Ce texte théorique part d’un constat pratique : les luttes militantes contemporaines mêlent souvent des personnes de tous horizons, et de tous langages. Au syndrome Tour de Babel, il s’agit d’opposer une vision internationaliste concrète, loin des blocages identitaires, de la fausse utopie Esperanto ou de l’uniformisation mondialisée. Éléments de réflexion.
On a beau jeu de se faire mousser à travers l’emploi de concepts ou de grands mots au sein de nos luttes, aussi anti-autoritaires veulent-elles être. « Internationaliste » est l’un de ceux-là. Ce n’est pas vraiment que son sens soit particulièrement difficile à saisir, encore que ceci puisse faire débat. La difficulté, comme souvent, résiderait plutôt dans la superposition des dimensions théorie et pratique que soulève ce terme, et ce de façon cohérente sur le plan politique. C’est notamment en matière de communication, et plus précisément quand plusieurs langues rentrent en jeu à travers elle, que nous allons nous intéresser ici à la question.
« L’ère de la communication », comme est parfois nommée l’époque que nous traversons, est avant tout celle de l’accumulation d’informations brutes, de la surcharge même, et du bouleversement des échelles d’échanges et de représentation du monde. Le développement et l’extension des nouvelles technologies de communication (Internet mais pas seulement), avec leurs flux de transmission de données toujours plus rapides, n’y sont certainement pas pour rien. Ce développement n’est d’ailleurs pas sans rappeler une certaine conception de l’économie. On est aujourd’hui souvent plus « proche », ou du moins en contact avec des personnes vivant à l’autre bout du monde (monde pensé géographiquement), que de son voisin de palier, qu’on gratifie parfois d’un bonjour quand éventuellement on reconnaît son visage. Cette situation traduit bien le bouleversement des échelles, qui fait paradoxalement de l’ère de la communication avant tout celle de l’atomisation des rapports sociaux et de la séparation des individus, des groupes, des luttes.
Au-delà de la recomposition numérisée des rapports sociaux, cette séparation se matérialise dans les barrières qui envahissent tout, les murs et les frontières de toutes sortes, et qui poussent au repli identitaire qui se trouve pris-e dans leur filet. La moindre de ces barrières faussement créatrices d’« identité » n’est certainement pas celle dont on entend partout parler, et qui cyniquement est nommée « barrière de la langue », faisant d’un outil de communication une frontière en soi. Cette frontière, presque physique tant elle se fait concrète, est un des outils majeurs de la construction politique des « identités » nationales, ou en tout cas de ce qui nous est présenté comme telles. Ce n’est pas pour rien si en France on impose aux candidat-e-s à l’immigration l’usage du français. L’uniformisation ou plutôt l’assimilation par la langue est avant tout une entreprise politique de gommage. Mais elle est aussi le terreau des nationalismes fondés sur des bases identitaires, celui des imbéciles heureux qui sont nés quelques part, comme disait le poète.
Partant de là, tenter de donner une dimension internationaliste à une lutte diffère de celle d’une dimension internationale. Il s’agit de ne pas seulement lutter des deux côtés de la frontière mais aussi contre elle. C’est-à-dire non pas deux identités construites qui pourraient travailler ensemble en tant que telles mais bien la redéfinition collective d’un rapport au monde. Ce qui induit la transformation d’une conversation éventuelle (comprise comme somme d’informations) en une communication comme outil de communisation. Mais vouloir conjuguer anti-autoritarisme et internationalisme nécessite une réflexion sur la structuration de cette communication, notamment lorsqu’elle met en jeu des personnes ou des collectifs qui diffèrent par leur langue maternelle, et donc sur la façon de l’horizontaliser. Or plusieurs fausses solutions, qui sont par contre de vraies embûches, se trouvent souvent mêlées aux tentatives de le faire.
En premier lieu, le piège de l’anglais. Son apparente facilité, qui peut mettre la puce à l’oreille, contient en soi sa propre limite dès qu’il est repensé en termes politiques sur des bases anti-autoritaires. L’anglais est la langue de l’économie, celle qui est parlée presque partout. Même si le terme semble tout droit surgi des années 1970, il n’en reste pas moins d’actualité : il s’agit de la langue impérialiste par excellence. Celle qui s’est imposée au-dessus de la restructuration des échelles de représentation du monde, avec l’entrée dans l’ère de la communication ; tout comme le dollar s’est propulsé comme monnaie de référence à travers les différentes étapes de libéralisation de l’économie mondiale. Des liens rien moins que fictifs lient langue et économie, qui est elle-même devenue un langage. La langue impériale. L’architecte des dominations. Pour – ou plutôt contre – les populations non-anglophones, l’anglais est une arme de guerre. Une arme qui se décline en plusieurs niveaux. Une domination directe vis-à-vis des populations non issues de la civilisation occidentale, indirecte quand c’est le cas, et tout un dégradé entre les deux selon les degrés d’assimilation. La même dissociation est à faire au sein des populations anglophones, mais cette fois ci du fait de l’histoire coloniale, qui détermine ce que j’appellerai ici les univers linguistiques.
Ce qui concerne donc aussi dans une mesure un peu moindre mais pas plus reluisante le français dans une bonne partie de l’Afrique ou l’espagnol en Amérique latine. Ces univers linguistiques ont souvent des histoires qui évoluent en parallèle. Je n’ai pas de rigueur scientifique à poser sur cette observation, d’autant qu’une quantité incroyable d’éléments doivent être pris en compte pour envisager l’Histoire, mais il ne me paraît pas anodin de constater que le cycle des révolutions d’Amérique Latine au XIXe siècle, les processus de décolonisation ou encore le soulèvement des pays arabes, entre autres, aient inclut cette dimension linguistique. Du temps de l’esclavage et du commerce négrier dans les plantations aux USA, la création de langues a aussi pu être une arme de lutte. Le créole l’a été, pour lutter contre les séparations linguistiques organisées par les esclavagistes pour affaiblir encore un peu plus les possibilités les personnes qui se trouvaient asservies. Bref, l’anglais, en plus d’être un univers linguistique, se structure sur une recomposition du monde en tant que langue impériale. C’est l’exemple même d’une structuration verticale de la communication. C’est la langue des maîtres. Et le fait de parfois « ne pas avoir le choix » entérine bien cette situation impérialiste.
Face à cela, on peut être tenté-e de se pencher vers le « paradis doré » de l’espéranto et de son apparente horizontalité. Récemment, l’un (et peut-être plus) de celles et ceux qu’on appelle les Indignés, faute de mieux, et qui ont décidé d’occuper l’esplanade de la Défense à Paris a fait ce choix. C’est pour moi un nouveau piège dont il faut se garder. Si l’on considère que le langage structure la pensée et la façon d’être au monde, ce qui est mon cas, difficile d’envisager l’espéranto autrement que comme processus uniformisant. Pas tant de la pensée que du rapport à la pensée. Et ce malgré ses côtés « bon enfant », folkloriques, métissés et alternatifs qu’on nous sert volontiers. Considérer sérieusement l’espéranto comme outil de communication à l’échelle de populations revient à valoriser une façon unique de penser le monde et le rapport au monde. Il existe déjà des écrits, parfois relativement connus, qui traitent de ce genre de sujet. Novlangue, ça vous dit quelque chose ? On peut ici considérer un processus similaire bien que moins caricatural et directement totalitaire. L’espéranto n’est ni plus ni moins qu’un dispositif linguistique qui tend à l’effacement progressif des quelques spécificités qui peuvent encore exister dans les façons de penser le monde en Europe occidentale. Si on le transpose en une idée de frontière, il n’est pas question avec lui d’annuler la frontière, mais de croire qu’elle est annulée du fait de son omniprésence. On ne voit plus le dispositif parce qu’on évolue totalement à travers lui. On peut ici faire un parallèle avec le principe de l’urbanisme politique, qui annule des espaces en les ouvrant, telles les rues dont on fait des couloirs qui viennent se substituer aux espaces de vie qu’elles étaient auparavant. Tout comme ces couloirs urbains, on ne peut pas habiter l’espéranto car on ne peut pas habiter le vide.
La maîtrise de la langue est donc un enjeu politique et géopolitique. L’histoire de France illustre bien cet état de fait, puisque tout l’enjeu de la monarchie (puis de la République) pour affirmer son pouvoir sur le territoire a été de parvenir à donner à celui-ci un aspect culturel uniforme par l’imposition d’une langue unique et centralisatrice, qui permettait également de contribuer au rayonnement de Paris.
Ainsi, peu après la Révolution, « pour [les Jacobins], la France, phare des nations, était en droit d’imposer sa langue comme celle de la Raison. En 1794, Barère évoquait « l’orgueil que doit donner la langue française depuis qu’elle est républicaine : il n’appartient qu’à la langue française, qui depuis quatre ans se fait lire par tous les peuples […] de devenir la langue universelle ». Ceci avait au moins le mérite de dévoiler, cinq ans plus tard, le mensonge inaugural du discours universaliste de 1789 : derrière une conception officiellement neutre et non culturelle de la nation se cachaient un monopole et un impérialisme culturel hérités de la monarchie absolue. De même que l’Église avait imposé le latin comme langue universelle de la chrétienté, l’État français devait imposer sa langue comme celle de la citoyenneté. Et comme celle-ci s’identifiait à la nationalité, cette nation qui se voulait universelle se voulait en même temps exclusivement française »1.
Ce qui a de fait déclenché une guerre aux langues locales sur tous les terrains, autant physique que jouant sur la dégradation symbolique : ces langues devenaient de fait l’opposé grégaire et inachevé de la langue de Paris, supposée illuminer le Monde. Cette assimilation à la française, qui existe encore aujourd’hui, comme on l’a mentionné plus haut pour les candidat-e-s à l’immigration, ne vient donc pas de nulle part. C’est toute l’Histoire de la superposition de l’État et de la Nation qui se joue là-dedans. Tous les processus d’assimilation, coloniaux ou non, ont recours à cet outil de dégradation, à cette arme beaucoup plus dangereuse et redoutable sur le long terme qu’il n’y paraît. Mais le principe de base d’un outil est celui d’être utilisé. Il nous appartient de nous saisir nous aussi de cette arme et de pouvoir s’en défendre, en sachant les bases politiques que nous voulons associer à son usage. La question, comme disent certain-e-s, est à présent celle du comment. Du comment éviter les pièges de l’impérial et de l’uniformisant dans la « constitution de langages, de syntaxes, de moyens de communication et d’une culture autonome » , comme disent les mêmes.
Avec la langue. Avec les langues. La multiplicité des langues est aussi celle des histoires, des luttes, des mondes qui parfois se croisent et se répondent. C’est assumer de ne pas pouvoir apprendre toutes les langues, sans toutefois se servir de cela comme d’une excuse, et essayer pourtant qui nous permettra de mettre un pied dans chacun de ces mondes, de comprendre chacune de ces luttes, d’entendre chacune de ces histoires et de pouvoir les articuler les unes aux autres. C’est à la fois une question d’horizontalité dans la communication et de respect des peuples dont il est question. De là peuvent naître de nouveaux rapports de confiance, qui font des erreurs non plus des embûches mais au contraire des marchepieds vers une fortification des liens, vers un travail commun. « Seulement parce que je me trompe je trouve ce qui ne se cherche pas, j’invente la cause de la recherche. Seulement parce que je me trompe, je réussis » disait Orides Fontela. Cela n’aura jamais été plus vrai que dans la pratique des langues. L’erreur est une entreprise de construction, dès qu’on ne perd pas de vue cette chose fondamentale : l’apprentissage n’est jamais une démarche individuelle, il s’agit toujours d’une expérience collective. Il ne s’agit pas seulement de parler une langue sinon de la comprendre.
Assumer qu’on ne parlera pas toutes les langues veut aussi dire, pour donner une prise collective à ces armes, se concentrer sur le travail de traduction. Traduction des langues, des assemblées, des luttes, histoires et mondes. A la fois sur le terrain et dans la transmission d’informations. On vit différemment une lutte à laquelle on peut participer linguistiquement. Toute lutte à composante internationale qui se prive de sa dimension internationaliste pratique se prive en conséquence de la force des possibles portés par les mondes laissés de côté. Une lutte se constitue son propre langage, d’autant plus riche qu’elle est traversée par plusieurs langues. Il s’agit finalement de redonner une dimension linguistique inclusive à nos luttes par la multiplicité et la réciprocité, et donc de permettre une articulation de toutes en laissant à chaque individu une autonomie possible dans la mosaïque de voix et de silences ainsi créée. Et cela plutôt que de chercher à donner à cette lutte un aspect unitaire en noyant et diluant ses composantes, ce qui la rendrait de fait exclusive, pour toutes les raisons déjà évoquées dans ces lignes. Un effort d’écoute, de patience et d’attention aux autres se fait donc sentir comme nécessité pour y parvenir. C’est d’ailleurs souvent la base de tout rapport de confiance, politique ou non. On ne perd plus du temps à faire la traduction dès le moment où l’on choisit sciemment de le prendre, et donc au bout du compte de le gagner par un renforcement de la lutte et de sa cohésion. Il me semble que la traduction simultanée des assemblées est la meilleure façon de conserver ce caractère inclusif, même si c’est aussi sans aucun doute l’une des plus énergivores. Mais elle permet la compréhension et la participation de tous et toutes en temps réel aux discussions et aux actions. Et là encore, elle permet d’éviter des rapports de dépendance trop forts entre un groupe défini et une langue « officielle ». De là l’importance du plurilinguisme au sein des luttes anti-autoritaires et internationalistes.
C’est une frontière cruciale que l’on peut détruire à travers cela, c’est la structuration du monde à laquelle on s’attaque. Nos vies sont morcelées par bien trop de ces murs. Si vraiment nous vivons sous les mêmes nuages (parfois radioactifs), tâchons d’habiter le même sol, et de ne pas devenir nous-mêmes ces barrières.
L’herbe est plus verte quand il n’y a pas de côtés.