samedi 6 décembre 2008
Sur le terrain
posté à 00h11, par
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A Article11, on se mouille. On se trempe, même… Jusqu’à tester l’ayahuasca, cet hallucinogène très puissant tiré d’une liane de la forêt amazonienne et utilisé par certaines communautés religieuses du Brésil pour « entrer en contact » avec le divin. Un sacré voyage… Benjamin s’est suffisamment remis de l’expérience pour vous raconter comment était ce trip étrange.
Etonnant : l’infusion extraite de l’ayahuasca est légale au Brésil. Certaines « communautés » l’utilisent pour prier et organisent régulièrement des cérémonies durant lesquelles tous les participants en consomment. Curieux de connaître ce produit et encore plus de la manière dont il pouvait être consommé dans un tel cadre - qui ne semble pas du tout s’y prêter - , j’ai participé à une réunion hebdomadaire de l’une de ces communautés, l’Arche de la Montagne Bleue, et j’ai testé cet hallucinogène surpuissant.
Je n’ignorais pourtant pas que, dans ces « communautés », on est déjà loin de la manière traditionnelle dont ce produit est censé se consommer. Soit avec un chaman, après une semaine de diète sévère (régime sans sel, ni viande, ni alcool, ni sexe…) et dans une véritable démarche de recherche spirituelle. En clair et pour évoquer des références qui nous parlent : plutôt dans la lignée de Burroughs ou de Castaneda2.
C’est que, comme pour beaucoup de drogues, la manière traditionnelle de consommer l’ayahuasca se perd. En revanche, on assiste à l’apparition d’un narcotourisme consumériste (au Pérou principalement). Une aberration totale concernant un produit qui – plus que tous les autres – nécessite un apprentissage et l’accompagnement d’un chaman.
Une substance à ne pas prendre à la légère
A la base, le produit bu est le mélange de deux plantes : la liane de l’ayahuasca - irremplaçable - et (en général) les feuilles de l’arbuste chacruna. La seconde plante permet de révéler les effets de la première :
« Si l’ayahuasca donne l’information, la chacruna éclaire cette information, permet de la capter. L’ayahuasca est le livre, la chacruna la langue qui permet de lire le livre », explique Jacques Mabit, un médecin français qui dirige le centre Takiwasi, au Pérou3, où des toxicomanes sont soignés grâce à l’ayahuasca.
Le mélange de la liane et des feuilles permet de libérer la DMT (ou N-diméthiltryptamine) et l’harmaline. La première substance est très proche de la sérotonine - qu’on trouve dans le cerveau et qui procure le plaisir - et de la psylocibine (substance contenue dans les champignons hallucinogènes). L’ensemble provoque de très fortes hallucinations, de longue durée, avec un effet comparable à celui de l’iboga, racine utilisée dans certains rituels en Afrique de l’ouest4. Traditionnellement, l’ayahuasca peut être mélangé avec d’autres substances, du tabac (celui de la forêt amazonienne, qui n’a rien à voir avec les clopes industrielles) ou du cannabis.
Les effets ? L’expérience de la prise d’ayahusaca est particulièrement violente (vomissements, convulsions physiques, profonde détresse mentale…), même lorsque cette substance est absorbée dans de bonnes conditions5. En revanche, il semble que ce soit l’une des seules substances hallucinogènes - ou la seule - qui n’entraîne pas de « descente ». Au contraire : dans la semaine qui suit la prise, l’ayahuasca continue à agir de manière diffuse et provoque un état de sérénité et de tranquillité inhabituel.
Voilà pour l’aspect scientifique… Maintenant, place à l’irrationnel et au mystique !
Un violent voyage en soi-même
Le produit - ingéré sous forme d’un thé marron clair au goût légèrement terreux, âcre et amer - est un mystère en soi. Censé révéler la personne à elle-même, faire entrer le consommateur en contact avec les dieux et les esprits peuplant toutes choses, selon les croyances amazoniennes, il a longtemps été utilisé pour permettre aux chamans de comprendre l’esprit des plantes et d’apprendre à les utiliser au mieux.
C’est ce qu’explique Philippe, le « leader » brésilien de l’Arche de la Montagne Bleue, dont les rituels sont basés sur la prise régulière d’ayahuasca :
« L’ayahuasca est une plante utilisée depuis des centaines d’années par les chamanes du Pérou et d’Amazonie, qui s’en servent principalement pour guérir le corps et l’esprit. On ne peut pas la considérer comme une drogue, dans le sens où l’effet provoqué n’est pas celui de la fuite, mais au contraire de la confrontation avec soi-même et avec ce qui est enfoui en nous. De plus, le produit n’est pas dangereux sur le long terme : j’en prends toutes les semaines depuis plus de 12 ans et ne me suis jamais senti aussi bien…
Une fois le thé absorbé, on entre dans la phase de ’travail’, au cours de laquelle chacun voit et ressent des choses différentes, jusqu’à souvent vraiment les intérioriser. C’est quelque chose d’assez puissant, mais qui n’est pas particulièrement dangereux si la consommation est effectuée dans les conditions adéquates. Certaines visions peuvent paraître très fortes ou violentes, mais il faut rester le plus détendu et le plus ouvert possible.
D’ailleurs, le moment où on abandonne la lutte contre les effets du produit est essentiel à l’avancée du ’travail’. De même que les vomissements, auxquels il vaut mieux - si possible - se laisser aller. »
Ce « travail » évoqué par Philippe est sans doute la meilleure manière de comprendre l’attrait des occidentaux pour cette plante. Du moins lorsque l’expérience s’ancre dans une recherche d’accomplissement ou d’amélioration personnelle.
Ainsi, dans la bouche des utilisateurs croisés à l’Arche, les mêmes remarques reviennent souvent :
Pour Carlos, déjà venu quatre fois prendre de l’ayahuasca, « Tu découvres beaucoup de choses sur toi-même », tandis que Léo, un des membres de l’Arche, résume : « Ça m’a beaucoup aidé personnellement, dans ma vie et dans ma tête. »
Pauline, qui a essayé l’ayahuasca au Pérou, guidée par un véritable chaman, explique : "Ça a complètement changé ma manière de voir le monde et les choses. J’en ai pris dans une communauté qui se remettait à utiliser l’ayahuasca de manière traditionnelle, après des années d’abstinence dues à la mauvaise volonté du gouvernement péruvien. Ils s’étaient rendu compte qu’ils étaient en train de perdre leur identité… Ça a été extraordinaire : alors que le chaman me guidait avec ses chants, des serpents7 me sont montés sur les jambes, j’ai vu les arbres vivre et j’ai entendu les plantes me parler. »
Le chaman de l’Arche prétend quant à lui que l’ayahuasca « fait des miracles là où 20 à 30 ans de psychothérapie n’ont eu aucun effet positif. »
L’Arche, un étrange syncrétisme religieux
Pour une cérémonie à l’Arche, il faut venir habillé tout de blanc ou de beige, et ne pas manger de viande, boire d’alcool ou avoir des relations sexuelles dans les 24 heures précédentes. Soit un laps de temps plutôt court en regard des techniques traditionnelles.
Mais le plus frappant est ailleurs, dans l’étrange syncrétisme religieux que la communauté a développé. Sur la porte du centre figure une colombe, entourée des symboles des grandes religions : une croix pour les chrétiens, un menorah (chandelier a sept branches) pour le judaïsme, le croissant surmonté de l’étoile représentant les cinq principes du prophète pour les musulmans et deux autres symboles représentant le bouddhisme et l’hindouisme. Le local – le sous-sol d’une maison moderne située dans les hauteurs de Santa Teresa, une colline proche du centre de Rio de Janeiro – est encombré de tous types d’objets plus ou moins religieux. Ça va d’une monstrueuse croix en béton de deux mètres de haut, illuminée de petites loupiotes clignotantes, à des statues de la vierge, de vrais menorah ou des images du bouddha et de diverses divinités hindoues. Bref, il y en a pour tous les goûts…
Le chaman le justifie ainsi :
« A la base, il existe trois branches principales de communautés spirituelles qui utilisent l’ayahuasca au Brésil. La plus connue est Santo Daime8, qui prône une doctrine christiano-chamanique. En dehors des principes spirituels, ces trois branches se différencient principalement par leurs manières d’utiliser les stimulations sensorielles, la musique ou les odeurs durant la cérémonie. L’Arche serait une quatrième branche, avec pour particularité un aspect syncrétique, une volonté de rassembler toutes les religions. »
Au final, cela donne une espèce de bouillie spirituelle, mélange de religions et de symboles universels (ainsi de l’habit blanc pour figurer la paix).
Passons aux choses sérieuses…
Une fois le speech introductif du chaman terminé, la cérémonie, qui rassemble une trentaine de personnes en majorité âgées de 35 à 40 ans, peut commencer. Une fois que tout le monde a bu l’infusion d’ayahuasca, les « guides » entament des psalmodies religieuses, mêlant le notre père, des mantras hindous, des chants yiddish et tout ce qu’ils ont pu grappiller à droite ou à gauche. Les gens paraissent déjà un brin attaqués et certains se lancent dans des exercices de méditation de compétitions, à grands renforts de « Ohm », de frottages énergiques et de remises en place régulières du troisième œil, tandis que d’autres répètent convulsivement des chapelets qu’ils font tourner de plus en plus vite entre leurs doigts.
Au bout d’une demi-heure environ, l’ambiance devient vraiment étrange. Une femme tape frénétiquement par terre des deux pieds, la tête levée vers le ciel, apparemment partie dans une espèce de transe. Une autre a des torrents de larmes qui lui coulent le long des joues, et – toujours les yeux fermés – bouge mécaniquement sa main, à la verticale, de plus en plus vite. Un homme est tombé à genoux, les bras et la tête sur le sol, tremblant de partout, dans une position de prière et de soumission absolue…
Quand l’effet du thé démoniaque commence vraiment à se faire sentir sur ma petite personne, l’histoire devient trop personnelle pour être racontée. C’est d’ailleurs sûrement pour cela que la plupart des personnes ayant fait cette expérience disent très rarement ce qu’ils y ont vu ou compris, même s’ils en parlent avec enthousiasme.
Jusqu’au moment où ça peut déraper…
Au bout de quelques heures, l’atmosphère ne tient même plus du dérapage, mais plutôt d’un accès de folie dans un monde parallèle. On sent la perte de contrôle totale, avec un risque certain de ne jamais redevenir normal. Sur le moment, le seul moyen d’en sortir semble être de se raccrocher au mouvement collectif, aux moments où l’atmosphère descend et remonte, guidée par le chaman. Avec en filigrane, l’intuition que tout seul, il y a peu de chances de réussir à redescendre.
C’est vrai, l’ayahuasca semble ouvrir une porte dans le cerveau, dans l’inconscient, et libérer certaines choses qui prennent possession de soi. Mais cette porte ouverte laisse également entrer d’autres choses, qu’on le veuille ou non… D’où le danger d’une éventuelle perte de contrôle de la personne qui guide le voyage. Possibilité d’autant plus présente qu’il y a cette sensation d’amateurisme, permanente dans ce que j’ai pu voir de la cérémonie de l’Arche, ou en tous cas d’usage édulcoré par rapport à la puissance du produit. Que ce soit l’accompagnement, la manière dont les gens sont guidés, le temps de diète et de privations avant l’expérience , tout concourt à renforcer ce sentiment bizarre de quelque chose d’à peine encadré, si ce n’est pour faire s’intensifier ou s’amenuiser les effets, le reste pouvant partir dans n’importe quelle direction…
Se développe aussi l’impression prégnante d’être tombé dans une sorte de secte…9 Tout y fait songer : les vêtements de la même couleur, les figurines bizarres un peu partout et l’espèce de gourou derrière son autel qui prêche le renoncement aux choses matérielles… Et l’argent, qu’on sent massivement présent derrière l’organisation.
Reste enfin le sentiment d’avoir assisté à un véritable déchaînement de folie. Lequel a culminé en un gigantesque maelstrom final, invraisemblable, dont certaines images surnagent. Cette femme passant au milieu de la frénésie générale en sautillant, comme si elle marchait sur des charbons ardents, et qui se tient le nez en soufflant des « fffuuuuhhhiiiiii, fffuuuuhhhiiiiii » continuels. Ces gens vomissant toutes leurs tripes dans de grands seaux sur la terrasse, au point qu’on se demande s’il ne s’agit pas plutôt de masochisme que de quête spirituelle. Ces spectres grisâtres, avachis aux quatre coins de la pièce. Ce nouvel initié reposant par terre, les bras en croix, livide, qui regarde le ciel en se roulant de gauche à droite et qui, lorsqu’on retrouve l’usage de la parole, ne réussit à me dire que : « Ça a changé ma vie. Je reviens la semaine prochaine. » Ce pseudo-chaman qui, à la fin de la séance, essaie – petitement - de vendre son bouquin aux nouveaux venus. Cette immense ronde satanique organisée autour d’un pilier central de la salle, avec les percussions à fond, les gens complètement perchés, le trip qui monte, remonte, descend et remonte encore. Et ces gamins de deux et cinq ans qui n’arrivent pas à dormir et passent au milieu de ce bordel innommable pour aller rejoindre leur mère à peu près dans le même état d’« ouverture cosmique » et d’« état de conscience altéré » que les autres.
Dangereux, si c’est consommé n’importe comment
L’ensemble évoque un simulacre de ce à quoi peut ressembler une véritable cérémonie, aux règles très strictes et codifiées. Et la sensation générale - pas par rapport à l’effet mais plutôt vis-à-vis de la cérémonie - est plutôt celle d’une grosse défonce collective, avec une ombre de spiritualité. Ce qui ne signifie pas pour autant que certaines personnes ne puissent en sortir transformées. Le débat n’en est que plus ouvert, entre ceux qui dénoncent la relative perte de sens de cette manière de consommer le produit et ceux qui soulignent les effets positifs qu’il peut tout de même avoir.
On en revient ainsi aux glissements effectués pour la plupart des drogues, du tabac à la coca, en passant par les champignons hallucinogènes et le cannabis : leur usage a aujourd’hui été détourné, loin des rituels traditionnels.
En outre, une certaine « démocratisation » de l’usage d’ayahuasca, et la publicité qui lui est faite, engendre le développement d’un narcotourisme. Au Pérou, où l’usage de cette plante est assez développé, certains se sont vite rendu compte qu’il existait un vrai marché, avec pour clients un nombre croissant d’Européens en mal de mysticisme ou en quête d’expériences exceptionnelles. On assiste ainsi, depuis quelques années, au développement d’un véritable tourisme de l’ayahuasca, par exemple à Iquitos, ville située près de Belen. Les touristes y payent en moyenne 200 € pour deux jours de session dans la forêt, sans préparation et sans chaman… Hallucinations incontrôlées vendues à la pelle et dévoiement de la notion de voyage.
L’ayahuasca est une substance qui ouvre un infini de possibles à l’esprit humain et lui permet de dépasser sa soumission à certaines contingences, si elle est consommée dans les règles de l’art. Ce n’est plus le cas à partir du moment où elle est récupérée et pourrie par notre aptitude colossale à détériorer notre environnement et les plus belles choses qu’on a parfois la chance de croiser sur notre chemin.
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Pour en apprendre un peu plus, consultez le blog de l’Arche (en portugais) et le site du centre Takiwasi (en espagnol). Si vous souhaitez approfondir vos connaissances sur la substance et sa pratique traditionnelle par certaines tribus amazoniennes, visitezce site (en anglais).
1 Ce dessin est œuvre de l’ami Tristan. Vous pouvez retrouvez son coup de crayon sur son site, ICI.
2 Citons une petite partie de la correspondance de Burroughs et d’Allen Ginsbergh, éditée sous le titre Les lettres du Yage (un autre nom donné à l’ayahuasca), dans laquelle le premier décrit sa recherche de la plante magique et ses expériences de consommation. Et bien sûr, l’indispensable L’herbe du diable et la petite fumée de Carlos Castaneda, où il conte son parcours initiatique avec le Peyotl.
3 Cité dans l’excellent documentaire L’ayahuasca, le serpent et moi, visible ICI.
4 Ultra-puissante également, l’iboga aurait un effet miraculeux dans le sevrage des opiomanes
5 C’est pourquoi, avec le fait que le voyage dépend des stimulations extérieures déclenchées par le chaman, imaginer ingérer cette drogue seul ou en dehors d’un cadre de connaisseurs parait d’une stupidité monstrueuse.
6 Cette peinture a été « piquée » ICI. Que son auteur, à qui nous n’avons rien demandé, en soit remercié.
7 Si l’effet est différent pour tous, l’image du serpent semble une constante… Avec entre autres le moment où le consommateur d’ayahuasca s’engouffre dans sa gueule, métaphore de l’acceptation réciproque entre soi et la plante.
8 Daime est un des différents noms donnés à l’ayahuasca, avec »yage« , »jurema« , »Hoasca« , »Caapi« ou »vignes du diable« .
9 Ainsi, la branche française de Santo Daime utilisait encore l’ayahuasca il y a peu de temps, profitant d’une niche dans la législation française. En but aux attaques de militants anti-sectes (qui peuvent parfois paraître encore plus sectaires que ceux qu’ils combattent), le débat s’est conclu en 2005 par l’interdiction pure et simple de cette substance en France.
10 Cette image a été piquée ICI. Que son auteur, à qui nous n’avons rien demandé, en soit remercié.