samedi 17 octobre 2009
Le Charançon Libéré
posté à 12h14, par
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La différence entre Denis Kessler et Al Capone ? Hormis le fait qu’ils ne vivent pas à la même époque, il n’en est pas. Tous deux opposés à l’immiscion de l’État en leur sphère d’activité, partageant une même absence de scrupules à l’égard des victimes de leur pratique économique, le gangster et l’homme d’affaire sont les deux facettes d’une même médaille. Jusqu’à se ressembler physiquement.
« L’adaptation à tout prix, une assimilation sans frein, les pratiques les plus modernes, une habilité hautement capitaliste, voilà ce qui a contribué à la remarquable réussite des gangsters de Chicago. »
« Il est facile de retirer à cette renommée son côté magique. La guerre des gangs de Chicago n’est pas autre chose que la continuation de l’affaire avec d’autres moyens. Elle n’a pas été motivée par le goût de l’aventure ou de la bravade ; elle est une suite inévitable de la logique économique. Le syndicat était contraint à l’expansion ; ses syndicats se virent obligés de défendre leurs propres marchés et débouchés. L’histoire de la guerre des gangs est aussi pleine d’enseignements et aussi ennuyeuse que celle du secteur de l’alimentation dans n’importe quelle ville de province ; c’est un thème de dissertations d’économie politique. »
« Certes, (la mafia sicilienne) est une antique confédération avec des règles traditionnelles ; mais elle présente en même temps une stupéfiante ressemblance avec les organisations du grand capitalisme, les cartels, les consortiums. Ses séances sont aussi mystérieuses que celles d’une société de holding, sa discipline aussi stricte que celle des grandes firmes pétrolières, et elle mérite tout aussi peu ou tout autant le nom de conspiration que les conventions comme la loi antitrust. »
Tu te demandes, n’est-ce pas, ce que sont ces trois petits extraits que je te balance juste au-dessus ?
Des passages de Chicago Ballade, te répons-je, livre1 revenant sur la mythologie des gangsters de Chicago, et notamment sur le plus célèbre d’entre eux : Al Capone.
Ouvrage dont l’intérêt essentiel n’est pas de conter en long, en large et en sulfateuse, la petite musique des flingues et exécutions - refrain désormais banalement connu -, mais de montrer comment celle-ci s’intègre dans la grande symphonie libérale, n’est rien d’autre que le prolongement de la marche (nuptiale) des affaires, n’a d’autre logique que celle du dollars.
Bref : hors la mythologie, il n’est rien de notable dans les chefs de gangs du Chicago des années 30.
Ils ne sont que des capitalistes.
Et eux se voient d’ailleurs en hommes d’affaire, sont aussi chiants et ternes qu’eux (quoi de plus risible que ces tueurs qui tiennent mordicus au repas dominical, se rendent chaque semaine à la messe et ont perpétuellement le mot « morale » à la bouche ?), ne raisonnent qu’en part de marché et partagent avec les plus banals de nos patrons modernes un même mépris pour la souffrance de ceux qui sont victimes de l’expansion de leur entreprise.
Tu vas me dire que la transition est abrupte.
Mais il faut quand même que je te l’explique : c’est à Al Capone que je pense dès que je vois la figure de Denis Kessler, lis ses interventions ou l’entends parler.
Même : ça ne rate jamais.
Sans doute parce ces deux hommes partagent une semblable absence de scrupules, la volonté de ne voir aucune instance étatique empiéter sur leurs affaires et une égale satisfaction puante de bouddha repus, gens ayant réussi et considérant que leurs ventripotents portefeuille - tout autant que leur ventripotence tout court - suffit à leur garantir tous les droits.
Ou plus simplement encore : en raison d’une certaine ressemblance physique - et je ne peux croire qu’elle soit le simple fait du hasard.
De l’homme qui a eu au moins l’honnêteté de révéler sans fard le but affiché d’un gouvernement qu’il soutient gaillardement - « Le modèle social français est le pur produit du Conseil national de la Résistance [...] Il est grand temps de réformer, et le gouvernement s’y emploie [...] La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception [...] Il s’agit aujourd’hui de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance. » - , de cet homme, donc, il n’est pourtant pas grand chose à dire, sinon à le considérer en mètre-étalon de ces patrons qu’il a d’ailleurs, comme vice-président du Medef, un temps représenté.
Et c’est ainsi - en tant que mètre-étalon de la bêtise et de l’aveuglement de la caste économique dirigeante - qu’il faut analyser les déclarations de Al Denis lors d’un débat contradictoire organisé par Le Figaro Magazine sur le thème d’HEC.
Face à Florence Noiville, auteur d’un livre intitulé J’ai fait HEC et je m’en excuse, lequel pointe l’absence de remise en cause des business schools après une crise ayant prouvé combien leur enseignement était nuisible, Al Denis s’arcboute, édifie des barricades et nie toutes les évidences.
Droit debout pour refuser une quelconque responsabilité du modèle libéral, de son enseignement comme de sa pratique :
C’est la FED qui a créé et laissé la bulle de crédit enfler jusqu’au point où elle a éclaté. Rien à voir avec les HEC ni avec les responsables d’entreprises industrielles et commerciales, que vous désignez comme boucs émissaires. C’est avant tout une crise de la régulation qui incombe aux gens ayant en charge cette mission, et qui font d’autres écoles où l’on apprend à faire des lois, des règlements, qui animent la sphère publique. Avec HEC, nous sommes avant tout dans la sphère privée, pour former des responsables d’entreprises destinées à produire des biens et des richesses dans un univers concurrentiel.
C’est ainsi : le poids de la tempête ne devrait peser que sur les instances de régulation.
Et il ferait beau voir, à en croire Al Denis, qu’on puisse soupçonner une quelconque responsabilité de ceux qui se sont enrichis au-delà de toute mesure, ont abandonné tout scrupule ou valeur morale, ont croqué le gâteau tant et plus, jusqu’à ce qu’il finisse par s’effondrer sous les coups de boutoir de leurs mâchoires gloutonnesques.
A cette aune, il est particulièrement savoureux d’entendre Al Denis faire usage du mot « indécence » à l’encontre de son adversaire de débat, terme qu’il ne devrait - en toute justice - pouvoir prononcer sans être mortellement frappé par la main immanente de l’éthique si un tel dieu existait :
Ce qui ne vous empêche pas d’écrire qu’HEC fonctionne comme « un énorme aspirateur de talents pour recracher sous l’étiquette d’élites économiques et financières des dirigeants âpres au gain et relativement inutiles à la société ». Au vu des efforts fournis par les entreprises pour la croissance, l’équilibre financier, la sauvegarde de l’emploi, vos propos sont indécents.
Oui : « indécents »…
Un comble…
Ces quelques extraits du débat ne disent finalement pas grand chose, sinon montrer combien une prétendue élite économique n’est pas plus capable de se remettre en cause que ne l’était Al Capone.
Et l’illustration parfaite en est donnée par le montant des bonus qui seront versés cette année à Wall Street, 140 milliards de dollars, soit un record.
Pour ces gens qui n’apprennent rien et ne changeront jamais, qu’ils se nomment Denis Kessler ou Tartempion, il n’est guère d’autre traitement à envisager que le plus extrême, le moins miséricordieux.
Le même, en somme, que celui qui devrait être réservé à tous ces crétins consanguins qui se dirigent vers les business schools.
A preuve - pour conclure ce billet décousu - cet extrait de L’Initiation, film édifiant de Boris Carré et François-Xavier Drouet2, en lequel les deux documentaristes suivent de jeunes gens préparant les concours des grandes écoles de commerce.
La sulfateuse, je te dis.
Il n’est pas d’autre solution.
1 Publié aux éditions Allia, par Hans Magnus Enzensberger, dans la petite collection à 3 €.
2 Film qui fait partie duDVD Trois petits films contre le capital, proposé par Le Plan B.