mercredi 14 octobre 2009
Littérature
posté à 10h45, par
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Comme ce billet est bordélique, je te situe rapidos le contexte. Un livre, Au-dessous du volcan, le plus grand de tous, peut-être. Un auteur, Malcolm Lowry, le plus maudit de tous, sans doute. Une figure récurrente, le Consul Geoffrey Firmin, « héros » perdu en terre mexicaine et dans la tequila, voguant d’hallucinations en tristesse amoureuse. Et une certitude : on ne résume pas ce livre, on en livre des fragments, au mieux.
Résumer Au-dessous du volcan ? En extraire platement, laborieusement, le suc littéraire pour tenter de mettre des mots sur ce qui révèle de l’envoûtement le plus abstrait, le plus pur ? Pas question. Plutôt mourir. Je te le dis haut et fort, je hurle presque, on ne m’y prendra pas. Ils sont beaucoup à s’être fracassés sur cette tentation-là, à avoir cherché à retranscrire en mots solidement charpentés, rationnels, un livre si volatile qu’il ne pouvait accepter la moindre tentative de mise à plat. Le Volcan1 est un élixir rebelle à l’autorité, il ne saurait accepter la moindre incursion en territoire ordonné. On ne l’analyse pas, on ne le juge pas. Même avec des pincettes. On peut, à la limite, tenter d’en donner le goût, en transmettre quelques effluves, et déjà là on est en territoire glissant, playing with fire, quelque chose dans ce goût-là, le retour de bâton guette. Lance-toi, estime-toi à même de le faire, et illico le souffle du Consul rôde sur ton épaule, Geoffrey regarde en ricanant, dubitatif, ta dérisoire tentative, une bouteille de Mescal à la main. Déjà, et ce n’est que le début, tu divagues car il s’en fout, Geoffrey Firmin, Consul d’Angleterre à Quauhnahuac, Mexico, il ne t’accorde même pas un regard, il pense à Yvonne, à la prochaine rasade, à la kabbale, au Popocatepetl (ci-dessus, rugissant) qui semble fleurir dans son jardin, à n’importe quoi sauf à sa postérité et à ce que dans ton petit coin tu pourrais manigancer avec ses sombres merveilles. Malgré tout, contre toute logique, tu le sens, quelque chose s’installe dans ton dos, surveille tes divagations, lourd de reproches. Ambiance mentale poisseuse, presque la même que dans le Volcan : « Il releva de nouveau la tête ; non il était où il était, il n’y avait nulle part où voler. Et ce fut comme si un chien noir s’était installé sur son dos, le pressant sur sa chaise. »
« Quelqu’un a jeté un chien mort après lui dans le ravin. » Ça finit comme ça. Chape de plomb et happy-end repoussé aux calendes greco-mexicaines. Pas d’échappatoire, pas de rédemption, le corps du Consul s’enfonce dans la décharge et déjà des vautours tournent autour de lui. Là, si tu ne connais pas le livre, tu vas vitupérer : « Crétin ! Maintenant je connais la fin ! » Si par contre tu t’y est déjà frotté, tu rétorqueras à ce naze qui vient d’intervenir : « Mais on s’en fout, triple buse, du dénouement, tu te crois dans un polar ? Cabron, cette fin était déjà présente dans chaque chapitre, chaque ligne, chaque hoquet désespéré du Consul. D’ailleurs, le premier chapitre se déroule un an après ce sordide dénouement, alors de quoi te plains-tu ? » Et si Deleuze était là (invitation lancée), il te dirait : « Au-dessous du volcan est le prototype du « Roman à plateaux », il s’ouvre n’importe où, se prend par la fin, se tronçonne, s’appréhende par fragments, repentirs, retours en arrières, timides avancées, bonds de géant. Contrairement au « Roman à racines », ce triste sire littéraire si hiérarchisé et si répandu, il n’admet aucune contrainte. Il te veut libre. Ou alors, si tu cherches à l’ordonner, tu passes à côté, passager endormi2. » Et Malcolm Lowry, lui même, en personne, t’encourage en ce sens, dès la préface : « On peut sauter des pages, si on veut. »
On peut sauter des pages. Puisque c’est lui qui le dit, tu t’enhardis. Pas de repères, pas de chiffres, pas d’explications. Encore moins d’exhaustivité. Tiens, tu ne vas même pas donner la date de parution du livre, ah ah, au diable les conventions. Tu ne t’étendras pas non plus sur cette traduction qui donne tant de prix au livre que tu tiens entre les mains, grâce à Clarisse Francillon et Stephen Spriel (ceux-là méritent d’apparaître, alchimistes grandioses, ils surent reproduire une pépite sans la ternir) qui bataillèrent mot à mot en compagnie de Lowry. Non, tu ne vas rien expliquer du tout, ni la structure du livre, hallucinante de complexité, ni le style de Lowry, qui arracherait des babillements ravis à un tatou sous prozac. Que tes lecteurs se débrouillent, qu’ils piochent, qu’ils retournent au livre. Je ne suis pas un fossoyeur littéraire, je ne retourne pas la terre sacrée. Et pourquoi pas une notice biographique pendant que tu y es ? Non, non, tu n’auras rien de tout cela. J’en ai déjà trop dit, d’ailleurs. Des images, des fragments d’image, des plongées désordonnées dans l’univers du Consul ou de son créateur/double, ok, mais plus, c’est niet, tu m’entends, pas question de faire le coup de la viande froide avec le Consul. Sautiller pour ne pas souiller, seule solution.
Alors donc. Sautons ailleurs, un pas de côté, une gigue vacillante, un grand pas en avant, plusieurs chapitres sautés, au hasard, on tombe… dans l’alcool, évidemment :
Mais ne vois-tu pas espèce d’encorné de cabron qu’elle est en train de se dire que la première chose à laquelle tu penses après son arrivée à la maison comme cela c’est à boire de la strychnine dont la malencontreuse nécessité et les circonstances annulent l’innocence tu vois donc qu’en face d’une telle hostilité tu pourrais aussi bien ne pourrais-tu t’y mettre au whisky maintenant au lieu d’attendre à plus tard pas à la tequila à propos où est-elle bon bon bon bon nous savons où elle est qui serait le commencement de la fin ni au mescal qui lui serait la fin quoique peut-être une sacrée bonne fin mais au whisky la bonne et saine eau-de-feu-au-gosier des ancêtres de ta femme (...) et puis après tu pourrais peut-être prendre de la bière c’est bon pour toi et aussi plein de vitamines car il y aura ton frère et c’est un événement et le cas ou jamais peut-être d’une petite fête bien sûr que c’est le cas et en buvant le whisky et ensuite la bière tu pourrais néanmoins ne faire que te restreindre poco a poco comme tu dois mais tout le monde sait qu’il est dangereux de tenter ça trop vite mais poursuivre l’œuvre de ton redressement par Hugh bien sûr que tu le ferais !
Les bouteilles qui se couchent, celles qui se cachent, celles qu’il cache, Tequila, Mescal surtout, parfois whisky, toujours completamente borracho, voici le drame du Consul, sa déchéance soignée, drastiquement respectée. Du travail d’orfèvre, un abattage stakhanoviste (de la modération en tout sauf dans la modération), pas l’alcoolisme de bas étage, le petit, celui qui se vit du matin au soir comme une narcose empesée, banale, non, l’énorme alcoolisme, qui détruit à chaque instant. Toujours la même scène, jamais la même pourtant, le Consul vacillant au bord du gouffre tandis qu’il divague et soliloque accoudé au comptoir d’une sordide cantina. Et pourtant, Malcolm Lowry, alcoolique lui-même, l’écrivait dans La traversée de Panama : son besoin d’alcool n’équivaut en rien à « la pure et simple gloutonnerie », « La cause véritable en est la laideur, la déroutante stérilité de l’existence telle qu’elle nous est vendue. » Tout est dit. La mesquinerie des uns fait l’ivrognerie des autres, et on voudrait la leur reprocher ? Pouah. Dans l’Abécédaire,limpide entretien filmé avec Claire Parnet, Deleuze a cette formule lumineuse pour décrire l’alcoolique : « Quelqu’un qui a vu quelque chose de trop fort, de trop puissant pour lui. » Or le Consul en voit tous les jours des choses trop puissantes pour lui. Même les souvenirs le dévastent, l’accablent, le font trembler de tous ses membres. Geoffrey Firmin a trop vu, trop souffert, trop vilipendé ses propres actions. Sa tête explose de mémoire torturée. Ainsi de cette lettre, jamais envoyée à Yvonne, dans laquelle il met à nu un de ses cauchemars :
Aussi quand tu partis, Yvonne, j’allai à Oaxaca. Pas de plus triste mot. Te dirai-je, Yvonne, le terrible voyage à travers le désert, dans le chemin de fer à voie étroite, sur le chevalet de torture d’une banquette de troisième classe, l’enfant dont nous avons sauvé la vie, sa mère et moi, en lui frottant le ventre de la tequila de ma bouteille, ou comment, m’en allant dans ma chambre en l’hôtel où nous fûmes heureux, le bruit d’égorgement en bas dans la cuisine me chassa de l’éblouissement de la rue, et plus tard cette nuit-là, le vautour accroupi dans la cuvette du lavabo ? Horreur à la mesure de nerfs de géants !
Et plus tard cette nuit-là, le vautour accroupi dans la cuvette du lavabo. Puissance de l’évocation, elle roule sous la cervelle. Emporté hors du texte, on imagine le Consul s’approchant de l’horrible emplumé, il est élégant encore, Geoffrey Firmin, il y tient à cette élégance, il est Consul d’Angleterre que diable !, il veut affronter la vision, il s’interdit de reculer, la bête secoue ses ailes mollement, le bruit crisse, défonce les neurones de Geoffrey, il titube, l’horrible volatile ouvre le bec et pas un bruit n’en sort, le Consul tombe à genoux, roule sur le côté pour ne plus voir, pensant très fort à sa dignité perdue, appelant Yvonne en vain. Il ne l’a pas écrit ce passage, Malcolm Lowry. D’où vient alors qu’il s’impose avec tant de force, te semble réalité littéraire ?
Mais je divague. Pas même de mescal sous la main, pas d’excuse, sautons ailleurs, pas le temps ni le droit de s’appesantir. Une autre page ciselée : « Yvonne brûlait de guérir le roc déchiré… D’un effort au-dessus de sa nature de pierre elle s’approchait de l’autre, s’épanchait en prières, en larmes passionnées, offrait tout son pardon ; l’autre restait impassible. Tout cela est fort bien, disait-il, mais il se trouve que c’est de ta faute, et quant à moi, j’entends me désintégrer à mon aise. » Ils peuvent venir les Shakespeare et leurs Roméo, les Mme de La Fayette et leurs Princesse de Clèves, les bataillons de désespérés d’opérette sauce dramatique ; qui parmi eux pourrait se targuer d’avoir si justement décrit la perdition amoureuse, l’impossibilité de l’oubli, la mesquinerie de l’auto-apitoiement impérieux ? Tout cela est fort bien, disait-il, mais il se trouve que c’est de ta faute, et quant à moi, j’entends me désintégrer à mon aise. Si Yvonne est revenue, cherche leur passé, se repent, à sa façon, il se trouve que c’est elle qui était partie. Elle. Avec un autre. Traitresse. Elle revient, mais c’est trop tard, le souvenir de sa faute vrille les tempes du Consul. Avec dignité, espoir peut-être, ils se parlent, se savent amoureux, s’effleurent presque, cela pourrait, devrait, redevenir réel. Mais toujours cette voix qui répète, silencieuse et digne, dans les vapeurs de mescal : C’est une traîtresse, ne t’y fie pas, retourne à l’alcool, celui-là ne t’a jamais trahi. Le Consul, obéit, y retourne, file en titubant vers une obscure cantina. Oublier.
Un autre livre3, pour changer, le bond a été trop grand, je suis sorti du Volcan, pas grave, il parle du même Lowry (ci-dessus, volcanisant) : « A cette époque, il écrivait son ’Ultramarine’, mais il en avait perdu le manuscrit dans un taxi. Alors il a fallu le réécrire. Il lui arrivait toutes sortes de choses effroyables. Sa maison a brûlé, a été entièrement détruite, et ainsi de suite. » Pour qui connaît la vie de Malcolm Lowry, difficile voire impossible de ne pas faire le rapprochement entre lui et le personnage principal du Volcan. Le Consul erre de cantinas en cantinas dans Quauhnahuac, courant maladroitement au devant de sa destruction, et ainsi de suite ; Malcolm Lowry trébuchait dans l’existence à vouloir, enfin, écrire le mot fin en bas d’un roman, y parvenant miraculeusement par deux fois, de son vivant4, au prix de souffrances hallucinantes. Le manuscrit d’Au-dessous du volcan5, perdu, brûlé, égaré, fut réécrit tant de fois qu’il en perdit le compte. Une version disparaissait, il recommençait, accumulait de nouveau des centaines de page, jusqu’au prochain désastre, et ainsi de suite. Pense-y quand tu tiens un exemplaire du Volcan entre tes mains, pense-y avant d’y glisser les yeux, sans cérémonial ni dévotion larmoyante, simplement un tribut neuronal à rendre, la moindre des choses, au premier à avoir, corps et âme, réussi à écrire une « authentique histoire d’ivrognerie »6.
Personnellement, à chaque fois que tu empoignes ce livre si massif, tellement vivant, hurlant de littérature, tu penses à cette lettre écrite par Lowry à un certain Jacques Bazun, en 1944, et évoquant le manuscrit définitif du Volcan : « De plus, vous serez à la fois horrifié et soulagé d’apprendre qu’il ne constituait que le tiers, complet en lui même, d’un bouquin dont la majeure partie avait été détruite par le feu. » Terrible. Acharnement du sort à la mesure de nerfs de géant. Tu songes aussi à Earle Birney, son éditeur anglais, décrivant ainsi le destin de l’auteur anglais : « Sa vie fut une lente noyade dans d’immenses mers solitaires d’alcool et de culpabilité. » C’est gai.
Repos. Tes paupières tombent, glissent sur ton nez, il est temps d’arrêter de sautiller lourdement autour de Lowry, de profiter de ce répit (la fin autoproclamée de ce billet) pour chasser le vautour de ta baignoire. Voire de t’adosser à la rambarde de la terrasse, completamente borracho, pour vérifier que, non, ce n’est pas pour ce soir, pas encore de Popocatepetl à l’horizon, pas même son petit frère Ixtaccíhuatl. Vue terne. Paris craint vraiment, si tu veux mon avis.
1 Le nom du roman pour les initiés.
2 Résumé un tantinet blasphémateur d’une théorie énoncée dans Mille-Plateaux, deuxième tome de Capitalisme et Schizophrénie, écrit avec Félix Guattari.
3 Trans-Lowry, « ode à plusieurs voix pour Malcolm Lowry ». La phrase citée plus bas est de Julian Trevelyan.
4 Par la suite, sa femme s’échina à remanier ses manuscrits pour en sortir de nouveaux.
5 Comme celui d’Ultramarine, son premier livre.
6 Son but affiché dans la préface.