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lundi 23 décembre 2013

Entretiens

posté à 16h58, par JBB
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Afrique du Sud : « Le feu et la destruction » - Entretien avec Natacha Filippi

Dans « Brûler les prisons de l’apartheid », livre publié aux éditions Syllepse en 2012, Natacha Filippi raconte les mutineries des prisonniers sud-africains au début des années 1990, alors même que le processus dit de « transition démocratique » bat son plein. Une part oubliée de l’histoire d’un pays qui n’a toujours pas évacué ses démons.

Cet entretien a été publié dans le numéro 11 de la version papier, datée de mars-avril 2013.

De mars à juin 1994, un vaste mouvement de rébellion1 agite une cinquantaine de prisons d’Afrique du Sud : incendies des cellules, affrontements, enlèvement de matons, etc. L’une des premières cibles des prisonniers noirs2 ? Eux-mêmes. « La meilleure manière de prouver au reste de la société leur statut de sujet à part entière est de porter atteinte de la façon la plus violente possible à leur propre corps3 », explique Natacha Filippi, dans Brûler les prisons de l’apartheid (Syllepse, 2012)4.

« Prouver [...] leur statut de sujet à part entière » : tout est là. Alors que l’Afrique du Sud évacue l’apartheid en un processus nommé « transition démocratique », les détenus de droit commun crient. Ils hurlent. Protestent. Luttent et se battent. Ils voudraient tant en être ! Depuis leurs cellules, ils entendent la rumeur du changement, perçoivent le bruit de l’espoir, rêvent d’une société plus juste. Las, ils n’auront rien, ou presque. Natacha Filippi, encore : « Pour les détenus, l’année 1994 [...] est une période de lutte intense, où la frustration et la rage de ne pas pouvoir participer à l’élaboration de la nouvelle société sud-africaine se muent en mutineries et violences incendiaires. »

« La nouvelle société sud-africaine » n’en sera pas vraiment une. Au fil des années : népotisme, ségrégation sociale, corruption, racisme toujours, misère, privilèges de quelques-uns. En bref : espoirs piétinés. Pour triste (et récente) illustration, la tuerie de Marikana le 16 août 2012 : 47 mineurs en lutte, tous noirs, sont assassinés par la police. Littéralement fusillés.

Détenus d’hier, mineurs d’aujourd’hui ? S’il faut se méfier des raccourcis, un même fil relie les révoltes pénitentiaires des années 1990 aux luttes sociales de la fin des années 2000 : celui d’une société qui ne s’est pas débarrassée de la ségrégation. Natacha Philippi en parle ici.

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Illustration de Gala Vanson

Espoirs déçus

« Dans les prisons, la mémoire des révoltes de 1994 reste vive. Mais ces événements sont considérés comme une parenthèse, un moment d’espoir entre la situation de l’apartheid et celle qui allait suivre, soit une société intégralement tournée vers le libéralisme économique et le capitalisme. Au fil des ans, l’espoir a laissé le pas à une réelle frustration. Quand j’ai entendu pour la première fois des Sud-Africains parler avec nostalgie de l’apartheid, j’ai eu du mal à comprendre. Mais ils faisaient référence à une époque où les lignes de division étaient plus claires, le camp de l’oppresseur plus facile à situer et la situation économique, paradoxalement, plus stable.

Pendant l’apartheid, la grande majorité des prisonniers de droit commun n’avait pas de représentants légaux pour les défendre. Ils se retrouvaient seuls face à une machine judiciaire incarnant les intérêts et peurs de la minorité blanche : plus de 90 % des juges étaient blancs. Avec la transition démocratique, quelques nouveaux juges, ’’coloured’’5, ’’noirs’’ et ’’indiens’’, ont été nommés, et les lois ont évolué. Mais le fond du problème reste le même. Si les procès ’’politiques’’ ont presque disparu, il n’y a par contre pas eu de vraie réflexion sur les conditions sociales et économiques produites par un système profondément inégalitaire et toujours marqué par la ségrégation. »

La force du Nombre

« Aucune révolte carcérale d’importance n’a eu lieu depuis 1995. Dans les prisons, les modes de résistance se focalisent désormais sur des gestes individuels : grèves de la faim, violences contre les gardes, évasions, etc. D’où la nostalgie de prisonniers qui considèrent que ’’le Nombre’’ n’est plus ce qu’il était. Le Nombre, ce sont les trois gangs frères (les 26s, 27s et 28s) qui régissent la résistance, la cohésion – parfois forcée – et la vie quotidienne des prisonniers depuis la fin du XIXe siècle. Avant la transition, il y avait une loi du secret autour du Nombre. Avec des rituels d’entrée très codifiés et violents, un code d’honneur strict, une hiérarchie militaire, des « soldats » et un système judiciaire basé sur les châtiments corporels. Cette organisation, fondée sur une violence qui créait des liens de fraternité dans un environnement d’humiliations constantes, a joué un rôle très important lors des révoltes. L’arrivée des télés et d’autres avantages matériels à l’intérieur, et le remplacement des gangs par des cartels à l’extérieur, ont bouleversé la structure du Nombre. L’organisation est désormais davantage fondée sur l’argent que sur la violence. La capacité de résistance des prisonniers s’en est trouvé affectée.

Mais ce qui a étouffé la lutte, en prison comme à l’extérieur, c’est surtout la généralisation d’un discours hégémonique diffusé par le parti de résistance au pouvoir, le Congrès National Africain, l’ANC. Le rôles des femmes, des syndicats, des comtsotsi6 et des prisonniers de droit commun a été évacué de la mémoire officielle pour laisser place une représentation de l’ANC comme principale force de résistance anti-apartheid. Ces cinq dernières années ont pourtant prouvé que la mémoire des autres mouvements sociaux pouvait resurgir. »

Le spectre de l’apartheid

« La tuerie de Marikana, le 16 août 2013, quand la police a ouvert le feu sur les mineurs grévistes, rappelle forcément certains épisodes de l’apartheid. Il y a eu 47 morts et 78 blessés – le massacre le plus important depuis le soulèvement de Soweto en 1976. Surtout, la répression et le discours qui ont accompagné la tuerie s’inscrivaient dans des schémas déjà à l’œuvre durant l’apartheid. Trois similitudes sautent aux yeux :

  • De un : cette histoire de tension entre syndicats, le NUM (le syndicat national des mineurs7) face à l’AMCU (le syndicat des mineurs et de la construction). Les mineurs se sont désolidarisés du premier, trop proche des propriétaires miniers, pour se rapprocher de l’AMCU, qui soutenait leur revendication d’une multiplication par trois de leur salaire. Le gouvernement de l’ANC, les autres syndicats et les propriétaires des mines ont prétendu que cette demande était irréaliste, alors que les mineurs demandaient simplement l’équivalent du salaire moyen d’un Blanc. Puis ils ont utilisé la même rhétorique que le régime d’apartheid pour délégitimer le mouvement. Selon eux, les mineurs avaient été instrumentalisés par un groupe d’escrocs blancs (pendant l’apartheid, ils parlaient des ’’Communistes’’). Ruraux et pas assez éduqués, ils se seraient laissé duper.
  • De deux : le discours sur les violences. Tous les acteurs institutionnels ont parlé de ’’complexité’’ de la situation et de ’’black on black violence’’8, l’une des expressions préférées des gouvernements nationalistes de l’apartheid, qui présentait les Noirs comme des barbares incapables d’organiser une véritable lutte. Les images médiatiques de Marikana montraient davantage les bâtons et les pangas 9 des mineurs que les armes des policiers ayant tiré sur la foule ; c’est tout sauf anodin.
  • De trois : l’inculpation de 270 grévistes. Après l’assassinat de plus de 40 de leurs camarades, on a osé les accuser de ’’violences publiques’’ et de meurtre, via le recours à la doctrine légale favorite de l’apartheid, le ’’common purpose’’. Pendant des années, celle-ci avait permis de condamner quiconque se trouvait dans une foule lorsque des violences étaient commises, sous prétexte d’un ’’objectif commun’’. L’utilisation de cette loi a fait resurgir les pires spectres de l’apartheid. Le scandale a été tel que le procès fut annulé et les grévistes libérés. »

Luttes d’aujourd’hui

« Je ne suis pas sûre qu’on puisse établir une filiation directe entre mouvements de prisonniers et grève des mineurs. Les modalités de révolte en prison sont singulières, et les révoltes de 1994 s’inscrivaient spécifiquement dans la transition démocratique. D’autant qu’elles étaient dominées par des modes d’expression comme les grèves de la faim collectives, les sit-in, les boycotts, les mises à feu de cellules et la destruction des bâtiments. Ceci dit, le feu et la destruction font peut-être le lien entre ces deux époques. Ils reflètent une même frustration, le sentiment de ne jamais être entendu ; les prisonniers comme les grévistes doivent ainsi être visibles par tous les moyens, même si ça déclenche une répression très dure.

En France, on a entendu parler de Marikana et des grèves des ouvriers agricoles, moins d’autres mouvements importants. Comme Abahlali baseMjondolo, le ’’mouvement des habitants des taudis’’, qui revendique des logements sociaux publics, ainsi que l’accès à l’eau et à l’électricité dans les zones urbaines squattées ’’illégalement’’ depuis des années. Ses membres occupent des terres et appellent à l’expropriation des propriétaires terriens. Ils s’opposent également à la destruction des squats et aux expulsions. Les images récentes des bulldozers détruisant les maisons et des camions embarquant les affaires des habitants vers des zones rurales dépourvues de toute infrastructure font évidement penser aux expulsions forcées qui ont fondé la politique de ségrégation de l’apartheid. Le fait que les leaders de ce mouvement aient été torturés par la police renforce encore l’impression de déjà-vu. Ces dernières années en Afrique du Sud évoquent finalement plus l’apogée de la répression dans les années 1980 que la transition démocratique. »

La trahison de l’ANC

« Lors des négociations pour la transition, les mouvements de la résistance qui n’étaient pas prêts à rendre les armes ou n’étaient pas considérés comme ’’légitimes’’ ont été exclus. Les négociations ont surtout eu lieu entre l’ANC et le Parti Nationaliste10, chacun acceptant des compromis pour assurer la transition de manière pacifique. Quand les prisonniers politiques de l’ANC ont été libérés, ceux des forces de sécurité et des partis d’extrême-droite ont aussi retrouvé la liberté. Plus largement, le compromis se résume ainsi : l’ANC tient le pouvoir politique, tandis que la minorité blanche conserve le pouvoir économique.

Le rôle joué par le modèle de libération du Zimbabwe lors de la transition est peu connu en France. L’indépendance de 1980, la prise de pouvoir par Mugabe et la mise en place d’une politique de redistribution des terres ont fait peur au gouvernement blanc sud-africain, qui a renforcé la répression contre sa propre population. L’échec du programme de Mugabe, évident dans les années 1990, a également eu une influence sur les décisions de l’ANC après 1994. Le choix de cette dernière de mettre en œuvre la redistribution des terres à travers le marché a ainsi été un échec. Il reflète une politique économique plus large, résolument orientée vers un capitalisme libéral. Au niveau économique, la transition a été un fiasco : les inégalités sont encore plus fortes aujourd’hui que sous l’apartheid. Côté social, il est difficile d’appréhender ce qui s’est passé. Il reste tant de questions : pourquoi les leaders de l’ANC, qui ont presque tous connu la prison, ont-ils une fois au pouvoir abandonné les prisonniers de droit commun à leur sort ? Pourquoi l’ANC s’est-il attribué toute la gloire de la résistance, occultant les autres mouvements, ne mettant en application aucun des principes du Mouvement de la Conscience Noire, et renvoyant les femmes – qui ont joué un rôle très important dans la lutte – au foyer ? Pourquoi la Commission Vérité et Réconciliation11 n’a-t-elle pas réussi à juger les tortionnaires de l’apartheid, ni à mettre en place un véritable système de réparation, économique et sociale pour les victimes ? La réponse se résume peut-être à l’idée que le pouvoir pervertit, même si je pense que c’est un peu plus compliqué que ça. Le plus important, désormais ? Que les nouveaux mouvements sociaux renouent avec le véritable héritage de la résistance anti-apartheid. »



1 De façon plus générale, le mouvement de révolte des prisonniers sud-africains s’étend de 1991 à 1994.

2 Les Noirs représentent alors – et c’est toujours le cas aujourd’hui – plus de 90 % de la population carcérale sud-africaine.

3 « On est 30 à 40 dans la cellule, et on met le feu à tout, raconte un ancien détenu. Parce que si on meurt, c’est eux qui vont en porter la responsabilité. »

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5 À l’époque de l’apartheid, « ’’Coloured’’ est une catégorie raciale extrêmement controversée, qui désigne les descendants du métissage », écrit Natacha Filippi.

6 Mélange des mots comrade, camarade, et tsotsi, gangsters, qui fait référence aux membres de gangs engagés dans la lutte anti-apartheid.

7 Allié au COSATU (le Congrès des syndicats sud-africains), qui est membre d’une alliance tripartite avec l’ANC et le Parti Communiste.

8 Rhétorique du gouvernement nationaliste évoquant les violences entre Noirs, et en réalité utilisée pour dissimuler les violences de la police contre les Noirs.

9 Pangas : couteaux larges ressemblants à des machettes.

10 Dissous en 1997, le Parti Nationaliste a été l’instrument politique de la domination blanche sous l’apartheid.

11 Créée en 1995, elle avait pour but de permettre une réconciliation nationale entre les victimes et les auteurs d’exactions.


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