vendredi 21 mai 2010
Entretiens
posté à 16h31, par
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Depuis celui de Gènes, il est de chaque sommet (anti-Otan, anti G8…) ; en première ligne dans les manifs, bataillant dans la Legal Team et figure de l’organisation des camps. Alain Charlemoine, militant allemand de No Border, était présent lors de la manifestation parisienne du 15 mai. On en a profité pour réaliser cet entretien, tour d’horizon de la répression made in Europe.
La manif No Border du 15 mai dernier à paris a soulevé quelques questions - nourrissant d’ailleurs un large et passionnant débat en commentaires de l’article que nous lui avions consacré. Pourquoi si peu de présents ? Comment expliquer un tel déploiement policier ? Faut-il s’en réjouir, estimer que le pouvoir a les chocottes ? Ou bien y voir la dernière mouture, acceptée, d’un État policier désormais sans complexe ? Vaste débat.
Ce qui n’est pas en débat, par contre, c’est l’augmentation de la répression policière dans toute l’Europe. Du procès inique des insurgés de Villiers-Le-Bel (très bien résumé par Allessi Dell Umbria, ici) à la grande mascarade policière de Copenhague, de la récente manif anticarcérale parisienne (110 personnes interpellées, soit la quasi totalité du cortège) au camp No Border de Calais littéralement assiégé par les forces de l’ordre, des sans-papiers de Calais à ceux de Berlin, les signaux se multiplient, s’accumulent à l’horizon. Ciel lourd. D’autant que l’indifférence générale - voire l’apathie - progresse.
Pour parler de cette situation sans tomber dans les clichés, l’allemand Alain Charlemoine1, militant No Border de la première heure, figure des sommets anti-capitalistes européens et très actif dans le milieu militant berlinois (notamment au sein de l’Association pour la mémoire d’Oury Jalloh, cf. ci-dessous), était tout indiqué. Article11 l’avait déjà rencontré à Strasbourg, alors qu’il était l’un des animateurs de la Legal Team, bataillant pour que les manifestants embarqués ne soient pas abandonnés à leur sort (entretien ici). On l’a retrouvé - avec plaisir - lors de la manif du 15 mai. Toujours aussi motivé, sympathique et souriant, ravi des liens tissés avec le mouvement No Border français, il s’est gentiment prêté à l’entretien, revenant notamment sur l’aggravation de la répression policière dans l’Europe forteresse et sur certaines impasses du mouvement militant français. Ni grande gueule ni dogmatique, simplement pragmatique.
A Berlin, le milieu militant s’est notamment mobilisé autour du cas d’Oury Jalloh…
Oui, c’est une de nos batailles depuis longtemps, avec - entre autres - l’Association pour la Mémoire d’Oury Jalloh. Oury Jalloh était un demandeur d’asile en provenance de Sierra Leone. En janvier 2005, il a été retrouvé brûlé vif dans sa cellule de prison de Dessau, alors qu’il avait été attaché et menotté sur un matelas inflammable. Les flics ont éteint l’alarme incendie et les haut-parleurs quand ils se sont déclenchés. Plus tard, ils ont affirmé avoir retrouvé un briquet dans la cellule, qui aurait échappé à la fouille intégrale. Menotté, Oury Jalloh se serait lui-même immolé par le feu. Bref, rien n’est crédible dans cette affaire2. D’autant que la deuxième autopsie a mis à jour diverses fractures sur son corps.
Nous nous battons depuis cinq ans pour élucider les circonstances de sa mort. Le cas est passé par trois juridictions différentes, dont la cour suprême fédérale, qui nous a forcé à recommencer la procédure depuis le début. Mais nous avançons. Il faut que ces policiers soient condamnés, qu’ils ne restent pas impunis. Récemment, nous avons gagné le droit d’intervenir dans le procès et d’avoir accès aux pièces du dossier. C’est déjà une victoire. Par exemple, dans le cas de Carlos Giuliani, assassiné par la police de Gènes en juillet 2001, personne n’a pu intervenir dans l’acquittement des policiers impliqués.
En parallèle, j’imagine qu’un travail de fond contre la répression policière est indispensable ?
Bien sûr. Le cas d’Oury Jalloh est particulièrement horrible, mais il est symbolique. Nous tentons de sensibiliser tout le monde – sans papiers, militants, jeunes de banlieue – à ces questions de répression policière. Par exemple, à Berlin, nous avons lancé une campagne d’information intitulée « qui nous protège de la violence policière ? » C’est une question fondamentale. Parmi nos revendications, nous demandons qu’il y ait des vidéos dans les bagnoles des flics, que nous puissions assister aux formations des CRS et nous poser en observateurs.
Il est difficile de résister à cette répression, de s’insurger ; ça demande que tout le monde s’unisse, dise non ensemble. C’est un bon dénominateur commun des militants, tout le monde est concerné. Pour avancer, il faut dépasser les dissensions entre groupes d’extrême-gauche.
En France, on entend finalement peu de critiques sur cette répression qui gagne du terrain.
C’est évident que cela demande un travail de sensibilisation. Le pouvoir utilise toujours le même moteur auprès de l’opinion : la peur. La peur de l’étranger, des banlieues… Pour casser cette peur, il faut dialoguer, tout le temps, rappeler aux gens qu’ils ont le droit de s’insurger, de résister. En fait, ce serait bien de reprendre le modèle grec : tous ensemble dans la grève, les grands-pères avec les jeunes.
En Europe, personne n’est à l’abri. Et surtout pas la France. Hier, en arrivant à la Gare de l’Est, je suis tombé sur des militaires armés de mitraillettes ; et on m’a dit qu’ici c’était banal, ce que je trouve effarant. Partout, la libre-circulation est mise à mal, la démocratie bafouée. Il faut ouvrir les yeux : on vit dans des États policiers. En France, vous avez un grand nombre de cas de jeunes maghrébins assassinés par la police. Il faut politiser ces cas, les mettre en avant, expliquer ce qui se passe.
Je n’aime pas le discours tendant à faire de chaque pays un cas particulier, cette rengaine militante du « oui mais chez nous »… Toute l’Europe est concernée par la hausse de la répression. L’Europe de la forteresse, l’Europe des flics, est désormais bien en place. Quand les flics encadrent une manifestation comme celle du 15 mai à Paris, ils le font à la manière allemande, en encerclant les manifestants. De même à Copenhague, pour le sommet climatique de décembre 2009 : les Danois ont opéré selon un modèle qui risque de se généraliser, l’arrestation massive. On a vu ça en France récemment, avec une manif anticarcérale déclarée où tout le monde s’est fait embarquer. Bref, c’est un mouvement global, nous sommes tous concernés : il est devenu impossible de manifester librement.
On a l’impression qu’il y a un gouffre entre le tissu militant français et ce qui se passe en Allemagne, à Berlin en particulier. Hier (samedi 15 mai), nous n’étions qu’une centaine à la manifestation organisée par No Border. Le même jour, trois cent personnes se réunissaient à Berlin pour soutenir cette action devant le consulat français. Ils étaient trois fois plus alors que la manifestation principale était à Paris. Comment l’expliques-tu ?
Je pense qu’en France, les groupes de gauche libertaire, qu’ils soient anarchistes ou antifascistes, restent trop habités par l’idée de pouvoir, d’influence. On a déjà souvent eu cette expérience avec vous : il y a un gros problème de verticalité, de volonté de diriger. Tant qu’il reste cette volonté de prise de pouvoir, il n’y a pas de collectif.
C’est dommage, parce que ce collectif a en réalité toutes les raisons d’exister. Tous ces groupes sont concernés par la répression policière, qu’ils soient anarchistes ou communistes, punks ou antinucléaires. Ce qui est vraiment étonnant, c’est que cette gauche libertaire a aussi tendance à croire ce que disent les médias. Les médias mettent No Border et Legal Team au même niveau que le Black Block, qu’ils caricaturent allégrement (le Black Block n’est pas né à Seatle, il vient d’Allemagne, et il s’est exprimé pour la première fois à Cologne, pour le premier G8 ; c’était une fraction d’une grande manifestation, qui menait des actions précises), et tout le monde reprend ça, nous considère comme ultraviolents.
En Allemagne, vous avez dépassé ces querelles de chapelles ?
Oui, on est à un autre niveau. On a utilisé ce dénominateur commun dont je parlais, à savoir la répression et la violence policière, pour unir tous les groupes. Tout le monde est dans le même bateau, c’est ce qui construit le collectif. Grâce à ça, nous nous sommes réunis dans une coordination, nous organisons des manifestations ensemble.
C’est ce qui explique la réussite de manifestations comme le premier mai à Berlin ?
En partie, oui. Cette année, nous avons réussi à bloquer les fachos qui voulaient manifester ; ça a été un vrai plaisir. Toute la journée, nous avons organisé des blocages.
Mais le SPD et les verts ont aussi participé à la chose, nous laissant les points les plus chauds. Résultat, les fascistes ne sont pas passés. Il y a eu des affrontements avec la police – une autre forme de fascistes – mais ils ne sont pas passés.
Comment fonctionne No Border ?
Tu ne peux pas mettre No Border dans une structure, parce que ce mouvement est constitué de réseaux. No Border est né en Allemagne, et s’est beaucoup développé dans certains pays, en Angleterre par exemple. À Paris, No Border n’existe que depuis quatre mois, ils se construisent encore, c’est encourageant. Mais à Berlin, par exemple, on a un champ d’action très large. Nous soutenons aussi bien les sans-papiers que les précaires et les chômeurs. Même chose pour la Legal Team, née de No Border, qui ne se focalise pas sur les militants ou les demandeurs d’asile, mais apporte aussi - par exemple - une aide au clochard confronté à la violence policière. La violence policière fait aussi partie d’une violence sociale, il ne faut pas l’oublier. C’est une structure capitaliste globale.
No Border appelle à un regroupement des luttes. Par exemple, les occupations de Pôles Emploi, en France, sont des actions qui devraient fédérer tout le monde. La gauche alternative ne soutient pas assez ce genre d’actions. C’est une erreur. Nous on dit « No Border », mais ça ne désigne pas que les frontières entre pays : soutenir les mouvements sociaux, c’est aussi très important.
No Border – comme le black block, d’ailleurs – accouche de pas mal de fantasmes, jusque dans les rangs de la gauche militante…
Tu as raison. Le truc inadmissible, quand tu essayes de penser à tout ça à tête reposée, c’est que la gauche libertaire joue le jeu des médias et du pouvoir sur le sujet. Pourquoi avoir besoin d’un responsable ? Les No Border et les black blocks n’ont pas de responsables, et ça ne plaît pas aux autres collectifs. Alors que c’est fondamental. Tu n’as pas besoin d’un responsable, tu es responsable de toi-même. On est dans un réseau qu’on coordonne de manière collective, il n’est pas question que quelqu’un prenne l’ascendant. C’est quelque chose qui emmerde souvent les Français, ils ont besoin d’un leader. Nous, on démontre par nos actions et par nos camps que nous pouvons gérer sans nous encombrer de leaders.
Le tissu militant français aurait du mal avec toute forme d’organisation horizontale ?
Oui, c’est dommage. Il faut changer de mentalité. Nos camps fonctionnent beaucoup par les cuisines, par exemple, sur le modèle des barios (quartiers). Nous organisons des assemblées collectives dans lesquelles tout le monde peut prendre la parole. Et dans les barios, il y a des délégués élus, avec une rotation. Tout le monde est engagé. Il ne faut pas que les gens viennent comme consommateurs, mais qu’ils participent, chacun à leur manière.
C’est très important de dire que tout le monde est au même niveau. Dans beaucoup de sommets anti-G8 - ou à Strasbourg contre l’OTAN - on rencontre des militants activistes qui se pensent supérieurs, méprisent ceux qui font la cuisine ou restent au camp pour s’occuper de logistique. C’est stupide. Celui qui fait la popote a la même importance que celui qui est dans la rue. Il faut arrêter de juger ceux qui fonctionnent différemment. Certains se sentent mal à l’aise s’il y a des affrontements, s’esquivent quand ça pète, et c’est normal, ils ont la même importance que ceux qui sont en première ligne.
Personnellement, j’ai souvent fait la cuisine, je suis resté dans les camps pendant les manifs, et c’est un boulot monstre. C’est la même chose pour le Medical Center ou les structures d’aide juridique : c’est tout sauf secondaire.
Adopter cette mentalité, ça demande un gros boulot, non ? Il y a un travail à mener sur le long terme…
Bien sûr. Il faut saisir chaque occasion de diffuser le message, en parler lors des réunions. Reproduire les structures hiérarchiques de la société capitaliste dans les mouvements de contestation est totalement contre-productif. Il faut casser tout ça. Nous sommes tous logés à la même enseigne. D’ailleurs, si les flics viennent dans le camp, on se défend tous : c’est un lieu de vie autogéré, symbolique et pratique.
Pourquoi est-ce que les militants allemands se coulent plus facilement dans ce moule ?
D’abord, il y a l’héritage des squats, qui ont été très importants dans la vie alternative. Et puis, l’Allemagne fonctionne sur un modèle fédéral, ça joue beaucoup dans la mentalité. En France, vous fonctionnez depuis des siècles sur un modèle centralisé. Et ça se répercute aussi sur les mouvements de gauche radicale, tous centrés à Paris.
D’ailleurs, si j’ai un message, c’est celui-là : il faut arrêter de se tirer dans les pattes, construire quelque chose collectivement. Et puis, il y a une certaine forme d’ascétisme dont il faut se débarrasser. Ce n’est pas parce qu’on est militants qu’il faut s’empêcher de vivre. Il ne faut jamais s’interdire de danser ou écrire. Décompressez ! Faîtes la fête, rigolez ! Chez les anticapitalistes, il y a finalement beaucoup de gens qui tirent la gueule, je trouve ça triste. S’ils prenaient le pouvoir, il faudrait sûrement les combattre. C’est sans fin…
Vous êtes en train de mettre en place un grand sommet No Border à Bruxelles, du 25 septembre au 3 octobre. Vous ne craignez pas que se reproduise ce qui s’est passé à Copenhague, une répression systématique ?
À Copenhague, on s’est retrouvés à 600 personnes assis par terre pendant des heures, attachés, c’était très désagréable. C’est une nouvelle technique de répression qu’ils vont sûrement généraliser. D’autant que pas grand monde n’a protesté : c’est au fond un scandale qui ne scandalise pas grand monde.
Je pense qu’ils vont réutiliser cette technique bientôt, au prochain sommet du G8 à Cannes, en juin 2011, et peut-être à Bruxelles avant. Mais il ne faut pas se laisser impressionner, au risque de ne plus rien faire. Il faut se battre. Ils ont déjà réussi à dénaturer certaines manifestations, en France comme en Allemagne : plus personne ne veut les déclarer en raison des risques encourus.
Par contre, il y avait un problème d’organisation à Copenhague : il n’y avait pas de village alternatif, de camp. Dès qu’il y a un sommet, il faut prévoir un camp, c’est essentiel. Ça permet de sécuriser et de décompresser. À Strasbourg, par exemple, les flics ont essayé de rentrer dans le camp, mais ils se sont fait refouler. Ce type de lieu crée un sentiment d’appartenance, de collectif. Dans le cadre d’un camp, les gens sont davantage prêts à se défendre, à se battre pendant trois-quatre jours pour ce lieu qu’ils partagent tous ensemble. Ça rejoint ce que je disais sur l’importance de la fête : à Annemasse (juin 2003, contre le G8), on ne faisait pas que manifester, on vivait ensemble. Pareil pour Strasbourg. Cette mentalité est précieuse, car elle crée du lien, permet de dépasser le niveau primaire de la lutte.