mardi 11 mai 2010
Entretiens
posté à 21h25, par
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Il se joue en sourdine. Faible, presque atone. Mais voilà : il se joue quand même. Le chant de la vie et de la révolte, « fil noir » de l’anarchisme qui court au long du XXe siècle, n’est pas éteint. Loin de là, dit même Anne Steiner, auteur de deux ouvrages passionnants sur des mouvements radicaux (sur les anarchistes individualistes et sur la Rote Armée Fraktion). Explication de siècle.
Dresser un parallèle entre l’illégalisme du début du XXe siècle et la lutte armée de la RAF dans les années 1970 ? Difficile. Il y a des correspondances, bien entendu - on peut toujours en trouver. Entre autres, un refus total d’une société qui écrase, une quête d’absolu, une large place laissée aux femmes. Mais il serait vain - idiot, même - de s’échiner à tracer des parallèles entre les deux mouvements au motif qu’Anne Steiner, maître de conférences au département de sociologie de l’université de Nanterre, a publié un ouvrage sur chacun d’eux.
Deux livres, donc. Le premier se nomme RAF, Guérilla urbaine en Europe occidentale et a été écrit avec Loïc Debray. Édité une première fois en 1987, joliment réédité vingt ans plus tard par L’Échapée, il reste l’ouvrage de référence sur un mouvement trop souvent caricaturé, voire falsifié. Axé sur la RAF des années 1970, l’ouvrage navigue intelligemment sur le fil, à la fois étude sociologique minutieuse, réflexion politique et description de la mouvance radicale allemande des années 1970. En filigrane perce une certaine empathie pour le sujet ; avec pour résultat, un livre réussissant le pari de se montrer critique sans être à charge.
De l’empathie ? Pour le coup, elle fait beaucoup plus qu’effleurer dans Les En-dehors, Anarchistes, individualistes et illégalistes à la Belle Époque. Logique, le traitement n’est plus du tout le même : exit la sociologie, le livre - lui-aussi publié aux éditions L’Échappée - est une fresque historique, alerte et passionnante. Centré sur la figure de Rirette Maîtrejean, militante et propagandiste anarchiste individualiste qui a un temps assuré la direction du journal L’Anarchie, l’ouvrage dresse l’enthousiasmant tableau d’un Paris de la Belle Époque remué et bousculé par les idées individualistes et illégalistes. Les révoltés sont légion, chantent l’amour de la vie et crient leur refus de l’ordre du monde. Oui : ça fait rêver…
De cette introduction, tu retiendras le principal : ces deux livres sont indispensables. L’entretien qui suit1 - mené dans un café de Belleville - devrait t’en convaincre. Il ne te reste qu’à suivre ce « fil noir » évoqué par Anne Steiner : sous des formes différentes mais toujours radicale, la révolte court au long du XXe siècle. Jusqu’à aujourd’hui.
On se retrouve à Belleville. Ce n’est pas un hasard, n’est-ce pas ?
J’aime ce quartier, oui. Pour ce qu’il est, mais aussi pour son passé. Je me suis intéressée à Belleville avant de m’intéresser aux illégalistes. J’habitais le quartier et je participais à un journal nommé Quartier Libre, où je publiais une petite chronique traitant de l’histoire de l’anarchie à Belleville. Le principe était simple : je choisissais une adresse où il s’était passé un événement en rapport avec l’anarchie, et je faisais le récit de cet événement.
Dans les environs, Émile Henry a fabriqué sa fameuse bombe du café Terminus, cité des Envierges. Un peu plus loin, Rirette Maîtrejean a déménagé le journal L’Anarchie au 24, rue Fessart, tandis qu’au 19, rue de Belleville s’est tenue la première université populaire réellement anar, après celle du Faubourg Saint-Antoine. Les Jeunesses anarchistes avaient leur local à Belleville et, de façon générale, beaucoup d’anars habitaient le quartier à la fin du XIXe, et au début du XXe, dont les ouvriers du cuir et les tailleurs.
Vous pensez qu’il reste encore quelque chose de ce Belleville-là ?
Plus vraiment. Même si, quand je travaillais sur le quartier il y a quinze ans, il y avait encore de très vieux habitants - des gens ayant par exemple travaillé dans la chaussure - qui possédaient une mémoire de l’anarchie, de ses pratiques. Je pense entre autres aux pratiques néo-mathusiennes de limitation des naissances : quand ces habitants avaient une copine dans l’embarras, ils savaient très bien où frapper…
Ce n’est qu’une très vague survivance… Comment expliquer que cette culture anarchiste ait presque complètement disparu ?
Il y a d’abord le ralliement à l’Union sacrée d’une partie du mouvement anarchiste, qui l’a grandement discrédité. L’avènement de la Révolution russe a joué aussi, puisque certains anarchistes se sont ralliés à cette perspective. De même que la fondation du Parti communiste et son influence grandissante sur le mouvement syndical.
Les individualistes auraient pu ne pas être concernés : ils étaient à part, n’étaient ni révolutionnaires ni insurrectionnalistes, revendiquaient d’abord une transformation des modes de vie… N’empêche que certains, après la Première Guerre mondiale, se sont quand même ralliés à la perspective révolutionnaire. D’autres ont commencé à trouver les préoccupations qui étaient les leurs un peu dérisoires ; si on s’intéresse, par exemple, au parcours de Victor Serge, on voit bien qu’il prend ses distances avec l’ individualisme parce que ce désir d’une vie heureuse, à travers une sexualité épanouie et un autre rapport au travail, lui semble un peu décalé par rapport à l’horreur de la Première Guerre mondiale, à ses millions de morts, puis à la révolution russe qui se lève… Il faut aussi rappeler que Victor Serge a voulu faire la guerre : il a essayé de s’engager dans la Légion alors qu’il était emprisonné en France, au début de la Première Guerre mondiale, et il a retenté d’intégrer l’armée plus tard, alors qu’il était en exil à Barcelone.
Au fond, les Illégalistes ont été un peu rattrapés par l’histoire. Et cette perspective de changer le monde par contagion, en vivant différemment et en servant de modèle à d’autres pour qu’ils fassent de même, est devenue moins crédible. Le courant a quand même perduré, mais ses membres se sont recentrés : certains se sont limités à l’antimilitarisme, d’autres ont continué la propagande néo-malthusienne, d’autres encore se sont focalisés sur les expériences de vie communautaire, s’intéressant particulièrement au régime végétarien, au naturisme… Il y a eu une sorte de fragmentation de l’héritage individualiste.
Ils ont abandonné la perspective violente ?
Ils ne l’étaient pas tant que ça. Il faut rappeler que les Illégalistes n’étaient pas du tout dans la perspective d’Émile Henry, ils ne voulaient pas se sacrifier : ce qui les intéressait était de vivre leur vie à plein. Cela ne les a pas empêché de vivre « vigoureusement » leurs idées et – pour certains illégalistes – d’être particulièrement courageux. Mais ils n’avaient pas cet idéal du sacrifice. Ils ne recherchaient pas non plus la violence à tout prix ; pour eux, celle-ci n’était pas à éliminer comme hypothèse, voilà tout.
Il faut souligner aussi que Bonnot et quelques autres ont incarné le versant violent de l’illégalisme. Mais une version plus soft a existé, davantage axée sur la fausse monnaie, sur les déménagements au petit matin … Les déménagements à la cloche de bois peuvent sembler anodins, mais ils étaient en fait essentiels, permettant à ceux qui en usaient de jongler avec le salariat, de ne pas s’aliéner, de résoudre le problème du logement à leur manière.
Et puis, il n’y avait pas que ce côté débrouille individuelle. Les partisans de ce type d’action ont aussi agi sur un champ plus large. Ils ont par exemple initié un mouvement d’occupations de lieux insolites, pour sensibiliser l’opinion ; aux Tuileries ils avaient relogé, dans de petites maisons en kit, des familles sans logements. Bref, leurs pratiques portaient aussi une action collective.
Laquelle perdure encore aujourd’hui…
Je pense qu’il y a un prolongement, oui. C’était particulièrement frappant en 1968, avec l’émergence de tous les idéaux portés par les milieux que je décris, ceux de la Belle Époque. Tout y était, à la fois la libération sexuelle, la remise en cause de la médecine moderne, le questionnement sur l’alimentation (manger mieux et moins cher, avec le végétarisme) et le rapport au travail, l’émergence de communautés d’habitats, le pacifisme, le refus du mariage et l’amour libre… Tout cela est revenu avec une force incroyable en 68, justement au moment où les derniers survivants de la génération de la Belle Époque étaient en train de mourir.
Dans ses mémoires, Mauricius, un militant individualiste de la première heure, raconte qu’il allait en 68 à la rencontre des étudiants de la fac de médecine – il y avait été étudiant – et explique avoir eu le sentiment que les En-Dehors étaient en train de gagner. Rirette Maîtrejean – personnage au centre de mon livre – est morte en juin 1968, alors que les idées qu’elle avait toujours défendues connaissaient un incroyable regain de vitalité.2
On peut avoir l’impression qu’entre le début du XXe siècle et la fin des années 1960, il ne s’est rien passé. Je crois au contraire qu’il y a eu un fil noir, que le mouvement illégaliste s’est perpétué par des écrits et des expériences, par le refus de certaines conventions (notamment dans le milieu des artisans et jusque dans les années 50), par l’existence dans l’entre Deux-guerres de communautés d’habitats… c’est cela qui a resurgit, avec une vigueur incroyable, en 1968. C’est cela aussi que je sens revenir, de façon plus modérée, depuis une dizaine d’années.
Vous pensez à un retour de l’autonomie ?
Pas spécialement, non. C’est vrai qu’on retrouve, chez les autonomes et les illégalistes, un même refus de compromissions avec le salariat et avec une vie aliénante. Mais il y a aussi de très larges différences. L’autonomie qui se donnait à voir dans mes années de jeunesse, celle de la fin des années 70, avait un côté un peu « militaro-je-me-prend-au-sérieux » qu’on ne retrouve pas du tout dans les En-dehors. Et paradoxalement, ce que j’ai alors vu de leurs actions en manif, à la fin des années 70, m’apparaissait un peu puéril. Il y avait alors un côté « guéguerre » pour se faire plaisir qui n’apportait pas grand-chose. Se mettre en danger pour des cibles limitées – casser la vitrine d’une agence d’intérim ou d’un magasin de vêtement – au risque de se faire arrêter me semblait alors à la fois sympathique et un peu inutile.
Pour revenir à votre question… Je ne pense pas qu’il y ait, en ce moment, une résurgence de l’autonomie. Et je ne suis pas sûr que ce soit souhaitable. Par contre, je suis convaincue que les expériences d’En-dehors vont se développer. Parce que ça va être la seule façon de survivre pour toute une génération, et qu’il y un grandissant refus de l’aliénation du travail. Je pense en voir des signes avant-coureurs. On dit souvent que les étudiants sont de plus en plus dépolitisés ; c’est le cas, et même à Nanterre. Par contre, un nombre croissant de jeunes semblent ne plus se soucier de leur avenir professionnel. Cette année, j’ai participé à l’accueil des lycéens organisé à l’université pour la journée portes ouvertes : tous me demandaient « où est l’histoire de l’art ? » et « où est l’ethnologie ? », il n’y avait que ça pour les intéresser. Je crois que ces jeunes se donnent le droit de faire des études qui leur plaisent, qu’ils ne se projettent plus dans une vie de travail, qu’ils ont intégré la perspective d’une vie avec peu d’argent. Pour l’instant, c’est sans doute en partie un choix par défaut. Mais rien ne dit que ce ne sera pas théorisé et généralisé ensuite. Se donner le droit de créer, de peindre, d’écrire… Se donner le droit de vivre, en somme.
Au fond, je n’ai aucune illusion : jamais, il n’y aura un avenir radieux pour l’ensemble de la planète. Il y aura des expériences plus ou moins importantes, ici ou là. Il y aura des insurrections, des communes qui durent un certain temps et qui seront écrasées après. Probablement rien de plus. Et c’est déjà beaucoup.
Vous pointiez une prise de risque exagérée, dans les années 70, des autonomes sur des cibles limitées. Mais c’est pourtant comme ça qu’a débuté la RAF, non ?
Vous pensez aux deux grands magasins incendiés à Francfort le 3 avril 1968 ? C’est vrai. Mais justement : c’est leur arrestation, le lendemain, qui a indirectement précipité la création du mouvement. Andreas Baader, Gudrun Ensslin, Thorwald Proll et Horts Söhnlein ont été arrêtés moins de 48 heures après l’incendie, parce qu’ils s’étaient plutôt comportés comme des manches. Ils n’avaient pris aucune précaution, en parlaient fort dans les cafés… L’arrestation aurait pu ne pas avoir lieu s’ils avaient fait un peu plus attention. Dans le groupe d’une quinzaine de personnes qui se constitue en tant que groupe de lutte armée, deux ans plus tard, il n’y a que Baader et Ensslin de l’équipée de Fancfort. Et ils ont changé ! Ils sont porteurs d’une autre conception de la lutte, d’une autre stratégie.
Pour revenir à votre question, la RAF est née de la rencontre entre des gens ayant une pratique spontanéiste ou autonome et d’autres qui avaient une formation politique plus classique, des personnalités comme Ulrike Meinhof, venue du versant communiste, ou Horst Mahler, issu du SDS. C’est cette rencontre qui a fait la RAF.
En y ajoutant l’ambiance de l’époque…
C’est vrai, il y avait beaucoup d’actions, plus ou moins violentes, au moment où ils ont incendié les deux grands magasins à Francfort. Une ambiance particulière, dont rend très bien compte le fameux livre de Bommi Baumann, Tupamaros Berlin-Ouest3.
Ce qu’on appelle la première RAF, celle qui tombe en juin 1972 et meurt en 77, est notamment venue de là. Ses membres étaient tous immergés dans des expériences vivantes et variées, autour de l’éducation anti-autoritaire, de la vie en communauté… Ce n’est qu’une fois dans la clandestinité qu’ils ont dû y mettre fin. Tandis que les suivants, ceux qu’on appelle la deuxième RAF, ont délibérément choisi d’être coupés de tout ça, du mouvement anti-nucléaire, du mouvement féministe, etc… Je crois d’ailleurs qu’ils méprisaient un peu ces mouvements.
C’est aussi pour cela que la RAF ne m’intéresse réellement que jusqu’en 1972. Et que je n’ai pas enrichi mon livre : au moment de sa réédition, j’aurais pu travailler sur la suite de la RAF, mais je ne trouve pas ça très intéressant. Les textes n’ont plus aucun intérêt – une sorte de lourde vulgate marxiste – et le groupe devient une organisation complètement coupée du quotidien des gens.
Il est probable que la façon dont les militants de la première vague ont été traités a beaucoup joué dans cette coupure volontaire. Mais le problème est qu’on ne peut construire une organisation autour d’une martyrologie, autour d’une instrumentalisation de la souffrance et des conditions de détention. Cela fausse tout. A partir du moment où la RAF ne s’est plus battue que pour la libération de ses membres, ce combat est devenu beaucoup trop restreint.
Vous disiez que la deuxième vague s’était volontairement coupé des mouvements de lutte. Mais est-ce que ces mêmes mouvements ne se sont pas, eux, éloignés de la RAF après l’attentat contre le groupe Springer et ses 34 blessés, en mai 1972 ?
Sans doute. Quand je préparais le livre, il y a plus de vingt ans, plusieurs des personnes que j’ai interviewées – des gens hors-RAF mais plutôt sympathisants - m’ont expliqué avoir été soulevés d’enthousiasme par les attentats d’Heidelberg contre les casernes américaines, parce qu’ils étaient horrifiés par la guerre du Vietnam4. Les mêmes m’ont aussi affirmé avoir beaucoup plus mal vécu l’attentat contre le groupe Springer5. Ce qui était peut-être une raison qu’ils se donnaient a posteriori pour ne pas avoir basculé…
À l’origine, la RAF avait vraiment cette volonté que des gens innocents ne puissent être touchés. Sauf que dans le cas de Springer, le groupe de Hambourg - qui s’était chargé de l’attentat et s’est vu reprocher son manque de professionnalisme par les autres membres - a été beaucoup trop naïf. Parce qu’il avait prévenu la direction de Springer une demi-heure à l’avance, il était persuadés que l’immeuble allait être évacué. Ben non…
C’est d’ailleurs l’une des contradictions de la RAF, un côté faux de leur discours. Ils traitaient Axel Springer de fasciste, mais ils se sont quand même imaginés qu’il allait forcément faire évacuer l’immeuble. Et n’ont pas compris que la non-évacuation était une possibilité - Springer a prétendu ne pas avoir le temps d’évacuer en une demi-heure, mais en l’espèce il n’a même pas essayé…
C’est une contradiction qu’on retrouve, il me semble, quand les membres de la première vague se sont lancés en prison dans plusieurs grèves de la faim, longues et dures. Si vous pensez que l’État est fasciste, ce qui était leur cas, vous n’entamez pas une grève de la faim. Parce que si vous avez vraiment affaire à un État fasciste, vous devez vous attendre à ce qu’il vous laisse mourir. Peut-on imaginer une grève de la faim à Dachau ? Si vous vous engagez dans une grève de la faim, alors c’est que vous ne pensez pas vraiment ce que vous dites, à savoir que cet État que vous combattez est fasciste !
Il y a une vraie continuité entre la 1re et la 2e RAF ?
C’est difficile à dire. Prenez l’exemple de la prise d’otage de l’ambassade de Stockholm, en avril 1975 : elle n’a pas été très bien perçue par les membres historiques, notamment parce que les gens qui l’ont réalisée venaient d’un autre horizon. Ils étaient en effet issus du SPK (Sozialistisches Patiententkollektiv), un collectif créé par un couple de psychiatres, des patients et du personnel soignant de la clinique psychiatrique de l’université d’Heidelberg. Eux ont poussé les principes anti-psychiatriques jusqu’au bout en disant que seule la société était malade, pas les patients. Il s’agissait de faire de la maladie une arme en prônant la lutte contre ce système.
Je m’égare un peu, mais… Un recueil de leurs textes – Faire de la maladie une arme - est paru en France, aux éditions Champs Libre. Une collection assez géniale, qui a aussi publié les premiers textes de la RAF, plus intéressants que ceux édités ensuite par Maspero. Parmi ces premiers textes, il y avait Le Sujet Révolutionnaire, sans doute le plus beau des écrits de la RAF, avec cette idée que tout un chacun est sujet révolutionnaire dès lors qu’il ne marche plus, qu’il se refuse.
Revenons au SPK… Le groupe a été viré de la clinique d’Heidelberg avec une grande violence, une brutalité inouïe. Puis, certains des membres du collectif ont participé à la prise d’otage de Stockholm, une prise d’otage très dure qui a fait deux morts et plusieurs blessés. Un échec : ils voulaient obtenir la libération des prisonniers de la RAF, mais personne n’a été relâché.
Bref, ces gens de la prise d’otage de Stockholm, qui se sont nommés « commando Holger Meins », n’étaient peut-être pas vraiment de la RAF. Ils s’en réclamaient, cependant. Les membres historiques de la RAF n’allaient pas dire : « Non, vous n’êtes pas des nôtres. » Mais ils n’avaient pas forcément de lien fort avec ces gens. Ils en avaient davantage avec les militants qui ont commis les actions de 1977. Avec ceux là, on peut parler de continuité.
Comment cela a été possible ?
En prison, les membres de la RAF ont continué à écrire des textes, qui ont été publiés à l’extérieur. Ils recevaient aussi des visites, des avocats ou de certains membres des comités de soutien aux prisonniers.
Et ils continuaient à croire en leur possible victoire ?
Ils n’ont jamais prétendu vaincre. Pas au sens d’une prise de pouvoir dans leur pays, en tout cas. Pas même en provoquant une révolution. Non, ils se plaçaient dans une perspective mondiale ! Ils avaient le sentiment que le monde occidental capitaliste était fragile et ne pourrait peut-être pas résister aux coups que lui portaient, en périphérie, les mouvements de libération du tiers-monde. Il y avait cette idée que le système capitaliste mondial vivait du tiers-monde : si le tiers-monde s’émancipait, le système s’effondrait.
Pour la RAF, l’essentiel était donc d’aider ces mouvements. Non pas en allant faire les zozos en Amérique Latine ou en Palestine mais en portant des coups au cœur du monstre, au centre de la métropole, puisqu’ils avaient la chance d’y avoir accès. Être une fraction d’une armée rouge mondiale constituée de tous ceux qui ne marchent plus, qui entrent en résistance, d’où le nom qu’ils se sont donné. C’était finalement une vision très cohérente, avec ce sentiment que le système se trouvait tout proche de l’effondrement, que ça n’allait plus durer longtemps. Et les membres de la RAF avaient cette ambition de contribuer de façon décisive à ces luttes, en luttant ici et maintenant par la voie des armes, en allant jusqu’au sacrifice de leur vie. Ils reprenaient d’ailleurs une phraséologie assez lourde, façon « peu importe notre sacrifice, un autre bras se lèvera pour reprendre notre arme ».
Mais il y avait peu de bras pour se lever derrière : ils n’avaient pas conscience de ce qui les séparait du monde militant ?
Ceux de la première RAF étaient déjà en prison quand ils auraient pu en prendre conscience… Je pense qu’il y avait de toute façon des divergences entre eux dès la fondation du groupe. Certains ne voulaient pas d’une situation totale de clandestinité, et d’autres voulaient vraiment se couper de tout.
A l’inverse, les RZ (Revolutionäre Zellen, une autre organisation de guérilla révolutionnaire de l’Allemagne des années 1970) ont fait le choix d’une stratégie différente, reposant sur le double discours. D’un côté, ils ont participé à des mouvements sociaux – ainsi, par exemple, d’une action de destruction des distributeurs de titres de transport des tramways et bus de Francfort – et de l’autre ils ont accepté de participer à des actions très controversées aux côtés des Palestiniens parce qu’ils recevaient des armes d’eux. J’ai le sentiment que ce flottement idéologique les a rendus plus perméables à l’instrumentalisation.
Ils n’étaient pourtant pas les seuls à s’en être rapprochés : dans les camps d’entraînements palestiniens, il y a aussi eu des gens de la RAF, ainsi que d’autres membres de fractions d’extrême-gauche. Ça n’avait alors rien d’extravagant de partir s’entraîner là-bas. À tel point que les Palestiniens ne savaient pas toujours quoi faire de tous ces Européens qui leur arrivaient et avec lesquels ils avaient - en réalité - des divergences de fond. Je pense qu’ils avaient du mal à les prendre au sérieux.
De toute façon, ça n’a pas trop collé entre Palestiniens et membres de la RAF : ces derniers ne voulaient pas d’un entraînement militaire, mais d’une préparation à la guérilla urbaine. Bref, ça n’est pas allé plus loin. Ce qui a peut-être évité aux membres de la RAF de se faire instrumentaliser par le mouvement palestinien, à la différence des RZ.
Instrumentalisation par Carlos et Kadhafi, ainsi que le raconte Hans-Joachim Klein dans La Mort mercenaire ?
Oui. Sauf qu’il faut se méfier de Klein : lui ment comme il respire6.
Il accuse la RAF d’avoir voulu monter un certain nombre d’actions purement imaginaires. Il reprend même des rumeurs sur l’empoisonnement de l’eau… En fait, la RAF a toujours maintenu cette idée de ne pas faire de victimes innocentes, même si ça n’a pas toujours réussi.
Cette notion de victime innocente n’a pas beaucoup de sens, en même temps. Un des soldats américains tués lors d’un attentat en 1972 était un sans-grade. Peut-être un jeune Américain qui avait tout fait pour ne pas aller au Vietnam ? Comment savoir ? Et qui décide ? Le recours à l’attentat fait forcément courir le risque de faire des victimes qui, si elles ne sont pas innocentes, ne sont pas non plus sur la liste des coupables - coupables selon les critères que se donne le groupe, bien entendu. Qui prétend ne pas vouloir provoquer la mort de « victimes innocentes » s’interdit de recourir à l’attentat à la bombe !
Cela pourrait être l’une des raisons pour laquelle la lutte armée a reflué, puis disparu ?
Entre autres, oui. Être violent contre qui, contre quoi ? Aujourd’hui, le contexte n’est plus du tout le même. A l’époque, il y avait un ennemi clairement identifié : l’impérialisme américain. Aujourd’hui, c’est beaucoup moins facile de savoir contre quoi se battre. Soutenir l’Irak ? Trouver une figure positive des peuples en lutte pour s’émanciper ? L’image du petit paysan vietnamien courageux combattant malgré les bombes tombant du ciel, on ne la retrouve pas tellement en Irak ou en Afghanistan. Il n’y a plus guère de figures positives auxquelles s’identifier dans les périphéries. Du côté des mouvements indiens d’Amérique centrale et d’Amérique latine peut-être, mais eux-mêmes ne sont pas forcément engagés dans un processus de lutte armée et les soutenir n’implique pas le recours à la violence.
Ce qui est plaisant dans les En-Dehors, finalement, est que la violence n’était pas un but en soi. Ils étaient prêts à aller jusque-là s’il le fallait, mais pouvaient aussi très bien s’en passer. Cela allait avec leur extraordinaire appétit de vivre.
Alors que pour la RAF, la violence est devenue un but en soi ?
D’une certaine façon, sans doute. Le fait est que la RAF – je parle encore une fois de la première vague - n’a réellement duré que peu de temps : en 70 ils ont basculé dans la clandestinité, en 72 ils ont été arrêtés. Et après, ça a été la prison, avec une sorte d’ascétisme, avec un discours devenant très dur.
Il est d’ailleurs intéressant de constater que des activistes du Mouvement du 2 juin, pourtant emprisonnés en même temps qu’eux, n’ont pas du tout réagi de la même façon. Ils n’ont pas revendiqué le statut de prisonnier politique pour la bonne raison qu’ils remettaient en cause le clivage droit commun/politique et exigeaient l’amélioration des conditions pour tous. Ils ne se prenaient pas au sérieux et Teufel, qui avait été surnommé le clown de l’APO7, disait : « Pitié ! Tout sauf un enfermement avec des politiques ! Quelle prise de tête… » (je rapporte de mémoire, en gros ce sont ses paroles). Les membres du Mouvement du 2 juin – parmi lesquels Bommi Baumann, l’auteur de Tupamaros Berlin-Ouest – étaient plutôt anarchistes, issus de la mouvance des Rebelles du Hasch. Ils avaient aussi un côté provo, situ.
De toute façon et encore une fois : après 1972-73, la RAF m’intéresse moins. Les actions sont moins intéressantes et je n’aime pas du tout les textes postérieurs, non plus que les déclarations au procès. Même ce que le noyau historique a pu écrire après est à mon goût beaucoup trop marxiste-léniniste, trop décalé. Alors que leurs textes de 1971, je pense encore une fois au Sujet révolutionnaire, ont beaucoup moins vieilli.
Dans cet entretien comme dans votre livre, on sent un intérêt profond pour la trajectoire de la RAF. Comme si votre sujet d’étude recoupait votre trajectoire personnelle…
C’est vrai, j’ai été proche, en 1976-77, du comité de soutien français aux prisonniers de la RAF. Et j’ai commencé ma thèse - plus tard devenue livre - en 1982, cinq ans après la mort des prisonniers de Stammheim8 et la dissolution du comité parisien. Ce n’était pas forcément une position avantageuse : ça m’a peut-être aidé à avoir une approche compréhensive, mais ça n’a pas facilité mes rencontres.
Je n’ai d’ailleurs jamais dit à mes interlocuteurs que j’avais été proche du comité de soutien. Je pense que s’ils l’avaient su, ils auraient été plus méfiants, plus hostiles à ma démarche. Ils auraient pensé que je cherchais à capitaliser sur mon militantisme. C’est le sentiment qu’ont eu, je pense, certains anciens camarades après la sortie du livre en 1987. Pour rédiger ma thèse, puis le livre, j’ai en fait effectué un travail de sociologue, de façon très conforme aux règles de la discipline. Il y a une grosse part de travail sur archives et de nombreux entretiens avec des avocats, des militants, des sympathisants, des membres de la famille de militants morts en prison. En ce qui concerne les militants, mon choix s’est porté sur ceux qui s’étaient déjà exprimés, donc qui admettaient la possibilité d’entretiens. Je ne me suis jamais rendue en prison, parce que je ne voulais rien avoir à faire avec les autorités judiciaires. Ceux que j’ai rencontrés étaient légaux, avaient purgé leur peine, n’étaient plus dans la clandestinité.
Un tel travail peut toujours être perçu comme de la récupération. Quand je me suis lancée dans cette étude, ce n’était pourtant pas ça du tout. C’était plutôt une quête personnelle ; je n’ai pas du tout pensé en terme de carrière, j’en étais très éloignée, ne me projetant dans aucun avenir professionnel. II s’agissait plutôt de comprendre sur un plan intellectuel un mouvement qui m’avait parlé sur un plan émotionnel. Peut-être aussi voulais-je en finir avec une certaine forme de mauvaise conscience, celle de n’avoir pas su accorder mes actes avec mes convictions (d’alors).
Tel était mon état d’esprit au départ, avant de m’engager dans ce travail. Pendant les quatre années qui ont suivi, années de recherches et d’écriture, j’ai beaucoup évolué. C’est un effet de l’âge, aussi. Si on n’en meurt pas, on finit par accepter l’horreur du monde, du moins on parvient à la mettre à distance. Il faut une certaine dose de cynisme pour survivre. Il faut s’amputer d’une part de sa sensibilité. Les autres vous considèrent comme plus serein, plus équilibré, plus mûr, mais vous, vous savez que vous vous êtes aussi appauvri. Les militants de la RAF étaient tout sauf des cyniques. Une femme comme Ulrike Meinhof est morte de n’avoir pu, même à trente-cinq ans passé, s’accommoder de l’horreur du monde, vaquer à ses occupations de journaliste engagée quand les bombes pleuvaient sur le Vietnam. Ulrike et d’autres.
Aujourd’hui, je pense que la radicalité politique ne passe pas forcément par la violence. Et que le refus de ce monde peut emprunter d’autres voies, celles de la désobéissance, de l’invention d’autres modes de produire, d’échanger, d’aimer, d’éduquer… Je sais aussi - néanmoins - que si ces pratiques étaient assez massives pour mettre en péril certains intérêts, elles seraient réprimées de telle sorte que le recours à la violence s’imposerait peut-être alors. Avec un rapport de force qui, sur le plan militaire, ne sera jamais en faveur des insurgés !
1 Les quelques notes qui émaillent l’entretien sont de mon fait, et non d’Anne Steiner.
2 Je ne résiste pas au plaisir de recopier ici cet extrait de l’épilogue des En-Dehors : Rirette s’éteint « le 14 juin 1968, au moment même où les idéaux portés par les individualistes tenaient le haut du pavé, tandis que de nouveaux en-dehors refusaient haut et fort tout ce contre quoi leurs prédécesseurs avaient combattu : l’asservissement de la femme, le mariage, le service militaire, l’éducation autoritaire, l’allégeance à l’État, l’enfermement dans le salariat. Au fameux ‘vivre sa vie’ des individualistes répondait le ‘jouir sans entraves’ des libertaires de mai. Et tandis que fleurissaient un peu partout de nouveaux milieux libres, que la consommation était questionnée, qu’un nouvel intérêt pour la médecine alternative et l’alimentation végétarienne se manifestait, certains s’interrogeaient sur la pertinence du respect de la légalité, prônaient la reprise individuelle ou songeaient à de nouvelles formes de propagande par le fait. Tous ignorant la mort à quelques jets de pavé du Quartier latin de celle qui avait été, à vingt ans, une si ardente révoltée, dans le sillage d’un Libertad, auquel un invisible fil noir les reliait eux-aussi ».
3 Réédité par les éditions Nautilus sous le titre Passages à l’acte.
4 En 1972, la RAF s’est attaquée à deux reprises aux forces américaines stationnées en Allemagne. Le 11 mai d’abord, avec un triple attentat à la bombe au QG militaire américain de Francfort, lequel fait un mort et 14 blessés. Puis le 24 mai, avec un double attentat au QG militaire américain d’Heidelberg (3 morts, 6 blessés).
5 Le 19 mai 1972, un double attentat vise la presse Springer, à Hambourg (les titres de presse d’Axel Springer se distinguaient à l’époque par un ton particulièrement haineux à l’égard de tous les radicaux politiques). Les attentats font 34 blessés, des ouvriers travaillant pour le groupe, et choquent beaucoup de monde en Allemagne. La RAF a toujours expliqué avoir donné l’alerte, accusant Axel Springer d’avoir décidé sciemment de ne pas faire évacuer les lieux visés.
6 Et pan dans ma tronche.… J’ai écrit un billet assez laudateur (minimum) sur Hans-Joachim Klein, ICI. À l’évidence, j’aurais mieux fait d’être plus mesuré.
7 L’APO est l’Opposition extra-parlementaire (Außerparlamentarische Opposition), mouvement créé par les étudiants contestataires allemands en 1967.
8 Le 18 octobre 1977, trois des principales figures de la RAF sont retrouvées mortes en prison. L’État allemand parle de suicide - Andreas Baader et Jan-Carl Raspe par arme à feu, Gudrun Ensslin par pendaison. Mais une quatrième prisonnière, Irmgard Möller - découverte, elle, grièvement blessée au matin et qui survivra - accuse les autorités d’avoir maquillé un triple meurtre en suicide.