lundi 16 janvier 2012
Entretiens
posté à 15h41, par
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Difficile de l’ignorer : en France comme en Europe, les populations Roms subissent une stigmatisation tout azimut qui va de pair avec des politiques d’expulsion toujours plus forcenées. Ces dernières ne sauraient exister sans un soubassement juridique kafkaïen ciblant ces populations vulnérables. Le point sur la question avec Alexandre Le Clève, juriste pour la Cimade.
Lorsqu’il s’agit d’ignorer des parcours sinueux, d’épuiser des familles, d’administrer la misère et de la reproduire, le poing droit du Léviathan sait frapper, cynisme juridique et démagogie en bandoulière. A contrario, lorsqu’il s’agit de protéger la vie nue et les droits fondamentaux des plus démunis, le poing gauche de l’État se montre atrophié, répondant timidement aux injonctions du corps social. Il en va ainsi pour les Roms, en France comme dans l’Union européenne, enjeux cruciaux de luttes juridiques en cours. Eclairages d’Alexandre Le Clève, juriste pour la Cimade1.
Extracommunautaires et ressortissants de l’Union européenne
« Quand on se penche sur le traitement fait aux Roms par l’État français, on se rend compte qu’on peut distinguer juridiquement deux grands groupes : les ressortissants communautaires et les extra-communautaires. Les seconds viennent d’ex-Yougoslavie, des Balkans. Ils sont kosovars, bosniens, serbes ou macédoniens. Ils ne sont pas issus de l’Union européenne (UE), et répondent donc à un régime juridique précis, à savoir le droit des étrangers. Ils se placent plutôt dans des logiques de demandes d’asile.
Une précision s’impose à propos des migrants extra-communautaires : certaines entrent dans le cadre de la Convention de Genève2, d’autres non. Quelques demandes d’asile prioritaire sont prises en compte quand les migrants viennent de pays listés comme non-sûrs par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides. Ça ne signifie pas que les personnes issues de pays dits sûrs3 n’aient pas le droit de demander l’asile ; mais elles bénéficieront alors de droits réduits. Notamment en terme d’habitat : elles ne peuvent pas être hébergées dans des Centre d’accueil pour demandeurs d’asile, et doivent se débrouiller seules – d’où les bidonvilles et le recours au squat.
Mais une immense majorité des Roms présents sur le territoire français sont d’origine roumaine ou bulgare, c’est-à-dire qu’il s’agit de ressortissants communautaires. Les Roms roumains en constituent une grande partie ; ils sont estimés entre 15 ou 20 000, dont la moitié en Île-de-France. »
La période transitoire : un régime d’exception
« Depuis 2007, la Roumanie et la Bulgarie sont membres de l’UE. En théorie, les Roms issus de ces deux pays sont donc ressortissants de l’Union. Or, depuis 2004, les nouveaux ressortissants peuvent être placés sous régime transitoire ; c’est-à-dire qu’ils ne bénéficient pas d’un statut équivalent à celui des autres citoyens européens.
Au sein de l’UE, la liberté de circulation sans contrôle aux frontières est un principe théorique fondamental, essentiel pour comprendre l’évolution du cadre juridique. Il en va de même pour l’installation sans autorisation de travail : si je veux travailler demain en Roumanie, ma carte d’identité suffit. Sauf que... c’est différent pour ces nouveaux ressortissants. En France, durant cette période transitoire, une liste de métiers très précise leur est imposée, et ils dépendent d’une double tutelle, celle de la Préfecture et de la Direction départementale de l’emploi.
La période transitoire s’étend sur sept ans : elle est ainsi censée se terminer en 2014 pour la Roumanie et la Bulgarie. Cependant la France a déjà annoncée qu’elle allait la prolonger. Les choix nationaux sont unilatéraux : chaque pays peut décider de mettre un terme à la période transitoire et d’intégrer les citoyens. Ou non. L’Espagne l’a fait en pleine crise ; l’argument de la France, qui avance ses problèmes économiques pour refuser, ne tient donc pas4 . »
De l’effectivité des modalités juridiques
« En pratique, il est difficile d’accéder aux métiers de la liste définie par la France : rien n’est mis en place en terme de guichet. Les administrations de la double tutelle se renvoient la balle, et les personnes concernées se retrouvent dans un espèce de vide juridique. Elles ne peuvent être présentes sur le territoire plus de trois mois, délai après lequel s’opère une distinction entre actifs et inactifs. S’ils sont considérés comme « une charge déraisonnable » pour le système d’accueil, ces derniers peuvent être expulsés.
Mais comment détermine-t-on dans l’UE qu’une personne est là depuis plus de trois mois ? Que signifie « charge déraisonnable » ? Est-ce le fait d’aller voir une assistante sociale ? De se rendre aux Restos du Cœur ? De demander une prestation ? En fait, c’est souvent déterminé à la va-vite, lors des contrôles d’identité.
Il fut un temps où des migrants pouvaient être renvoyés pour atteinte à l’ordre public, même si ce type d’expulsion était très encadré par le droit communautaire. La Cour de justice de l’UE considère désormais que les renvois par la France de Roumains pour mendicité ne sont pas acceptables. »
Du chiffre !
« La Roumanie est le pays qui connaît le plus de retours depuis dix ans ; son entrée dans l’Union en 2007 n’y a rien changé. Une bonne part de ceux-ci s’effectuent par le biais des retours dits « humanitaires ». Une somme de 300 € est allouée à ceux qui retournent en Roumanie et Bulgarie... Ce cadre prétendument « humanitaire » porte ses fruits politiquement : les retours sont en effet enregistrés dans la catégorie « éloignement – reconduite à la frontière ».
Les Roms roumains constituent en fait, pour le pouvoir politique, une variable d’ajustement des politiques migratoires. Malléable à merci. Parce qu’ils ne sont pas bien suivis sur le plan juridique. Qu’ils n’ont pas la capacité de lancer des recours. Et que la pression psychologique, voire physique, des administrations et de la police est telle que ces personnes préfèrent rentrer dans leur pays d’origine : entre la garde-à-vue et le retour « volontaire », elles choisissent la seconde solution. Certaines reviennent ensuite en France, puisque seules une interdiction judiciaire – dans un cadre pénal – pourrait les en empêcher. »
Législations à la carte
« Un Roumain a récemment été condamné à deux ans d’interdiction de territoire français par un tribunal de son pays, à l’initiative de la Direction générale des passeports, c’est-à-dire du ministère de l’Intérieur. La France fait ainsi pression sur les pays plus faibles pour qu’ils adoptent des mesures discriminatoires. Il est difficile de s’y opposer : de tels jugements relèvent du contentieux interne, et il nous faudrait une filière stable de partenaires roumains pour les combattre.
Après que la Cour de justice de l’UE a interdit les expulsions pour menace à l’ordre public, la France a adapté sa législation : on parle maintenant d’abus du droit de liberté de circulation ! Une extraordinaire contradiction avec les fondements prétendus de l’UE... Des fichiers ont été mis en place pour contrôler ces populations : le fichier biométrique OSCAR5 est utilisé pour vérifier que les personnes renvoyées dans le cadre du retour dit « humanitaire » ne touchent pas deux fois la même somme, et le fichier GESI6 permet de contrôler les personnes en situation irrégulière, comme les Roms devenus « inactifs ». Les personnes sont arrêtées, la vérification d’identité dure quatre heures, puis elles sont relâchées, fichées. Le recoupement des fichiers permet ensuite de déterminer la notion d’abus du droit de liberté de circulation.
Les Roms constituent de fait un laboratoire juridique en terme de restrictions des libertés publiques7. Les Tunisiens arrivés à Paris via Lampedusa ont ainsi été victimes de pressions psychologiques et physiques, testées au préalable sur les Roms, pour forcer les retours « volontaires ». »
Sur le terrain, au quotidien
« La Cimade travaille sur toutes les thématiques liées aux étrangers : solidarité internationale, demandes d’asile, migrants sans-papiers, prisonniers étrangers et éloignement via les centre de rétention. Avant nous intervenions dans tous les centres, mais depuis une bataille menée contre le ministère de l’Intérieur l’an dernier, nous en avons perdu la moitié. La gestion de ceux-ci est devenue un marché fonctionnant sur appels d’offre et nous savons que certains opérateurs ne soutiennent pas les étrangers. Par ailleurs, en garde-à-vue, seul l’avocat a le droit d’intervenir. Au final, nous ne pouvons qu’organiser des rassemblements de soutien pour faire pression.
Notre principale difficulté est que les Roms ne viennent pas vers nos permanences juridiques, particulièrement en Île-de-France8. Ils sont très précaires, ont toujours été marginalisés et restent discriminés. Habitués à vivre dans des interstices urbains, ils font preuve d’une incroyable capacité d’adaptation et se méfient du monde gadjo. Nous devons aller vers eux, créer des liens de confiance et modifier nos méthodes de travail. »
1 Comité inter-mouvements auprès des évacués – service œcuménique d’entraide.
2 Convention internationale relative au statut des réfugiés adoptée en 1951.
3 Pays qui « veille au respect ... de la démocratie et de l’état de droit, ainsi que des droits de l’homme et des libertés fondamentales » selon le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile.
4 L’audit du collectif « Cette France là » tord le cou aux fantasmes sur la charge économique supposée que représenteraient les étrangers.
5 Outil de statistique et de contrôle de l’aide au retour.
6 Gestion des étrangers en situation irrégulière.
7 Pour aller plus loin consulter les rapports Romeurope, à lire ici.
8 À Lyon, par exemple, les Roms, moins nombreux, se rendent plus facilement aux permanences.