samedi 28 novembre 2009
La France-des-Cavernes
posté à 11h18, par
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Pierre Desproges avait tout faux : non seulement c’est pas toujours le crabe qui gagne, mais on peut se réjouir (au contraire de Michel Sardou) qu’Allain Leprest soit toujours vivant. Du coup, on se reprend une tournée de moules-frites avec force bouteilles de blanc. Hommage à l’un des derniers Grands de la chanson française, au sens le plus noble du terme.
Il est de certains artistes comme un trésor, l’envie qu’il soit tellement reconnu et le plaisir égoïste de le garder pour soi, ses amis, et ses désamours.
Il est de certaines chansons qu’on écoute seul, à la nuit, le verre aux trois quarts vide, le temps de finir la chanson et la bouteille ; demain sera un autre jour.
La Normandie étire ses rideaux de pluie, Leprest chante et pourrit encore un peu plus sa cirrhose et son cancer. Il va bientôt pleuvoir sur la banlieue de Paris.
Ne pas savoir par où commencer cet hommage. Des chansons qui accompagnent, des concerts où les amis pleuraient la première fois de le voir et le sentiment d’assister à quelque chose d’unique, avec juste trois cents personnes, un peu comme si Brel venait chanter les Bourgeois et Amsterdam dans ton salon, et de la solitude.
Une valse pour rien, donc. De celles qui s’étirent, qui ne sont pas à mille temps ni à l’amour mais à une envie d’amour, de celui qui s’étire. Une valse pour rien. Il est jeune encore. Il a encore ses cheveux. Le reflet sur le piano montre la main et le silence.
Car Leprest chante le silence. Comme tant d’autres. Comme peu d’autres.
Il chante les zones d’ombre, les mots qui se craquèlent, le rude alcool des déclassés, la sueur et les Gitanes qui s’éteignent. L’amour.
On a appris depuis Flaubert qu’Yvetot valait bien Venise ; cent cinquante ans plus tard, c’est toujours pas loin d’Honfleur que Leprest commence à chanter.
Je viens vous voir inaugure le bal. Il est un peu las, généralement, le stress du début de concert, comment sera le public, comment sera la voix, là, là, pour ceux qui ne l’ont jamais vu, le premier choc, les mots qui tombent et se fracassent les uns aux autres, le verre de rouge traîne sur le piano, la déclaration d’amour finale résume sa carrière tout entière. « C’est pour l’amour pas pour la gloire qu’ je viens vous voir. » La, la…
C’est un peu con, tu vas me dire, d’oser encore chanter l’amour, ce truc vieillot qui ne marche que dans les rimes pauvres des ritournelles de Piaf ou dans les envolées du grand Jacques. C’est si graveleux, en plus, le cul, et vazy que j’ te prends derrière la commode, ma poulette. Deuxième chanson du récital, Leprest assomme son public d’un premier couplet mêlant le paillard au sublime.
Ton cul est rond et feu Nougaro peut dès lors y aller de son avis devenu fameux : « C’est simple, je considère Allain Leprest comme un des plus foudroyants auteurs de chansons que j’ai entendus au ciel de la langue française… »
Foutu ciel qui a failli l’accueillir aussi voici quelques années, peu après l’ami Nougaro. Un sale cancer de prolétaire, celui du père qui se crève au boulot, celui de l’exigence du travail bien fait, celui des clopes et du vin qui n’arrangent rien mais te font bien solide d’être au monde ; et puis d’abord, impossible d’imaginer le daron menuisier ni le grand Jacques sans leur litron ni leur mégot.
La Camarde, pour une fois, a pardonné. C’était pas l’heure d’aller rejoindre les vieux soldats des nobles causes.
La voix, sur un fil. L’orchestration réduite au souvenir de l’enfance. Goodbye Gagarine. Qui se souvient encore des vieux Spoutnik sinon nos vieux cocos, fiers et ataviques ? Dans la salle, au moment où la main salue les étoiles, on oublie les cheveux perdus de la chimio, on est à Ivry sur Seine, en janvier 1968, cité Vladimir Komarov, avec nos yeux de gosses.
J’étais pas né en janvier 1968. J’étais pas encore de cette classe populaire dont, à son instar, je me revendique avec acharnement. Car le Leprest ne tricote pas que des chansons noyées de crépuscule mais lève toujours le poing plus souvent qu’à son tour. Le joli mois de mai pointait son bout de pavé : quelques jeunes cons allaient, une fois de plus, refaire le monde ; le Parti, une fois de plus, empêcher l’ouvrier de rallier le révolté.
Il n’empêche.
« Pour la castagne il crie d’accord, pour la fiesta il crie d’abord et pour le cul il dit banco… » Sacrés cocos d’une époque révolue où il était plus facile de chanter les lendemains qui chantent plutôt que l’insurrection qui tarde à venir.
C’est déjà l’heure du rappel.
C’est enfin l’heure des plus belles.
Celles qui ne mériteraient que les trois minutes qu’elles mettent à s’écouler.
Cette bouteille qu’on n’en finira pas d’achever.
Bilou sur un nuage normand, toute prête à nous saouler de ses pleurs.
Cette rupture qui ne dira jamais son nom.
Mais dire les noms de Romain Didier et Francesca Soleville, tes fidèles compagnons de route, tes amis, découverts grâce à toi au gré de tes concerts ou au fin fond d’une médiathèque de banlieue, devenus les miens.
Merci à toi, Allain, avec deux ailes.
Et longue vie !