Gog a tout pour être heureux : riche, oisif, curieux, salopard fini, sûr de lui, ce devrait être un capitaine d’industrie repus et flamboyant, le Largo Winch des années 1920. Mais voilà, plus il creuse et gesticule, plus il se plonge dans le monde et ausculte ses symptômes, moins il y trouve de satisfaction. Tout est si décevant, les hommes comme les pays. Spleen milliardaire.
Il est censé être fou, Gog. Siphonné jusqu’au trognon. En tout cas, c’est ce qu’explique le narrateur précautionneux dans sa courte introduction : « Je suis honteux de dire où j’ai connu Gog : dans une maison de fous. » Une rencontre marquante : Gog le multi-milliardaire hawaïen n’est pas n’importe qui. Même physiquement, il a sa touche, son propre style. Décapant : « C’était un monstre allant sur la cinquantaine, habillé de vert clair. Grand, mais mal bâti. Toute sa tête n’avait pas un poil : ni cheveux, ni sourcils, ni moustaches, ni barbe : un bulbe informe de peau nue, avec des excroissances corallines. Une face très large, au teint sombre, presque violet. L’un des yeux paraissait d’un beau bleu, légèrement cendré ; l’autre, presque vert avec des stries d’un jaune d’écaille. Les mâchoires étaient carrées et puissantes ; les lèvres massives mais pâles, s’ouvraient sur un sourire tout métallique, en or. »
Bref, ce Gog qui facialement oscille entre Joey Starr pour la dentition, Barthez pour la pilosité et Bowie pour les yeux vairons, fascine rapidement le narrateur. Surtout, il semble avoir vécu cent vies, au moins - les chats peuvent aller se rhabiller. Et le jour où Gog s’évapore hors de l’asile, le visiteur se retrouve avec ses écrits sur les bras. Un volumineux tas de feuillets noircis à l’encre verte, le récit de ses tribulations désabusées dans le monde des puissants et des savants. Voici l’étrange cœur de Gog : une centaine de notices plus ou moins farfelues scribouillées par un riche géant amoral en quête de sens.
Depuis qu’il a fait fortune à 20 ans, Gog s’est lancé dans une quête sans fin, déterminé à embrasser tout ce qui pouvait être embrassé - « Jusqu’à présent, j’ai été esclave de l’argent ; à dater d’aujourd’hui, qu’il soit mon serviteur ! » Ainsi, Gog a tout vu, tout bu, tout reniflé, tout possédé. Il a rencontré les figures marquantes de son époque, de Lénine à Edison, de Freud à Einstein ou Gandhi - tous décevants et/ou tricheurs. Il s’est entiché d’un cannibale et a élevé des géants, a parcouru des cités mortes, échafaudé de terribles théorie malthusiennes et compati au sort de bourreaux nostalgiques. Rien n’y a fait : toujours il est resté sur sa faim, dubitatif (est-ce donc là ce que le monde peut offrir de meilleur ?), rêvant de grands bouleversements mortifères. Même, ironie du sort, il a fini par regretter sa fortune, cherchant in fine dans la pauvreté (temporaire) la solution à ses luxueux tourments : « Pour qui posséda tout ce qu’au monde on peut acheter, le seul refuge est la misère ». Oui, Gog est immonde. Mais sincère.
Dans une « volte-face » ayant fonction de post-face, l’éditeur Benoît Virot trace une jolie biographie de Giovanni Papini, l’auteur de Gog. Un touche à tout de génie qui a fini par méchamment s’embourber dans les ornières boueuses du fascisme italien (il dédia le premier volume de son Histoire de la littérature italienne à Mussolini en ces termes peu équivoques : « Au Duce, ami de la poésie et des poètes » - Glouglou), cultivant tant les ambiguïtés qu’il s’échoua dans le catholicisme fervent après avoir dans sa jeunesse fait scandale en déclarant que Jésus était homosexuel. Bref, un illuminé génial, longtemps immergé dans le futurisme italien des débuts, qui - comme le reste du futurisme - a mal tourné. Benoît Virot mentionne également un détail biographique qui peut prêter à sourire, mais en dit beaucoup : encore tout jeune, Papini souhaitait se lancer dans « Une histoire du pessimisme universel qui déboucherait sur une « stoïque proposition de suicide universel » ». Un projet qui ne vit jamais le jour mais auquel Gog se substitue très bien. Le parcourir en le prenant au pied de la lettre, sans détachement, c’est prendre un aller-simple pour l’auto-Walhalla, l’hara-kiri spirituel. Ne surnagent ici que les déchets les moins ragoûtants de l’esprit humain : Gog vise le fond.
Gog est censé être siphonné, mais on ne sait plus trop en reposant le livre. Amoral, cruel, détestable, manipulateur, crétin, ok. Mais fou ? Certes, il prend à rebours toutes les idées de morales, toutes les valeurs préconçues, tous les ornements habituels de l’âme humaine. Et pourtant, ça ne colle pas : Gog est trop lucide pour être fou, trop malfaisant pour ne pas savoir ce qu’il fait. En sourdine, il mine la civilisation, la dynamite, détricote la modernité et ses fadaises. Comme tout le dégoûte, ne lui reste plus comme viatique que ce qui dégoûte le reste du monde. Ainsi de Nsoumbo, cannibale repenti, il écrit : « La civilisation me l’a gâté ; elle l’a fait devenir humanitaire et végétarien. Je crois que je serai obligé de le congédier, au premier port où nous ferons escale. » Tabula rasa : il s’agit de regarder (et déraciner) le monde en refusant tout préjugé, qu’il soit moral, religieux ou esthétique.
Dans ces conditions, tout est prétextes à pitreries, à démolitions saugrenues. Personne n’y échappe. Ainsi, Gog recueille le secret d’Einstein, ce que l’ultime génie a découvert après la théorie de la relativité, le fin mot de l’univers : « « Quelque chose remue » ! Ces trois mots sont la synthèse suprême de la pensée humaine. » Plus loin, Gog discute avec Lénine mourant, qui - épitaphe monstrueuse - lui assure que Marx était un crétin, « Un cerveau trempé de bière et d’hegélianisme, où l’ami Engels seringuait parfois quelques idées géniales. » Et ainsi de suite, tombeau civilisationnel.
Papini, comme dans La Vie de Personne3 (éditions Allia, 2009), démontre avec Gog qu’il refuse en bloc l’humanité telle qu’elle fonctionne. Tout le dégoûte, des vanités artistiques des uns aux habitudes bourgeoises des autres. Un simple restaurant devient lieu d’aisance : « Je sors à l’instant d’un immense restaurant de luxe. Horrible ! Le fait que l’intelligence humaine n’a pas encore associé la manducation à la défécation démontre bien notre grossière insensibilité. Seuls certains monarques d’Orient et les papes de Rome sont arrivés à comprendre la nécessité de se tenir à l’écart des témoins dans un des moments les plus pénibles de notre servitude physique – et ils mangent seuls ainsi que tous devraient le faire. » Il y a du George Grosz dans sa vision du monde, un Grosz qui aurait finalement orienté sa répulsion dans la mauvaise direction, optant pour le brun meurtrier quand son homologue allemand trempait son pinceau dans le rouge résistant.
Mais s’il faut lire Gog (et Papini) avec des pincettes, il serait stupide de lui appliquer un rejet brutal. Comme pour Céline et Voyage au bout de la nuit, traquer les premières manifestations du mal dans un Gog (1932) détaché des fourvoiements de l’auteur, c’est papillonner hors du texte. Bardamu comme Gog sont écœurés, mais ils n’optent pour rien, n’avancent aucune solution. Ils éructent, c’est tout, grattent là où ça fait mal, parfois désespérants, parfois drôles. Qu’après tant d’acrobaties verbales lumineuses leurs géniteurs se soient fourvoyés à ce point est certes désespérant, à garder en tête, mais pas de nature à censurer le génie littéraire.
Ce qu’il faut garder de Papini est ailleurs, dans l’élan fou furieux, l’amour inconditionnel de la littérature et la détestation de la frilosité : « Nous sommes pour les volontaires, pour les livres guerriers des rues qui renversent les toits, pour les chevaliers errants qui cherchent les aventures d’épée comme Casanova celle des jupons. Don Quichotte est notre patron. » (Un homme fini, 1912). Ubuesque et grandiloquent, maybe, mais littéraire avant tout. Une grande quête absurde qui s’échoue misérablement, non sans avoir joliment secoué le cocotier du progrès à tout prix. Le dernier mot pour Gog, parfait abruti lumineux : « Si nous étions vraiment vis à vis de la nature les despotes que nous nous flattons d’être, nous aurions à cette heure transformé les lacs en des vasques carrées, cruciformes ou en étoiles ; les fleuves en canaux rectilignes , et les montagnes - scandale et défi à notre pouvoir - en cubes, pyramides, cônes ou parallélépipèdes aux contours bien précis, à moins que nous n’eussions courageusement démoli toutes ces gibbosités. »