Un souffle, une rage expirée, un « rugissement » qui gagne en décibels jusqu’à se faire évidence. Quand Allen Ginsberg écrit Howl en 1955, il y glisse une folie pure et bondissante, une charge poétique batailleuse que l’on retrouvera ensuite distillée dans la contre-culture américaine des sixties et seventies. Le premier bâton de dynamite, l’amorce, pourtant souvent négligée, voire oubliée.
« Amérique, je t’ai tout donné et aujourd’hui je ne suis rien.
(…) Je ne supporte même plus mes propres pensées.
Amérique, quand cessera la guerre des hommes ?
Va te pignoler avec ta bombe atomique.
Je ne me sens pas bien, laisse-moi tranquille.
Je n’écrirais pas mon poème tant que je ne serais pas dans le bon état d’esprit.
Amérique, quand deviendras-tu angélique ?
Quand te foutras-tu à poil ?
Quand t’observeras-tu à travers la tombe ?
Quand seras-tu digne de tes millions de trotskystes ?
Amérique, pourquoi tes bibliothèques sont-elles pleines de larmes ?1 »
(America, 1956)
Il faudrait remonter le cours des choses, enquêter sur la construction d’un imaginaire littéraire. Comprendre pourquoi Allen Ginsberg est tellement dénaturé, roulé dans la farine du mépris ou de l’indifférence. Pourquoi, parmi tous les protagonistes de premier plan de la Beat Generation – Kerouac, Burroughs, Ferlinghetti, Neal Cassady –, c’est lui qui se traine la pire postérité, celle du babos chiant, du mystique de service, abonné aux prêches et aux illuminations lysergiques.
C’est vrai : comme les Beatles, comme Kerouac2, Ginsberg a parfois clapoté en eau boudhisto-enflammée. L’air du temps, l’air de rien, il s’est fréquemment ramené en manifs avec des colliers des fleurs et des « ôôômm » plein la bouche, marqué par un long voyage en Inde. C’est vrai aussi que ses collaborations avec la lisse andouille Paul McCartney ne brillent pas vraiment au firmament de la réussite musicale (cf « Ballad of The Skeletons », visible ici, jolies paroles mais ignoble fond sonore). Ce n’est pas une raison. Ginsberg a été d’abord un précurseur. Beatnik avant l’heure, déménageur d’histoire, magnifique barbu babillant. Mis en musique par Tom Waits (vidéo ci-dessus), son poème America n’a pas pris une ride, rugit encore aujourd’hui.
Dans No Direction home, le documentaire que Martin Scorcese a réalisé sur Dylan, Ginsberg raconte comment il a fondu en larmes le jour où il a pour la première fois entendu une chanson de Dylan – « A Hard rain a gonna Fall3 » : « Quand je suis revenu d’Inde pour la Côte Ouest, il y avait un poète, Charlie Plymell lors d’une fête à Bolinas. Il m’a fait écouter un disque de ce nouveau chanteur de folk. La première chanson était ’Hard Rain’, je crois. Et j’ai pleuré. Car je me suis dit que le relais avait été passé à une autre génération. Les premiers bohémiens et beatniks, leurs illuminations et la puissance de l’individu » (…) avaient une descendance, accouchaient de nourrissons surdoués. Champagne ! Ou plutôt : LSD !
Revenir sur l’œuvre d’Allen Ginsberg, c’est chercher le vertueux ver dans le fruit américain, l’étincelle du silex, du même type que celle que Dylan planquait sous sa tignasse et Kerouac sous ses semelles de vent4. C’est surtout pister les premières manifestations irrévérencieuses des sixties, anticiper le grand bouleversement. Dès 1956, il publie Howl, poème magnifique, rugissant, méchamment irrévérencieux, qui commence ainsi :
« J’ai vu les plus grands esprits de ma génération détruits par la folie, affamés hystériques nus,
Se traînant à l’aube dans les rues nègres à la recherche d’une furieuse piqûre,
Initiés à tête d’ange brûlant pour la liaison céleste ancienne avec la dynamo étoilée dans la mécanique nocturne5… »
Howl est peut-être le poème le plus important de la deuxième moitié du siècle ricain. Récité pour la première fois par Ginsberg en octobre 1955 dans une petite galerie d’avant-garde, il assomme les présents, les bouleverse dans les grandes largeurs. Dans un beau texte consacré au barbu céleste, Jean-Luc Despax décrit ainsi l’événement :
« Kerouac beugle : « Go ! Go ! Go ! »et il y va Ginsberg, guidé par son souffle, porté par le feu de ce qu’il doit dire. Il s’appuie sur ses « who », « who », « who », qui, qui, qui : « qui disparurent à l’intérieur des volcans mexicains ne laissant derrière eux que l’ombre des blue-jeans et la lave et la cendre de poésie éparpillée dans la cheminée de Chicago, / qui réapparurent sur la Côte Ouest enquêtant sur le F.B.I en barbe et en culottes courtes avec de grands yeux de pacifistes sensuels dans leur peau sombre, distribuant des tracts incompréhensibles… » Les substantifs se heurtent, font des étincelles. Il faut de l’énergie au poème, celle du jazz comme celle de toute la poésie qui a précédé, pour éviter que cela ne tourne à la prose. Staccato et sauvagerie. Extrême sophistication et poésie-beuverie. Le poème prend de la vitesse et il paraît que les auditeurs n’en reviennent pas. Qu’ils n’en reviendront jamais. Que la littérature mondiale n’en reviendra pas non plus. »
Ce qui fait la puissance de ce long poème en trois parties qu’est Howl6 – comme du plus court America, qui date de la même période7 –, habité par la folie et le dégoût, c’est la virulence de l’attaque contre le monstre américain et la société de consommation. Ginsberg recrache les dogmes éculés de l’Empire, pointe du doigt ses crimes et ses laideurs : « Moloch ! Solitude ! Saleté ! Laideur ! Poubelles et dollars impossibles à obtenir ! Enfants hurlant sous les escaliers ! Garçons sanglotant sous les drapeaux ! Vieillards pleurant dans les parcs !… » Attaque violente, sans concessions, qui valut au poème de se voir un temps retiré des ventes pour obscénité.
Ginsberg, sûrement le plus politisé des fers de lance de la Beat Generation (d’ailleurs, dans Sur La Route, il écope du pseudonyme plutôt flatteur de Carlo Marx), a bataillé sur tous les fronts, de la Guerre du Vietnam à la liberté sexuelle, plongeant toujours sa poésie dans le feu roulant de l’actualité. Parfois mystique, ok, mais aussi acéré et joliment informé. Qui d’autre aurait pu écrire et chanter une ballade intitulée « CIA Dope Calypso » mettant en lumière, avec forces détails, le rôle de la CIA dans l’explosion mondiale de l’héroïne après la Guerre du Vietnam ? Anyone else but him.
1 America I’ve given you all and now I’m nothing. I can’t stand my own mind. America when will we end the human war ? Go fuck yourself with your atom bomb I don’t feel good don’t bother me. I won’t write my poem till I’m in my right mind. America when will you be angelic ? When will you take off your clothes ? When will you look at yourself through the grave ? When will you be worthy of your million Trotskyites ? America why are your libraries full of tears ?
2 Cf., les Clochards céleste, 10/08.
4 Dylan et Ginsberg furent d’ailleurs immortalisés dégoisant devant la tombe de Kerouac : ici, bouclant la boucle.
5 Traduction je sais pas qui, à priori Jean-Jacques Lebel. « I saw the best minds of my generation destroyed by / madness, starving hysterical naked, / dragging themselves through the negro streets at dawn / looking for an angry fix, / angelheaded hipsters burning for the ancient heavenly / connection to the starry dynamo in the machinery of night. »
Pour écouter l’original lu par Ginsberg, c’est ici.
7 Et que tu peux écouter ici, lu par Ginsberg sous les rires enthousiastes de l’assistance.