouvons rien faire. Les travailleuses du sexe écopent ainsi de contraventions (l’amende s’élève à 70 YTL4), selon la loi qui punit la mendicité ou les entraves au trafic routier, et de peines de prison (jusqu’à un an). Pour eux, nous perturbons l’espace public...
La police a changé de stratégie. Il y a dix ans, les policiers frappaient les travailleuses du sexe. Vraiment. Des violences physiques, en pleine rue ou au commissariat. Mais aujourd’hui, la plupart d’entre eux rejettent tout contact avec nous. Ces policiers qui étaient auparavant pétris d’idéologies nationaliste et raciste sortent maintenant des écoles de Fethüllâh Gülen5, et se montrent bien plus religieux et conservateurs. Ils refusent ainsi de nous toucher, car nous sommes « pleines de pêchés » : ils se contentent d’écrire la contravention et de l’envoyer.
Les violences ne sont, bien entendu, pas uniquement physiques. Être obligée de rester enfermée, ne pas pouvoir louer une maison, ne pas pouvoir s’habiller comme on le veut constituent également des violations de taille. Il y a dix ans, tu pouvais voir des femmes transsexuelles marcher dans la rue couvertes de paillettes : nous brillions. Maintenant, tu ne peux plus distinguer une travailleuse du sexe d’une autre femme : elle se cache. S’habiller dans de belles et joyeuses couleurs faisait pourtant partie du métier.
Les femmes exerçant dans la rue travaillent à leur compte ?
Elles n’ont, globalement, pas de mac. Il y a très certainement quelques femmes soumises à des macs mais ce sont plutôt les propriétaires d’appartements qui font office de boss : des « mamas », qui prennent de l’argent sur les loyers.
Il faut dire que, depuis les années 2000, la profession n’est plus vraiment rentable en Turquie. Parce qu’il est devenu bien plus facile de se procurer du sexe. Notamment grâce à Internet, qui permet à presque n’importe qui de trouver un partenaire sexuel. Il y a bien quelques prostituées de luxe qui continuent à se faire un fric fou, mais les filles de la rue rencontrent d’énormes difficultés. Je connais des groupes de « teyze »6, des femmes de plus de 50 ou 60 ans qui travaillent encore pour 10 liras7 ; la moitié de ce qu’elles gagnent sert à louer des chambres dans des hôtels de passe... À l’association, nous voyons des « teyze » venir presque en pantoufles, avec cinq contraventions (et rien pour les payer) que l’on essaie de faire annuler par nos juristes.
Y a-t-il des expériences de maisons closes auto-organisées ?
Il y avait des maisons tenues par des transsexuelles à des fins de prostitution, dans le quartier de Tarlabaşı8 par exemple, mais elles ont progressivement disparu suite aux assauts policiers. Ils débarquaient, nous mettaient dehors, et scellaient la porte derrière nous. Il y a quinze ans, il y avait aussi des « ghettos » de transsexuelles ; dans le quartier Cihangir notamment, nous pouvions travailler dans certaines rues ; c’est désormais devenu l’endroit le plus hippy-chic et snob d’Istanbul... En 1996, à cause de restructurations urbaines générées par une rencontre internationale qui impliquait un “nettoyage” de la ville, il y a ainsi eu une véritable attaque : j’étais présente, la police arrachait carrément les portes... Ils ont d’abord dégagé les Africains, puis les transsexuelles. Cela s’est passé à Tarlabaşı, c’est désormais le cas à Tophane.
Il en va toujours ainsi : les policiers ne font que déplacer les ghettos, ils les relèguent plus loin. Par contre, dans le quartier d’Aksaray, où les hôtels sont pleins de travailleuses du sexe venant d’ex-URSS, la police n’intervient pas mais fait son beurre sur le dos des filles.
Il existe aussi des maisons louées par les travailleuses du sexe, mais qui sont régulièrement fermées car les policiers – évidemment au courant – s’y présentent en civil, agissent comme des clients, et n’annoncent appartenir à la police que lorsque la femme s’apprête à accepter l’argent de la passe. C’est très courant. Enfin, la police commence à fermer les clubs de trans, et tourne autour des clubs de femmes. Ils sont pourtant déclarés comme étant des boîtes de nuit, mais la police sait qu’il s’y pratique de la prostitution, donc elle intervient.
La situation a-t-elle empiré depuis l’arrivée de l’AKP au pouvoir ?
Bien entendu ! C’est la pire chose qui pouvait arriver aux transsexuelles, aux travailleuses du sexe, ou à n’importe quel groupe défavorisé. Le nombre de meurtres augmente de manière incroyable : nous perdons des amies tous les quinze jours, tuées de manière vraiment sale. Les assassins ne sont que peu punis par la justice, quand ils ne sont pas valorisés par leurs amis : « J’ai tué une tapette. »
Il existe par exemple une fête très importante en Turquie, pour le départ des fils au service militaire. Les gars se baladent avec les drapeaux turcs, hurlent des provocations nationalistes, ils balancent des bouteilles sur les transsexuelles assises dans la rue. Pour s’amuser. Des cibles vivantes, gratos : free Luna Park.
Que dire des juges ?
Ceux qui ne croient pas les criminels qui se défendent en disant « elle m’a forcé à avoir du sexe avec elle » sont rares. Même s’il y en a quelques-uns.
Dans le cas d’un meurtre ou d’une violence physique, la police accepte d’enregistrer la plainte ?
Parfois. Il y a deux jours, un client a attaqué une transsexuelle et lui a tranché la gorge. Les autres filles ont arrêté le gars et l’ont amené au commissariat. Mais la police a passé les menottes à l’ensemble des filles, car l’homme disait qu’elles l’avaient attaqué. Il a fini par modifier sa déclaration quand les policiers ont trouvé de la drogue dans sa poche : « Je pensais que c’était une femme, et non une transsexuelle. » On ne sait jamais ce qui va se passer...
Lorsqu’une travailleuse du sexe est sans-papiers et porteuse d’une maladie sexuellement transmissible, la loi turque prévoit son expulsion vers son pays d’origine avec interdiction de revenir en Turquie. Suite à des rafles et à l’obligation de se soumettre à des tests de dépistage, 1 000 prostituées par an sont ainsi expulsées vers l’Ukraine, la Moldavie, la Géorgie... Comment agissent les autorités sanitaires avec les travailleuses du sexe turques ?
Je ne connais pas bien le sujet des travailleuses du sexe sans-papiers, mais cette pratique ne m’étonne pas du tout.
Les autorités sanitaires opèrent aussi des contrôles dans les maison closes déclarées, mais les travailleuses du sexe ne sont pas plus embêtées que ça si elles sont malades. Elles doivent se soigner, et voilà tout ; un gros travail de sensibilisation a été mené à ce sujet. Par contre, pour les filles de la rue, aucune action de sensibilisation ou de dépistage n’a été développée. Pendant deux ans, nous avons mené un projet afin d’aller à la rencontre des travailleuses du sexe de la rue, celles qui ne pouvaient pas venir jusqu’au centre. Au milieu de la nuit, nous entamions une maraude à bord d’un mini-van, armées d’une machine à café et d’une tonne de préservatifs, et nous allions voir les filles pour savoir comment elles allaient et pour les informer sur leur droit à la santé. C’est la première fois qu’un tel projet était conduit dans notre pays.
Quelle image se fait-on de « la prostituée » en Turquie ?
Les travailleuses du sexe sont considérées comme des « victimes du destin », des « femmes de vie ». Le travail du sexe ne peut pas être un choix, elles sont forcément « tombées » dedans. Les filles sont victimisées : l’opinion publique n’est pas cruelle mais les prend en pitié. Ce n’est pas une bonne chose, mais cela reste meilleur que le « tuons-les » qui a parfois cours à l’encontre des transsexuelles. Au Kurdistan, dans la ville Diyabakır, il y a deux trans : elles sont obligées de rester cachées la plupart du temps.
Cette image a t-elle évoluée ?
Il y a une quinzaine d’années, aller voir une prostituée était chose commune parmi les jeunes. C’était un rituel. Tous les jeunes turcs allaient au bordel pour leur première expérience sexuelle. En dehors d’Istanbul et de quelques grandes villes de l’ouest de la Turquie, cette pratique se poursuit aujourd’hui, telle une cérémonie. Et l’on continue à séparer l’image de la fiancée de l’image de la putain. Je simplifie, évidemment, mais cela explique en partie pourquoi les mecs turcs sont pour la plupart assez schizophrènes : les pratiques à deux sont divisées entre l’amour (où l’on accueille tendrement la tête de sa fiancée sur son épaule) et le sexe (avec une autre femme, payante). Dans l’est de la Turquie, notamment, le sexe et la sexualité sont des sujets complètement tabous ; les hommes et les femmes se construisent séparément. Heureusement, les choses sont en train de changer, notamment grâce à Internet qui facilite les contacts entre hommes et femmes ainsi que les rencontres sexuelles.
1 Quinze meurtres de transsexuelles ont été recensés pour l’année 2010.
2 Les Réglementations contre la diffusion, par le biais de la prostitution, des maladies sexuellement transmissibles (MST) et les Dispositions régulant les maisons closes de 1961 imposent l’enregistrement administratif des prostituées (et donc l’arrestation de celles qui ne le sont pas), la fermeture des maisons closes non-déclarées et la pratique d’examens médicaux. Les objectifs visés par cette loi sont de « protéger la santé et la morale publiques, ainsi que de contenir la diffusion des MST ».
3 AKP : Parti pour la Justice et le développement, à tendance islamo-conservatrice, au pouvoir en Turquie depuis 2002 et dirigé par l’actuel président de la république Recep Tayyip Erdoğan.
4 Environ 30 euros.
5 Fethüllâh Gülen : leader turc du mouvement missionnaire néo-nurcu, qui promeut une idéologie mêlant islamisme modéré, turcité, ottomanisme et défense de l’État et de l’ordre établi. Son immense organisation, proche de l’AKP et active au niveau international, détient en Turquie plusieurs médias et de nombreuses écoles de très bon niveau.
6 « Teyze », au sein de la famille, signifie « la tante ». Mais c’est aussi un qualificatif social désignant les vieilles femmes, souvent commères.
7 Un peu plus de 4 euros.
8 Les quartiers de Tarlabaşı, de Cihangir et de Tophane sont situés dans le district de Beyoğlu, l’un des centres urbains commerciaux et culturels d’Istanbul.