samedi 30 mai 2009
Le Cri du Gonze
posté à 09h02, par
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Il fut un temps, lointain, où les machines restaient un élément musical secondaire. Il y avait les studios, les micros, les amplis et basta. Et puis les machines ont débarqué, foutant un beau bordel là-dedans. Très vite, ça a mal tourné, le disco a pris le pas sur Kraftwerk, Jean-Michel Jarre sur Suicide, et on s’est retrouvé comme des cons. Pourtant, au début, la machine inspirait plus qu’elle ne castrait...
Ça ne rate jamais : tu écoutes un vieux machins électro tout fripé par le temps, tu t’extasies, tu es tout prêt à t’enflammer, à balancer un discours enthousiaste sur les vertus du bricolage électro des origines, quand les machines restaient Terra Incognita ou presque, et paf, un crétin quelconque s’exclame : « Qu’est ce que c’est naze ! Un gosse de 10 ans muni d’un bon logiciel de mixage te pondrait la même chose en cinq minutes. » Typique. Obscène. Exactement le même genre d’enfoiré qui te sortira devant le premier monochrome de Malevitch (Carré blanc sur fond blanc) que c’était bien la peine de se déplacer pour aller voir une expo où un connard fait le même boulot qu’un peintre en bâtiment, sur une plus petite surface, en plus... Le meurtre a ses raisons que la raison n’ignore pas, parfois. Il est de bon ton, dans ce genre de situation, de sortir directement le coup de poing américain, la barre de fer voire la hache pour expliquer délicatement à l’importun que le contexte en art a aussi son importance et que certains gestes désormais vus comme poussiéreux charriaient avec eux, au moment de leur réalisation, une nouveauté et une force esthétique explosive. Force qui ne pourra jamais se « démoder », intemporelle qu’elle est, abrutis. Ces gens là ne comprennent que ce langage corporel et très direct, pédagogie en rade, la parole ne suffit pas (autant expliquer à un poisson rouge pourquoi Warhol était une huitre malfaisante), il faut bien se résoudre à faire preuve d’emportement, pas le choix. Mais je m’égare.
Donc. Les machins électro tout fripés. Eh bien, vois-tu, courageux lecteur, si ils me parlent tant, c’est très sincère mais sûrement un peu crétin. Je sais bien qu’il y a là un boulevard pour les tristes rationalistes : fantasmer une époque ou un synthétiseur basique était le top en matière de technologie instrumentale, ça a un petit côté âge d’or des familles, les enfoirés ne manqueront pas de s’y engouffrer. Remember Voltaire se foutant de la gueule de Rousseau idéalisant l’état de nature et lui tenant à peu près ce discours : « Eh bien, mon bon ami, si vous y tenez tant à vôtre âge d’or où l’humanité était encore dépourvue de tout, pourquoi ne pas rejoindre ces sympathiques herbivores qui peuplent notre belle France et brouter les pâturages de concert ? » Bof, depuis que Voltaire fait quotidiennement la une du Figaro, je m’en tamponne le coquillard de ses bons mots et de son génie. Et donc, je l’affirme bien fort : l’électro n’a jamais été aussi excitante que lorsqu’elle se faisait avec des bouts de ficelle et qu’elle restait méchamment embryonnaire. Quand la machine était encore une terre à conquérir, qu’un simple sample était plus bandant qu’un solo de Satriani, qu’une boite à rythme poussive était révolutionnaire. Ca date, je te l’accorde…
Ainsi donc, je te balance trois groupes, choisis totalement arbitrairement1. En commençant par Karftwerk, et en citant Lester Bangs (oui, je n’ai pas fini de te rebattre les oreilles avec lui) répondant en 1975 à la question « ou va le rock ? » : « Il est en cours de capture par les allemands et les machines. »
Le « baume compliqué » de Kraftwerk
Lester Bangs a mieux défini qui quiconque le charme indéfinissable des compositions de Kraftwerk à l’époque de leurs début, d’Autobahn : « Selon les mots du poète, ‘il y a des machines d’une grâce admirable’. Il y a planant, immaculé, très loin de la puanteur de métal brûlé des stars qui ont explosé, le baume compliqué de Karftwerk. »
Kraftwerk, au départ, c’était essentiellement deux tarés de Düsseldorf (ceux que tu peux voir blafards sur un fond rouge en vignette de cet article) qui considéraient que la machine se devait de prendre le pas sur l’homme. Qu’en se faisant automates (lors de leurs concerts, ils se faisaient souvent remplacer au pied levé par des androïdes, voir vidéo ci-dessous), ils s’ancraient dans une époque, se faisaient éclaireurs d’un bouleversement à venir. Welt Anschaaung électro qu’on pourra sans craindre de se tromper qualifier de bizarre (voire dangereuse) mais qui débouchait sur des compositions lumineuses de poésie électronique. Pour preuve, le célèbre Trans Europe Express (vidéo ci-dessus) qui n’est donc pas seulement une émission de merde animée par Christine Ockrent (vautours ! Faire ça à Kraftwerk…)2.
L’âge de la machine, ils l’annonçaient, le voulaient de tout leur cœur. Mais voilà, là où ils se trompaient, c’est que ce ne serait pas comme dans Metropolis de Lang, terrifiant et esthétique, un enfer glacé ne manquant pas de grâce, mais plutôt difforme et fluo. Qu’on y perdrait autant en humanité qu’en esthétique, dans la victoire des machines. C’est une autre histoire.
Suicide ou l’art de sampler le glaviot punk
Gaffe, écouter Suicide tue. Ou presque. Ils ont été peu à pousser l’exploration de la dépression musicale aussi loin. Et puis, Martin Rev & Alan Vega ne jouaient pas vraiment, ils expectoraient plutôt, poussant très loin l’art de susciter la répulsion (pour les amateurs, se procurer ce magnifique Live in Bruxelles : on y discerne très bien à l’écoute les beuglements hostiles des spectateurs). En tout cas, personne n’utilisa jamais mieux qu’eux l’art du synthé binaire, voire uniforme. Comme les prestations live des deux tarés disponibles sur Internet ne rendent pas vraiment justice à leur classe intemporelle, j’ai préféré me rabattre sur une version uniquement audio de leur affolant tube « ghost rider ». Et sur, ci-dessous, un extrait du documentaire Punk Attitude (réalisé par Don Letts), pas la pire manière pour se familiariser avec l’approche grinçante de deux punks ultimes qui avaient préféré changé d’armes, asséner leurs glaviots par beats interposés.
Envahir l’univers avec Atari Teenage Riot
Ok, on est plus vraiment dans le cadre de l’électro poussiéreuse. Atari Teenage Riot, ça remonte seulement à une quinzaine d’années. Mais l’approche digitalo/hardcore minimaliste fleure bon les temps héroïques de la découverte du beat (sauf que la puissance sonore diverge un tantinet). Pour le reste, le groupe d’Alec Empire3, mythe absolu, mérite largement de faire partie de cette incursion foutraque dans l’enfer de l’électro. Surtout à l’aune de « Start The Riot » (ci-dessous accompagné d’images tirées du Métropolis de Fritz Lang que j’évoquais plus haut, le monde est petit), chanson qui peut difficilement trouver son équivalent en matière de persuasion libertaire percussive.
Une simple écoute, et même le plus convaincu des militants UMP se sent investi d’une mission impérieuse : « Commencer l’émeute ! » Plus convaincant, tu meurs. Lorsque Woody Allen dit « Quand j’écoute Wagner, j’ai envie d’envahir la Pologne », le quidam connaissant le groupe d’Alec Empire répond : « Quand J’écoute Atari Teenage Riot, j’ai envie d’envahir l’univers. » Pan, dans tes oreilles.
1 Et Throbbing Gristle que j’t’entends déjà grogner ? Et Front 242 ? Et Crystal Distorsion ? Je répondrais t’as qu’à de faire ton propre palmarès.
2 Argh, je viens à l’instant de recevoir un appel de la régie me signalant que l’émission en question s’appelle en fait « France Europe Express ». Pfff, j’ai la flemme de corriger. L’affront reste le même, de toute manière.
3 Et pas Aphex Twin comme écrit précédémment. Erreur stupide rectifiée par Dav, merci à lui.