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lundi 18 octobre 2010

Sur le terrain

posté à 12h44, par Mathieu K.
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« Baptème du feu » au No Border : chroniques bruxelloises
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Le toulousain Mathieu K. a participé au camp No Border organisé fin septembre à Bruxelles, baptême du feu agité. Il en a ramené beaucoup de souvenirs et un joli récit, chronique douce-amère d’une semaine de contestation. Très personnel autant que sincère, son texte interroge notamment la « consommation » d’un tel événement et les enjeux de son organisation.

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« Ça te dit, le camp No Border ?  » Je valide. Un peu comme on accepte de partir avec des potes à un festival. Mais avec surtout en mémoire les récits épiques d’attaques de commissariat et autres caillassages au contre-sommet de l’Otan à Strasbourg. Cette fois-ci, c’est mon tour. Pour mettre à l’épreuve convictions et désirs d’utopies, ceux-là même qui titubent quotidiennement en état d’ivresse salariée. Et aussi pour me défouler, avant d’attaquer la rentrée et de retrouver mon T1 et son impasse. Passer l’épreuve du feu, et ce à prix libre. L’affaire est entendue.

Holidays, oh holidays

26 heures de stop, autant de rencontres chaleureuses et de moments forts - longue série de retrouvailles avec l’Humanité. On a bien fait de ne pas prendre le train ; d’autant que 150 euros pour aller réclamer l’abolition des frontières, ça aurait été douloureux, voire paradoxal.

Arrivée à Bruxelles, l’excitation est forte, nous nous dirigeons vers le camp. La ville est moche et grise, des buildings à perte de vue, j’ai l’impression de me balader au beau milieu des différents services d’une seule et même banque - certains appellent cela une capitale européenne... De nombreuses sirènes de Police retentissent. On fait mine de le déplorer, mais je sens bien qu’on est ravi, au fond ; ce n’est pas forcément sain mais c’est ainsi. Nous approchons du camp, voici un premier véhicule de police en stationnement. L’ami avec lequel je suis venu veut à tout prix le contourner. Ça me semble relever de la paranoïa, mais je m’exécute. 

Le camp. La lourde et imposante porte en fer est ouverte par une jeune fille qui la referme aussitôt avec empressement, en gueulant un truc en anglais. A l’entrée, l’atmosphère est tendue. Un mec nous accueille à la « Welcome tent », nous remettant un plan de Bruxelles et un guide sur le fonctionnement du camp. Sympathique et stressé, il arbore un badge « peace » et son regard semble nous exhorter à faire attention à nous ; son paternalisme nous fait bizarrement chaud au cœur. Le cynisme un tantinet nihiliste que nous avions enfourné dans nos sacs Quechua à Toulouse paraît très lourd, tout à coup. Le camp devient réel et nous nous sentons escrocs.

Nous croisons pas mal de gens. La tentation est grande d’établir une première typologie des activistes présents. Mais ce serait un étalage de clichés autant que le signe d’une volonté de retrait ; disons juste que les MJS n’ont pas intérêt à poser un stand ici... Un grand champ en friche, sur lequel s’étalent quelques tentes, puis une gare - désaffectée et immense - dans laquelle se sont installés la majorité des participants. Le bâtiment est somptueux, nous en restons bouche bée. Façon Montparnasse, sans TGV ni boutiques, et transformée en camp retranché. Des halos puissants dessinent des tâches lumineuses au sol, au milieu desquelles nous jouons aux envoyés de Dieu. L’acoustique de la gare donne une ampleur grandiloquente à chaque cri ou objet qui tombe : cela participe d’une tension permanente, autant que de l’impression salvatrice de n’être qu’un petit amas de chair parmi d’autres. On sait qu’on va bouffer pas mal de boue et de poussière ici, mais je ne pense pas qu’on se plaindra auprès du service clientèle. Anonymes et un peu perdus, nous posons notre tente.

Partout, des affiches, des rendez-vous, des slogans, des envies, des idées. Et la tente de l’équipe de la Legal Team, visiblement en ébullition. Une autre pour les soins médicaux. Un coin internet improvisé avec une dizaine d’ordinateurs, Linux, Tor et tout le bordel. Un guide du camp remis à chacun, aussi, listant de pertinents principes d’autogestion et proposant un alléchant programme - bien que trop tourné vers les débats à notre goût. On nous y invite quand même à l’action directe en dehors du camp, tout en prévenant du risque pour notre intégrité physique et juridique. Lire ce guide est un premier électrochoc : de nombreuses conversations alcoolisées et outrancières prennent d’un seul coup une tournure foutrement réaliste et concrète. Et alors que notre intelligence et nos pulsions sont - ailleurs - quotidiennement méprisées, nous nous sentons ici « responsabilisés ». Dans le meilleur sens du terme.

Plutôt que de dormir un peu, nous sommes pressés de rejoindre la manifestation européenne contre l’austérité, où les No Border ont prévu de se montrer. En sortant, on nous conseille de faire attention : les arrestations ont commencé.

1, 2, 3 Soleil !

Nous quittons le camp et ne parlons alors plus que de politique, au sens large. Ça fait un bien fou : comme dans un blocage ou une grève, nos vies sont désormais en stand-by, on réfléchit beaucoup. Particulièrement sur la notion de frontière : n’ai-je pas intégré celle-ci à un point où la combattre reviendrait en premier lieu à combattre mes propres prismes déformants ? Qu’est-ce qu’une frontière, et est-ce qu’elles ne me rassurent pas au fond ? La réflexion ne dure qu’un temps, elle cesse quand nous assistons à une première arrestation : trois jeunes gens se font passer les menottes à un arrêt de bus par des baqueux. L’un des menottés hasarde un fébrile « Police partout, justice nulle part ! », mais ne parvient à fendre l’épaisse rumeur urbaine. Je me demande ce que les interpellés ont fait de « mal » ? Rien, évidemment, si ce n’est en pensées.

Métro gratuit, puis arrivée à la gare, d’où part la manif. Des flics absolument partout, qui ratissent les lieux avec minutie et méthode. Vous avez dit rafle ? Je sens bien qu’on ne va pas aller loin. Ça ne loupe pas. « Messieurs, s’il vous plaît ! » Contrôle, fouille des sacs, fouille corporelle. J’ai le programme du camp sur moi, mon ami a un masque a gaz. Nous n’avons pas nos papiers, mais ils se contentent de nos cartes bleues. - saloperie de carte bleue qui te prend en traître même quand tu n’achètes rien... Dans notre ressenti, l’accent belge et la bonhommie des flics le disputent au fait que nous sommes injustement arrêtés à cause de nos sweats noirs. C’est cocasse et ça nous fait un peu marrer, mais je me force à oublier le côté « pittoresque » pour ne voir à nouveau que des flics en uniforme. Notre interpellation se déroule devant une centaine de syndicalistes belges qui ne bougent pas le petit doigt, trop occupés à vider des Jupiler et à arborer leurs jolies couleurs vertes et rouges. Des playmobils articulés, dont on fait bouger les banderoles de temps à temps, manière de les sortir du coffre à jouets. Il est des moments où il est dur « d’excuser » les bases syndicales...

Direction une petite salle au fond de la gare. Je me retrouve en caleçon devant un flic, qui me demande de le baisser et de m’accroupir légèrement, pour voir si rien ne tombe d’entre mes fesses. L’humiliation est toujours le premier outil du rappel à « l’ordre », comme à l’école. Les flics, pas forcément de mauvais bougres, semblent juste suivre la procédure et les ordres - mais quid des ordres ? Ils portent quand même une arme à la ceinture, serrent les menottes plus que de raison et nous regardent comme des blacks blocs potentiels. Ça nous fait sourire, malgré tout...
Menottes, voiture particulière, toutes sirènes dehors, direction quelque part. J’ai mal aux poignets, je suis exalté, triste, en colère et curieux, n’ayant rien à me reprocher, coupable de ma seule présence. Nous misons sur une sortie le soir même, mais le flic sourit : nous n’avons pas intérêt à être pressés, dit-il.

Arrivée au commissariat. D’anciennes écuries, visiblement réhabilitées pour l’occasion. Partout, des cris, des slogans - centaines de personnes qui frappent les portes de leurs cellules et une vingtaine de flics pour gérer de manière industrielle la mise sous les verrous. Je reste sans voix... On nous enlève nos affaires, nous recevons en échange un bracelet avec un numéro. Nous refusons de signer quoi que ce soit, mais je reste très courtois, car flippé. Les flics sont sympas, on se croirait à la billetterie du festival où j’aurais peut-être finalement plutôt dû aller... Nous pénétrons dans une cellule où s’entassent déjà une trentaine de mecs. Clowns altermondialistes, militants radicaux, militants tout court, être humains de moins de trente ans. C’est parti pour huit heures d’enfermement. J’ai les boules, mais tous mes sens sont en éveil. Dans la cellule, les gens se mettent progressivement à parler. L’idée est de ne jamais stopper le chaos sonore qui envahit le centre de rétention : Anglais, Allemands, Belges et Français se relayent pour hurler des slogans anars. L’effervescence est telle, que les insultes et moqueries envers les flics gagnent en intensité ; nos voisins de cellule tentent même de foutre le feu à leur porte...

Peut-être pour nous calmer, nous avons droit, toutes les deux heures, à une gaufre (spécialité belge) et de l’eau. Un mec se met à interpeller les flics comme on le fait avec un serveur en terrasse, et ce chaque quart d’heure, leur demandant plus de gaufres. Son insistant comique de répétition nous fait piquer de nombreux fous rires. Et je me sens presque chez-moi au milieu de mes trente camarades de cellule, à tel point que je fais une sieste. Puis les clowns transforment la cellule en centre aéré : football, un-deux-trois-soleil, jeux divers... Bientôt, ils commencent à utiliser les chiottes sommaires comme djembé, faisant monter dans le centre de rétention une fièvre jungle et drum’n bass à laquelle personne ne résiste. La réflexivité maladive et l’impression d’imposture qui nous dominent souvent à Toulouse s’évaporent à mesure qu’un militant allemand, habillé en fille, hurle « We are here and we will fight, freedom of movement is everybody’s right ! » Il est beau à en faire douter le plus hétéro des black blocs supposés que je suis aujourd’hui.

C’est fort. À l’écoute des slogans criés en plusieurs langues, je me dis que l’Europe est enfin une réalité qui me plaît bien. Un mec défonce un bout de mur et fabrique ainsi des dizaines de petites craies : chacun en prend une, et nous redécorons la cellule. « Un bon policier est un policier mort  » et autres joyeusetés ornent désormais les murs. Classe. Ce qui s’est passé ici m’a déjà marqué à jamais, sans que je ne le réalise vraiment. Sans doute parce que la solidarité à trente dans une cellule, ça peut être beaucoup plus fort qu’à 30 000 dans une rue toulousaine. Là au moins, on la partage pour de vrai, la gaufre...

Nous sommes finalement libérés dans la soirée, fatigués et un peu groggy. En récupérant mes affaires, je crois avoir perdu ma carte bleue. Quatre officiers de police plein de sollicitude m’aident à la chercher, situation cocasse s’il en est. Milice du Capital, qu’ils disaient... Dans le bus affrété pour nous ramener au camp, les clowns blaguent avec les officiers. Je serais plus d’humeur à me saisir de leur arme de fonction afin de donner une autre tournure à la journée, mais je m’abstiens, ferme ma gueule et espère un repas chaud. Ne pas oublier que nous étions blancs et nombreux, et que le traitement qui nous a été réservé n’est en rien représentatif. Rester lucide, malgré l’exaltation. Nous apprendrons d’ailleurs plus tard que des humiliations, brimades et autres menaces de sévices ont eu lieu dans les cellules des filles.

No border, no alcohol

Retour au camp, en pleine projection d’une vidéo des violences commises par la police sur ceux qui ont réussi à atteindre la manif. Des images très dures, dans lesquelles on voit aussi un syndicaliste appeler ses camarades à «  laisser la police faire son travail  », parce que ce sont « des travailleurs comme les autres  »2. Le vent de candeur de l’après-midi en cellule laisse, dans ma tête, place à une pluie battante quand nous apprenons que deux mecs sont à l’hosto. Apéro, défonce, dodo.

Le lendemain, la vie commence réellement au camp, et nous avons déjà envie d’y passer la majeure partie de notre temps. L’organisation est impressionnante, le fonctionnement exemplaire : cantine végétarienne à prix libre, toilettes sèches, « service d’ordre » et de surveillance des abords du camp, radio et médias autonomes, médecins présents en permanence, etc... Côté bouffe végétarienne, juste de bons petits plats, sans prosélytisme caricatural. Côté « service d’ordre », filles et garçons se mélangent, et aucun gros bras pour se la jouer milice virile d’un autre âge. Ce n’est pas idyllique mais ça va clairement dans la bonne direction. Les débats s’enchaînent, mais nous n’y assistons pas ou peu : nous avons envie d’action, pas forcément de conforter nos convictions – puisqu’elles nous apparaissent partagées par tous. Ce sera (peut-être) là l’une de nos erreurs.

Nous participons par contre à l’AG de préparation des manif à venir. L’occasion pour ceux qui sont à l’initiative du No Border, issus notamment de Precarious United, de déplorer les arrestations et violences de la veille, ainsi que de faire amende honorable. Ils ont été trahis par les syndicats, expliquent-ils, et on les reprendra plus à conclure des accords sur la présence aux manifestations : il semblerait que les syndicats belges, d’abord d’accord pour laisser les No Border se joindre à la manif, ont finalement changé d’avis, demandant à la police de nettoyer le cortège. Dans la discussion, filles et garçons participent à niveau égal, et sans jamais faire mention d’une quelconque appartenance à une orga. Si les interventions sont toujours très concrètes, si rares sont ceux qui s’écoutent parler, je trouve quand même qu’on passe trop de temps à se demander – par exemple - si arriver aux manifs avec une banderole renforcée est une provocation ou pas envers les policiers. La maison brûle, et on se préoccupe savoir si on est bien habillés pour l’occasion... Ça me choque un peu.

Problème annexe : l’envie de boire quelques bières se fait pressante. L’alcool est proscrit sur le camp, ce qui est sans doute une mesure pertinente, mais nos corps ne sont pas encore au diapason. Nous avons besoin de parler d’autre chose, de quitter ce petit paradis militant pour d’autres cieux plus artificiels. Ironie du sort : dès que nous sommes dehors et en état d’ivresse, nous ne parlons à nouveau que de politique. A la manière des luttes anticarcérales, repenser les frontières comme enjeu central de la lutte anticapitaliste nous amène à revoir nos grilles de lecture et impulse de nombreux débats animés entre nous. Mine de rien, nous nous sommes habitués à suivre des mouvements sociaux se focalisant sur un texte ou une réforme, et je réapprends à « tout » vouloir. Quoi de plus pertinent qu’une lutte qui ne peut aboutir sur aucune négociation ? Malgré le mot d’ordre « no border », je sens bien que flotte au-dessus du camp l’idée de ne rien revendiquer, si ce n’est la réappropriation de tout ce dont nous avons été délesté. Nos vies et notre humanité. «  Des papiers pour tous, ou tous sans papiers ».

Je me perds en ces réflexions alors que je termine la bière de trop dans un bar un brin sordide. Nous rentrons au camp complètement bourré, comme on rentre chez ses parents en tentant de leur cacher l’ivresse. On s’assoit sous les douces lumières colorées de la « cantine », et on laisse le temps filer dans une douceur que je ne croyais plus possible.

« Vous y allez, vous ?  »

La vie du camp suit son cours. Là, des entraînements aux techniques de manifestation ; ici, une affiche appelant à proscrire les slogans homophobes ou sexistes des manifs ; là-encore, le travail incessant de la Legal team pour localiser des personnes qui auraient pu rester en détention. En même temps, la rumeur court que certains petits groupes ont agi et s’apprêtent à le refaire. La réunion de Frontex, agence européenne chargée de juguler les flux migratoires, est ainsi gênée – un petit moment - par une dizaine de personnes. Classe. À l’inverse, de notre côté, nous ne savons que faire. Les arrestations préventives se poursuivent et calment les ardeurs de tout le monde. Nous passons ainsi une journée à tergiverser : irons nous à la manif prévue cet après-midi, du côté de la gare ? Les techniques de répression de la police belge fonctionnent à merveille, nous hésitons même à sortir du camp nous promener. Tout le monde se regarde en chien de faïence, avec cette question en permanence : « Vous y allez, vous ?  » Nous nous sentons impuissants - avec l’impression que les forces de l’ordre gèrent l’événement très tranquillement. Nous ne sommes définitivement pas assez nombreux.

La présence de flics en civil à l’intérieur du camp parasite et gangrène aussi certaines AG. Avant chaque réunion, nous sommes invités à tenir nos langues et à parler tout en sachant que nous serons écoutés. Ça fait bizarre. Mon ami et moi nous mettons à pister deux flics potentiels que nous pensons avoir repérés. Nous réunissons des preuves : leur look beaucoup trop travaillé, le traitement préférentiel qui leur a été réservé en garde-à-vue, mais aussi - et surtout - leurs rictus et sourires devant certains slogans. Nous en informons le service d’ordre, qui approuve. Sauf que... avec un peu de recul, je réalise que nous sommes très désœuvrés et que nous versons dans une paranoïa folklorique confinant à de l’endo-cannibalisme. Le pouvoir se fendrait bien la poire de nous voir tous nous dévisager à la recherche du traître... Pour trois flics en civil, combien de mécanismes de contrôle et de régulation bien plus insidieux ? Pour paraphraser les rappeurs de La Rumeur : « La meilleure des police ne porte pas l’uniforme. »

Au final, peu de gens partent pour la manifestation du jour ; la majeure partie d’entre eux sera arrêtée, tout rassemblement de plus de cinq personnes aux alentours de la gare ayant été interdit. De notre côté, les repas végétariens s’enchaînent, entrecoupés de gros sandwich libanais aux acides gras saturés réconfortants. La relative austérité qui habite le camp nous plaît toujours, mais nous parcourons tout de même les quartiers les moins pacifiés de Bruxelles, à la recherche d’un peu d’herbe à fumer. Et nous ne sommes pas les seuls à aimer les dérivatifs, à en juger d’après l’amoncellement de canettes de bière premier prix grossissant dans le camp. L’énergie révolutionnaire quelque peu éteinte, nous nous vautrons dans la paille ; il est des moments où nous ne sommes pas les plus actifs des militants... Mais nous sommes bien dans nos pompes, et je prends le temps de dire à mon camarade que je l’aime beaucoup, chose que je fais rarement, empêtré dans ma routine glacée. Hédonisme, exacerbation du ressenti, radicalité et ennui se côtoient dans un maelström de sentiments auquel je ne m’attendais pas. Et puis, on commence à connaître quelques personnes et on se croise quotidiennement, à deux doigts de se dire : «  Il faudra que tu passes avec Christine et les enfants, ça nous fera plaisir ! » Je commence même à me dire que ce genre de camp pourrait aboutir à des choses sympathiques, s’il durait un ou deux mois, notamment en terme de guérilla urbaine et autres actions radicales. Je finis mon joint et épluche les patates pour le repas de midi. Je n’ai jamais vu autant de patates et ça me met en joie.

Carnaval rouge et noir

Les derniers jours, la manifestation finale occupe les esprits et les discussions. Nous apprenons que le trajet a été négocié avec la police par les organisateurs, et avons très peur de vivre un énième carnaval stérile. Dans le même temps, nous nous rendons compte que le camp est de plus en plus fréquenté par des migrants et/ou sans-papiers locaux, qui viennent boire un thé ou manger un bout. J’ai presque les larmes aux yeux en voyant un gamin pakistanais faire la vaisselle avec un encapuché tout de noir vêtu. Ils ne parlent pas la même langue, mais sont visiblement contents de laver les assiettes ensemble ; c’est en tout cas ce que racontent leurs yeux. Cette image vaut pas mal de discours. Et cela calme plus d’une envie insurrectionnelle de savoir que le mec à tes côtés peut être renvoyé chez lui s’il est arrêté en ta compagnie lors d’une action violente. Des enfants de migrants vont et viennent sur les vélos en accès libre, visiblement ravis de pouvoir jouir d’une zone « sécurisée » où s’amuser. Tout n’est pas idyllique non plus, mais on s’en rapproche - le camp a désormais réellement plusieurs couleurs de peau

Dernier jour, dernière manif. Les membres de l’organisation nous ont briefé, il faut éviter les débordements ; nous sommes déçus, mais comprenons. D’autant que nous ne sommes pas très nombreux, 300 ou 400 personnes, et que nous ressentons presque physiquement la petite taille de notre cortège. L’impression de sortir d’une tranchée pour fondre sur l’ennemi, le tout armé d’un coupe-ongle... Pour rattraper, la batucada se met à jouer – d’ordinaire, je déteste les batucada (au moins autant que les salsifis, ce n’est pas peu dire...). Mais il en va autrement aujourd’hui, d’autant que je tombe amoureux de la jeune filles déguisée en papillon qui dirige l’orchestre avec une rage folle.

Aucun drapeau syndical, juste des ballons noirs au dessus du cortège et des banderoles avec d’imposants « no border » sans équivoque. Des dizaines de capuches noires et autant de regards déterminés. Des slogans comme « Li-li-libertad, arnachia total ! » - ça sonne mieux que réclamer des augmentations de salaires... Et ce cortège qui grossit progressivement, au rythme de percussions endiablées et d’appel à la solidarité avec les sans-papiers. Lesquels sont dans le cortège et regardent, d’abord avec un sourire en coin, ces petits blancs bien nourris appeler à la destruction d’un système dont ils ont espéré pouvoir goûter les fruits en venant par « chez nous ». Qu’importe, on gueule tous ensemble contre l’eldorado et ses barreaux, et ça nous fait un bien fou.

Évidemment, les flics suivent de très près ; quand ils se rapprochent trop, les manifestants les font reculer. Bientôt, nous sommes 1 300 et les poussettes côtoient les cagoules. Nous passons ainsi une bonne demie heure à gueuler tous ensemble, dans un gros bazar foutraque et cosmopolite, entre révolte et spectacle. Toujours ça de pris.

On s’était dit rendez-vous à Lisbonne...

Le camp se termine. Tout le monde range, mais nous nous préoccupons surtout de trouver un moyen de rentrer et nous sentons assez abîmés par ces quelques jours plutôt alcoolisés. Une douce mélancolie nous envahit progressivement, et nous tirons un bilan assez négatif sur notre participation à ces quelques jours. J’ai l’impression que nous avons consommé le camp, que nous avons quelque peu confondu autogestion et le fait d’avoir la maison des parents pour nous tous seul un samedi soir. Et nous agirons différemment sur de futurs événements similaires. Mais nous avons aussi beaucoup appris, discutant avec davantage de gens en une semaine qu’en six mois à Toulouse. L’enjeu des frontières est aussi l’occasion d’une expérimentation collective qui transcende largement son impulsion initiale. On se demande comment abattre les murs de la forteresse, puis on prend conscience du prolongement de ces murs dans sa propre vie. Qui plus est - et c’est peut-être là le plus important -, le risque permanent d’une arrestation préventive nous a donné à voir ce que peut-être le quotidien d’un sans-papier, dont la seule présence est un délit. Se promener dans les rues en guettant les flics, les craindre même si nous ne courrions aucun risque réel, est aussi une leçon de vie.

On sort de cette semaine avec le poing serré et avec l’envie d’arrêter de se focaliser sur des symptômes (Hortefeux, si tu nous regardes...). Réalisant plus que jamais que l’Occident est une vaste agence de Pôle Emploi devant laquelle le Tiers monde fait la queue tous les jours, et que ce ne sont pas une poignée de régularisations qui changeront cette donne. Pour le reste ? Ben, on s’était dit «  rendez-vous à Lisbonne »3...



1 Pour un retour plus chronologique et moins personnel sur le déroulement de la semaine No Border à Bruxelles, se reporter à ce billet de Benjamin.

2 La vidéo est visible ICI.

3 Un sommet de l’Otan est prévu pour les 19 et 20 novembre prochains, à Lisbonne.


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