vendredi 16 janvier 2009
Littérature
posté à 07h56, par
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Disparu, évaporé, Ivan Illich ? Enterré dans le triste Panthéon des penseurs qui ne comptent plus ? Oh que non ! Si le philosophe autrichien, mort en 2002, ne fait plus tellement parler de lui, ses écrits restent aussi vivaces et essentiels. Démonstration avec « Le chômage créateur », ouvrage pointant l’aliénation du travail salarié et l’infantilisation d’un homme moderne ne sachant plus rien faire de ses dix doigts.
Plus personne ne connait Ivan Illich. C’est ce que ventripotaient récemment des intellos sur France culture, manière de dire avec suffisance que ce monde illettré est mal barré. Passée ma première envie de faire faire rendre gorge à ces « pompeux cornichons », je me suis dit que c’était vrai : tout compte fait, plus grand monde ne connait les théories de ce gauchiste atypique des années 70.
« Le Chômage créateur »
Dans Le Chômage créateur, livre paru en 19771, Ivan Illich n’écrit pas sur les RMIstes bienheureux, les laissés pour compte de la valeur travail que montre Pierre Carles dans le film Attention danger travail. Il expose plutôt l’une de ses marottes théoriques qui, si on gratte un peu, est une image en creux de la critique du travail salarié par Pierre Carles.
Un des aspects fondamentaux de la pensée d’Illich est la dépossession de l’homme moderne de ses pratiques traditionnelles et de ses compétences. Une dépossession qui résulte en partie de la complexification technologique : sous couvert de science pointue et nébuleuse, chaque tâche est attribuée à un technicien spécialisé. L’individu lambda se retrouve au centre d’un maelstrom de services qui le vide de tout savoir-faire, que ce soit au niveau de la santé, des loisirs, ou même du bricolage et de la nourriture. Un homme vidé de sa « valeur d’usage », donc.
Pour Illich, la valeur d’usage est ce qui est produit mais reste non quantifiable et non échangeable. Pour schématiser, c’est la sphère privée et celle-ci se rétrécit avec l’intervention d’un « professionnel », d’une personne au savoir consacré par la société et qui garde jalousement son pré carré. Le résultat est la marchandisation d’un monde qui perd peu à peu toute « convivialité » (autre notion clé de la pensée d’Illich). Et c’est ainsi que la valeur d’usage disparaît au profit de la valeur d’échange.
« Pour commencer, il ne faut pas confondre nouveaux spécialistes organisés et racketteurs. Pour prendre l’exemple des éducateurs, ce sont eux qui disent à la société ce qui doit être appris et qui ont le pouvoir de réduire à rien ce qui a été assimilé hors des murs de la classe. Cette sorte de monopole qui les habilite à vous empêcher d’acheter ailleurs que chez eux ou de fabriquer vous-mêmes votre tord-boyaux semble d’abord les faire répondre à la définition que le dictionnaire donne des gangsters. Mais l’action des gangsters consiste à s’assurer le monopole lucratif d’un produit de base en contrôlant son circuit de distribution. Alors qu’aujourd’hui éducateurs, médecins, travailleurs sociaux… s’arrogent le pouvoir légal de créer le besoin que, toujours selon la loi, ils seuls habilités à assouvir. »
Le titre de l’ouvrage a la même signification : il postule le travail salarié comme contre-productif, facteur de spécialisation, d’externalités négatives (désolé pour le jargon, c’est schématiquement un dommage collatéral) et de professionnalisation. A l’inverse, le travail non salarié permet de regagner un peu de cette « valeur d’usage » et de restaurer cette « convivialité » incompatible avec les échanges marchands.
« Le processus, en outre, altère inévitablement, chez les gens, la confiance qu’ils ont dans leurs compétences autonomes… Dans les sociétés modernes comme dans les sociétés traditionnelles, un changement très important est survenu dans une très courte période : les moyens de satisfaction des besoins ont été radicalement altérés. Le moteur a affaibli le muscle, l’instruction a émoussé la curiosité individuelle. Il en a résulté que les besoins, comme les désirs, ont acquis un caractère qui n’a pas de précédent historique. Pour la première fois, les besoins coïncident presque exclusivement avec les marchandises. »
Le lien à établir avec les chômeurs heureux est cette dépossession d’une partie de l’existence, pas de celle qui est passée à travailler, mais de la satisfaction éprouvée à faire quelque chose de ses dix doigts. La consommation exclusive (services ou objets) de produits finis dans une société d’abondance crée des externalités négatives. L’homme infantilisé, incapable de subvenir à ses propres besoins, est contraint de faire appel à un tiers, et, progressivement, finit par se faire dicter ses choix de consommation par les prescripteurs de nouveaux besoins : nouvelle drogue d’un dealer en blouse blanche ou dernier machin en plastique fluo.
Ses ramifications
« Et par là, la lutte pour une distribution équitable du temps et de la faculté d’être soi-même ailleurs que dans son métier ou son poste a été efficacement paralysée. Tout labeur non rémunéré est méprisé sinon ignoré. L’activité autonome menace le niveau de l’emploi, engendre la déviance et fausse le PNB… Le travail n’est respectable et digne du citoyen que lorsque son processus est planifié, dirigé et contrôlé par un agent professionnel, garantissant qu’il répond à un besoin normalisé. »
Réactualisé et mis en perspective avec le malaise des individus dans les sociétés occidentales - soit ce sentiment de la perte du sens - , cela m’amène à penser que cette dépossession en est à l’origine : l’individu qui ne subvient en aucune manière à ses propres besoins perd en partie sa raison d’être, il n’est rien d’autre qu’un poids pour la société, un nourrisson nourri au biberon. Sentiment englouti, en parti masqué, par la consommation de télé anxiogène et d’aliments surgras. Pas étonnant qu’on vive dans un monde de tarés…
Toutefois, on peut noter un changement considérable dû à l’avènement du web, qui est une manière on ne peut plus efficace de partager les savoirs-faire et les expériences, de se rapproprier des techniques, de redevenir créateur, et non plus simplement consommateur, .
Embrayage sur d’autres idées du bonhomme
Ivan Illich va parfois trop loin, malgré tout le respect que je lui montre, et son attaque tous azimuts contre la spécialisation confine parfois au grotesque. C’est sans doute parce-que l’on voit cela avec le recul d’une bonne trentaine d’années. Illich a en effet élaboré sa théorie en période d’abondance, pendant les Trente Glorieuses. Mais de nombreux éléments de sa théorie restent d’actualité, par exemple sa défense de l’austérité par opposition à l’abondance ou la volonté de retour à l’autonomie, au « ré-outillage » des individus.
L’un des points les plus passionnants de sa théorie tient dans son analyse des seuils critiques, dans cette détermination de seuils au-delà desquels un élément théoriquement bon devient mauvais (encore ces satanés externalités négatives). Pour être plus clair et reprendre un de ses exemples à propos de la circulation automobile : la voiture permet de se déplacer plus rapidement, sauf à partir du moment où tout le monde en a une et où tous les conducteurs restent bloqués dans les embouteillages. Au final, plus personne n’avance, d’autant que l’usage des autres moyens de transports est rendu difficile par le développement des infrastructures routières. Une théorie des seuils critiques qu’Ivan Illich applique également au système médical occidental dans son livre, analysé dans le livre Némésis médicale.
Bref, notre société souffre de son caractère massif. Des besoins de masse appellent des réponses de masse, par nature inappropriées aux cas particuliers.
Pendons les écolos
Ivan Illich est également l’un des premiers à fustiger une écologie se contentant bien souvent, à l’époque, de critiquer les formidables potentialités négatives de l’énergie atomique sans prôner une limitation des dépenses énergétiques. Avec pour postulat que la seule énergie propre est celle qui n’est pas utilisée.
J’en arrive par des chemins biaisés à ce qui me fait glousser de fureur : la préoccupation écologique s’universalise, écologie par ci, Nicolas Hulot par là. Elle s’institutionnalise. Alors, plus que jamais : pendons les écolos tant qu’il reste des arbres. Des gens qui servent de caution morale au gouvernement, qui vantent les biocarburants de manière éhontée… Depuis que l’écologie est devenue l’avenir du capitalisme, tout ça me dégoute, tant il est évident que c’est une manière rationnelle de retarder l’effondrement. Moi, maintenant, dés que je vois une pâquerette, je l’écrase à coups de talons rageurs, quand je vois un vélo, j’y crève les pneus et quand je vois des végétariens, je met discrètement de la chaire à saucisse dans leur boulgour.
Pour faire bref, détruisez-moi cette planète de merde (de toute façon, elle est déjà bonne à mettre à la poubelle), avec un peu de chance ça détruira aussi ce système pourri, et alors la paix et l’amour pourront enfin régner à travers le système solaire sans ce monde de trublions au gros nez. D’ailleurs, c’est mathématique : si on attend trop, on va finir par s’attaquer à d’autres planètes. Une idée qui n’est pas vraiment en contradiction avec la pensée générale d’Illich, ce dernier ayant longtemps fustigé ces rustines du système (assurance sociale, citoyennisme, etc.) qui ne font que retarder l’implosion inéluctable.
Pour finir, ce billet avait deux buts, crier au monde mon amour immodéré pour ce qui est sorti du cerveau poilu d’Illich, et crier ma haine à la face de l’écologie. C’est fait.
« La vie est soumise à l’intensité des soins et à leur permanence. La prophétie de Léonard de Vinci s’est accomplie : ’Les hommes arriveront dans un tel état d’avilissement qu’ils seront heureux que d’autres profitent de leurs souffrances, ou de la perte de leur véritable richesse, la santé.’ »