samedi 3 novembre 2012
Sur le terrain
posté à 15h20, par
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Une cité rurale, presque bucolique. Mais une cité quand même. En plein Bassin Houiller, au cœur de la Moselle, les barres de Behren-lès-Forbach hébergent encore plus de 8 000 personnes. Née dans les années 1960 de l’industrie charbonnière, la ville se meurt doucement, victime de sa mauvaise réputation et d’un chômage de masse. Ses habitants s’accrochent comme ils peuvent.
Cet article a été publié dans le numéro 9 de la version papier d’Article11
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Le bâtiment, large barre de cinq d’étages, est à l’abandon. Vitres cassées ou volets tirés, entrées murées, couleurs défraîchies. D’un côté, le boulevard Charlemagne ; de l’autre, à l’arrière du bâtiment, un parking, quelques arbres et un peu de verdure. Un adolescent, quatorze ans à tout casser, s’est posté là, un peu en retrait. À ses pieds, un petit stock de pierres, ramassées sur un vaste tas de gravas, restes d’un bâtiment voisin mis à bas - « rénovation urbaine » oblige. Méthodique, régulier, le garçon vise et tire, les fenêtres de la barre désertée pour cible ; il fait mouche une fois sur deux. À chaque jet réussi, un bruit de vitre brisée, un carreau en moins.
Quelques dizaines de mètres plus loin, le Centre commercial III. Un nom un brin pompeux pour quatre magasins collés les uns aux autres – un tabac, une boucherie-épicerie, une boulangerie, un snack. Seule la boulangerie tourne encore, les autres ont fermé leurs portes : d’ici quelques mois, le Centre commercial III sera détruit - « rénovation urbaine » encore. En attendant, l’enseigne bilingue de la boucherie annonce toujours, en arabe et en français : « Boucherie lorraine, bazar et produits orientaux ». La viande était d’ici, l’épicerie de là-bas.
Nés quelque part
La cité de Behren, bâtie de 1956 à 1961 à côté d’un tout petit village1, a toujours regardé vers la Méditerranée. Ses habitants – Algériens, Marocains ou Italiens travaillant dans l’industrie minière – avaient beau vivre ici, ils restaient d’ailleurs. À l’époque, personne ne songeait à leur en tenir rigueur ; la petite musique nationaliste et raciste n’avait alors rien du refrain omniprésent qu’elle est devenue. On chantait plutôt le plein emploi, la France des Trente glorieuses, l’industrie conquérante – et cette dernière se fichait bien de savoir si ceux qu’elle envoyait travailler au fond, dans les boyaux des mines, avaient leur certificat de bons français. Le boulot pour seule identité, le reste était accessoire. Logique : « J’avais sept ans quand je suis allée chercher papa pour la première fois à la sortie de la mine, rigole Julie, débarquée ici dans les années 1960, famille venue de Sardaigne. Je n’ai pas réussi à le reconnaître : tous les mineurs avaient cette même figure noircie par le charbon, ils se ressemblaient tous. »
Julie est née à Carbonia, ville sarde de 30 000 habitants. À Behren, ils sont si nombreux à en être originaires que les deux municipalités se sont jumelées. Pas le meilleur des auspices : ville nouvelle lancée en grandes pompes par Mussolini après la découverte d’un joli filon de charbon, Carbonia a commencé à s’éteindre dans les années 1950. Le charbon extrait là-bas coûtait trop cher. La moitié des habitants ont fui, une partie rejoignant le Bassin houiller pour y travailler. L’histoire bégaye : du début des années 1980 aux années 2000, les mines de Moselle-Est, gérées par les Houillères du Bassin de Lorraine (HBL), ont à leur tour lentement tiré le rideau. Le charbon extrait ici coûtait trop cher. Julie ne rigole plus : « Ça a littéralement dévasté la région. »
« La ville la plus pauvre de France »
Avec la fin des mines, le Bassin houiller a souffert. Et Behren encore plus. La cité euphorique des années 1960, 1970 et 1980 s’est alors vue accoler de nouvelles étiquettes, moins flatteuses. Au début des années 2000, sur la foi d’un rapport du ministère de la Cohésion sociale, elle a même été propulsée au hit-parade des communes les plus nécessiteuses de l’Hexagone : elle était, disait-on, la « ville la plus pauvre de France ». En bonne part basé sur le pourcentage de logements sociaux et sur le revenu fiscal par habitant, ce palmarès ne signifiait pas grand-chose. Sinon que la ville et ses habitants étaient réellement dans la panade ; ils le sont toujours. Cocktail classique : inactivité (en 2008, le taux de chômage des 15-64 ans grimpait à 25,6 % dans la cité, contre 11,6 % pour la Moselle2), pauvreté (avec un revenu annuel moyen par foyer behrinois de 13 073 €3, soit 10 000 € de moins que la moyenne française) et déscolarisation (en 2008, 55,7 % des habitants de plus de 15 ans n’avaient aucun diplôme).
Les statistiques peuvent mentir – la froide sècheresse des chiffres cachant et écrasant l’humain. Ce n’est pas vraiment le cas, ici : ce constat d’une ville dans la mouise est d’abord porté par les habitants eux-mêmes. « À Behren, la vie est foutue, résume Wafa, qui tient une petite boucherie-épicerie arabe et vivote difficilement. Les seuls à encore faire tourner la ville sont les retraités des Houillères et leur pension. Mais peu à peu, ils meurent ou rentrent au pays. Quand ils ne seront plus là... terminé ! » Wafa évoque là l’une des grandes fractures traversant la cité : d’un côté, les « vieux » mineurs, qui ont connu le plein emploi et ont travaillé dur, qui touchent une retraite et bénéficient d’un certain nombre d’avantages (à commencer par le logement gratuit) ; de l’autre, les jeunes, n’ayant souvent d’autre perspective que le chômage. Aux premiers, la nostalgie d’un Âge d’or, identité tournée vers le passé. Rien pour les seconds. « Les patrons venaient chercher nos aînés chez eux tant ils avaient besoin de main d’œuvre. Aujourd’hui, si tu es arabe et que tu habites ici, tu peux toujours te brosser pour trouver quelque chose. Même le plus pourri des jobs... », remarque Salem, la cinquantaine. « Vas-y, essaye d’envoyer des CV depuis Behren... À la seule vue du nom de la cité, l’employeur balance ta candidature à la poubelle », déplore Feghouli, 25 ans.
Cette mauvaise réputation
La stigmatisation, les habitants de Behren connaissent. À trente kilomètres à la ronde, dans toute la Moselle-Est, la cité est réputée et décriée. Sans jamais y avoir mis les pieds, ceux de l’extérieur évoquent les voitures brûlées, les bandes de jeunes, la délinquance. Ils rappellent qu’en 2005, la ville avait connu son lot d’automobiles réduites en cendres ; le maire, Michel Obiegala, « socialiste » à la Manuel Valls, en avait fait des tonnes - « Depuis six mois, des jeunes brûlent des voitures, agressent des personnes, détruisent du matériel communal. Ils créent de l’insécurité, ils terrorisent la population. Il faut en finir » - avant d’appeler les habitants à dénoncer anonymement ces « individus sans scrupules et sans morale ». Les Mosellans se souviennent aussi qu’en mai 2007, au moment de l’élection de Nicolas Sarkozy, les braises étaient reparties, avec de nouvelles voitures brûlées et un gymnase incendié. Et ils remarquent que le feu couve à nouveau cette année – flammes occasionnelles, une bagnole par-ci, une auto par-là. Behren fait ainsi figure de repoussoir local, cité fantasmée et crainte. Dans une Moselle-Est qui perd pied et se meurt, l’endroit joue un rôle essentiel : être pire.
C’est facile de frôler le cliché. Quelques coupures de presse alarmantes, quelques statistiques désolantes. Et puis, la rencontre d’un habitant effrayé et amer. Il y a quinze jours, les deux voitures de Dominico4 sont parties en fumée. Au sol, devant son immeuble, il reste encore quelques vestiges du brasier, goudron noirci et petits bouts de tôle. « Moi, je suis retraité, je n’embête personne. Je ne vis de rien, 1 300 euros pour ma femme et moi... », dit-il. Il poursuit : « Je n’avais que ces deux voitures, et on me les a brûlées. Il y a toute une bande de jeunes, il y en a des milliers. C’est à cause d’eux, et des Maghrébins, si tout s’effondre. » Et de promettre : « Moi, à la prochaine élection, je vote Hitler ! » Dominico, l’ancien mineur, est si perdu qu’il est devenu méchant. Et sa peur – il rentre les épaules à chaque voiture qui passe, cessant carrément de parler si un peu de rap s’en échappe – l’occupe maintenant tout entier. « Je ne peux même plus faire mes courses au Lidl. Il y a toujours des jeunes qui traînent sur le parking, ils demandent de l’argent à tout le monde. Surtout, n’y allez pas ! » Devant le supermarché discount, il n’y a personne, sinon quelques mères de famille faisant leurs courses. Quant aux voitures qui passent, elles se fichent de Dominico, qui tourne et retourne autour de ses places de parking.
Mécanique de l’exclusion
Une fois qu’elle s’installe quelque part, la peur se propage. Lors de la présidentielle d’avril 2002, 30 % des habitants de Behren ont ainsi voté au premier tour pour Le Pen père. Le borgne était en tête, devant Jospin et Chirac. Un vote de retraités et d’actifs âgés, gens qui voient leur monde s’écrouler et cherchent des responsables. Devant le Café de la Poste, Pietro, Louis et Antoine – trois anciens mineurs – prennent le soleil, devisant en patois sarde. « Oh que oui, Behren a changé. En pire », fait l’un. « Il n’y a plus de respect, les jeunes ne foutent rien. En l’espace de vingt ans, c’est devenu l’horreur. On ne peut plus sortir de chez nous, la cité est dégueulasse... », enchaîne le second. « C’est depuis que les arabes sont arrivés », assène le troisième, approuvé par les deux autres. Salem, qui fume une clope avec nous, hausse les épaules, gêné. L’un des trois Sardes se retourne vers lui : « Oh, ce n’est pas contre toi. Avec les Algériens, ça va, on s’entend bien. Ce sont les Marocains qui ont foutu la merde. »
Ville créée de toutes pièces, Behren est née de l’immigration autant que de la nécessité industrielle – il fallait des bras pour faire tourner les mines. Une immigration principalement italienne et algérienne au long des années 1960 et 1970, puis marocaine dans les années 1980. Les premiers ont connu l’essor économique et les temps heureux, les seconds ont débarqué quand les mines commençaient à péricliter. Les derniers arrivés n’ont ainsi ni passé – ces Trente Glorieuses mythifiées – ni présent à partager : l’emploi a fui. Ils font office de bouc-émissaires, rejetés de tous. « Nos parents n’ont pas connu la misère, explique Vincente, quadragénaire travaillant en intérim, accoudé devant un pastis au Café de la Poste. Ils sont venus pour travailler, et ça marchait : mon père, Sicilien, était fier d’être mineur. Il y a encore vingt ans, Behren était ainsi un endroit magnifique – c’était le top ! Mais voilà, c’est parti en couille. Et aujourd’hui, la cité est divisée en deux : il y a les Marocains et les autres. » Son voisin, Jason, qui revendique « trente ans de RMI », approuve : « Nous, Algériens et Italiens, on a vécu une enfance comme ça », fait-il en levant le pouce. Vincente encore : « On a grandi ensemble, on vivait ensemble. Le week-end, nos familles échangeaient un plat de pâtes contre un autre de couscous. Et quand c’était le Ramadan, toute la cité était en fête. Mais maintenant... » Nordine conclut : « Les Marocains sont différents, ils ne veulent pas s’intégrer. » Banal mécanisme de l’exclusion : pointer l’autre, c’est encore se raccrocher aux branches.
Cultiver son jardin
Des branches, il y en a beaucoup à Behren. Au sens littéral. Entre les barres d’immeubles : des arbres et du gazon. Ici, les clichés de la cité se la jouent bucoliques, le ciment et le vert font bon ménage. À quelques encablures s’étendent de vastes jardins ouvriers, vestiges de cette époque où les paternalistes Houillères du Bassin de Lorraine fournissaient à leurs employés tout le nécessaire à une jolie vie bien rangée : outre le logement gratuit, les mineurs pouvaient s’investir dans un large panel d’associations subventionnées et jardiner à proximité. Aujourd’hui encore, une cotisation de cinq euros et une certaine patience – la liste d’attente est longue – suffisent à décrocher l’une des 248 parcelles et sa cabane afférente. « C’est très demandé. Mais si tu es motivé, tu obtiens un bout de jardin sans trop de problèmes », explique Faci, 56 ans, chargé d’entretien au cimetière le jour, secrétaire général de l’Association des jardins ouvriers de Behren le reste du temps. Le soir, lui « récolte ses choux et ses oignons ». Et puis voilà, il est « heureux ».
« Qu’est-ce que tu veux être heureux, ici ? Il n’y a rien à faire et pas d’emploi. Pour nous, la cité est juste une prison sans barreau », tranche Marouane, chômeur de 25 ans. Lui s’emmerde avec un pote, sur un banc de la rue de la Liberté (sic) ; tous deux regardent circuler les voitures, saluant régulièrement les amis qui passent et repassent. « Ils vont et viennent dans Behren, ça fait durer la journée », commente son compagnon de banc. Un brin sombres, moroses, les deux jeunes gens ne retrouvent le sourire qu’au moment d’évoquer l’été. L’occasion de partir en Algérie, le retour au bled – direction Sétif. « Il n’y a que là que je me sente bien. Au bled, personne ne me regarde de travers parce que je suis bronzé, que je porte une petite barbe de croyant, que j’ai un survêtement Lacoste. Personne n’a peur de moi, ne me prend pour un voleur ou un drogué. Ça fait du bien. »
Pirouettes municipales
« Il faut les comprendre, les jeunes », remarque Kamel, depuis son petit camion snack. Occupé à en nettoyer l’intérieur, grattant fort, le trentenaire poursuit : « Depuis le début des années 2000, ils n’ont pas été à la fête ; mais ça s’est encore aggravé depuis trois ans. Et tout le monde s’en fout. La municipalité fait beaucoup de choses pour les gens de 45 à 60 ans, elle subventionne leurs associations et leur fournit des lieux où se retrouver. Mais pour les jeunes : macache ! » Dans la cité, il n’y a que le Café de la Poste, où Italiens et Algériens se retrouvent pour jouer aux dominos et boire quelques verres, et la baraque à frites de Kamel. Sinon, rien. « Prends cet ado, là, remarque Hachmi, jeune homme souriant. Tu vois, il tourne et retourne, il s’emmerde. Il a 15 ans et il se fait chier ; s’il a un peu de chance, des mecs lui feront tourner un joint ou deux ; autrement, il va continuer à marcher. » Croiser et recroiser les mêmes personnes. Ne pas avoir un sou en poche. L’ennui. « La seule chose que la ville ait vraiment fait pour ces jeunes, c’est de leur fournir des emplois plus ou moins bidons, poursuit Kamel. La précédente municipalité a engagé plein d’animateurs ou de médiateurs, sans même demander aux concernés de pointer réellement. Résultat ? Les jeunes savent que leur seul espoir tient dans un emploi bidon pour la ville. Tu crois que c’est un avenir, ça ? »
« Ça marche au coup de pression. En 2005, ça a beaucoup brûlé, pendant des mois ; quand le maire en a eu marre de compter les voitures incendiées, il a signé des contrats. D’un seul coup, tous les jeunes de Behren se sont mis à bosser pour la ville », se marre un mec, rue Stanislas. Hachmi confirme : « Un jour, on a organisé une petite manifestation de jeunes, entre les barres. Le défilé a duré cinq minutes, est resté sage – au pire, il y a eu quelques insultes. Mais ça a suffit, la municipalité a signé quinze contrats dans la foulée... » Acheter la paix sociale ? Michel Obiegala, le maire en question, le reconnaissait à demi-mots, dans une courte interview accordée au magazine Vice. « On a l’impression que les seuls jeunes du coin qui ont un job sont soit animateurs, soit médiateurs, soit éducateurs... », remarquait le journaliste. Et l’édile de répondre : « Dit comme ça, c’est un peu choquant, mais ce n’est pas faux. On a créé l’équivalent de 200 emplois de proximité. » Ceux-ci n’ont eu qu’un temps, celui d’une mandature. Désormais, il n’y a plus rien, pas même d’emplois en toc.
- Behren dans les années 1950
Le cache-sexe de la rénovation urbaine
« La seule chose qui intéressait réellement l’ancien maire, remarque Abid5, éducateur, c’était son projet de rénovation urbaine. Il voulait laisser sa marque, son empreinte sur la cité, avant de devenir député6. » Ambitieux, l’édile voyait grand. Beaucoup trop. « Behren va devenir une ville à part entière, grâce à un cœur urbain regroupant autour de la nouvelle mairie les principaux services publics et commerciaux », clamait-il en 20067. Un projet qui devait être financé par l’Agence nationale de renouvellement urbain (Anru), organisme créé en 2003 par le ministre de la Ville Jean-Louis Borloo et destiné à accompagner financièrement ainsi qu’à piloter la rénovation des Zones urbaines sensibles (ZUS). Depuis 2005, la résurrection de Behren a ainsi été largement annoncée. Belles promesses, grandes phrases : « Supplément d’âme », « résidentialisation », « création d’un centre-ville », « réhabilitation », « véritable mixité sociale », « restructuration en profondeur des grands axes routiers »...
Les habitants ont vite déchanté. En 2005, on leur promettait, dans la presse, un projet « colossal » : 558 logements détruits, 399 à construire, 160 millions d’euros de budget – en bonne part pris en charge par l’Anru8. Mazette ! En 2006, la facture avait déjà été divisée par deux : 73 M€. Mais elle repartait à la hausse en 2007 : 132 M€, pour la destruction de 544 logements. Chute libre en 2008, à l’occasion du changement de municipalité : 57 M€. Puis le projet se regonflait en 2010 : 81 M€. Comprenne qui pourra... Dernier acte, lors d’un conseil municipal en février 2012 : il est cette fois question d’un « budget total de rénovation urbaine » de 23,2 M€, près de la moitié étant pris en charge par la ville, qui s’endette jusqu’en 2030. S’il s’agit toujours de mettre à bas 544 logements, il n’est plus prévu d’en construire que 161 : une différence de taille. Ceux des habitants concernés qui ne seront pas relogés à Behren devront ainsi déménager dans les communes environnantes, à quelques dizaines de kilomètres.
Le mépris du « château »
Dire au revoir à Behren ? Pas question. Le paradoxe interpelle : les habitants ont beau être nombreux à regretter l’évolution de leur cité et à pointer ce qui ne fonctionne plus, ils y restent attachés. Très. Et ils n’ont aucune envie de plier bagage, non plus que de subir des projets de rénovation auxquels – malgré toutes les belles paroles des deux municipalités successives – ils n’ont jamais été associés. « À un tel projet d’envergure, il est difficile d’obtenir l’adhésion immédiate des habitants, osait Michel Obiegala en 2006. Il faut faire œuvre de pédagogie et organiser, comme nous le faisons, des réunions de quartier. De toute façon, il est évident que le projet ne peut pas plaire à tout le monde. » Euphémisme... De la trentaine de personnes rencontrées sur place, il ne s’en est pas trouvé une seule pour adhérer au projet. Hostilité affichée.
Rien d’étonnant. Déjà dépossédés de leurs emplois, les habitants voient progressivement disparaître ce qui constituait leur dernière fierté collective : la cité, avec ses bons et mauvais côtés. On leur annonce des pavillons ? Ils savent bien qu’ils ne leur sont pas destinés. La destruction de quelques barres, dont celles de l’îlot des Vergers ? « Complétement idiot, tranche Abid, l’éducateur. Ils ont décidé de détruire les immeubles les plus récents, qui étaient en bon état. » Le dynamisme local ? « Le nombre d’habitants ne cesse de chuter, remarque Kamel : en dix ans, la population est passée de 11 200 à 8 000 habitants9. Et tout le monde a compris qu’il s’agissait de nous faire partir, de tuer la cité à petit feu. » La « revitalisation commerciale » ? Les commerces ferment les uns après les autres, à mesure que la population se réduit. La promesse de l’emploi ? Les habitants n’ont pas oublié la création du Technopôle de Behren, après que la ville a obtenu le statut de Zone franche urbaine : aucune des entreprises qui s’y est installée n’a respecté l’obligation qui lui était faite d’embaucher un tiers de son personnel à Behren10. L’argent de l’Anru ? La ville s’endette quand même. Bref, les habitants s’estiment les dindons de la farce. Et vouent aux gémonies « le château », surnom donné à l’hôtel de ville, bâtiment massif et design dont la construction, à la fin des années 1990, a coûté la bagatelle de quatre millions d’euros. À l’entrée de la cité, l’insolence froide et méprisante du lieu a valeur de symbole : le pouvoir est loin. Très loin.
La cité en héritage
Ce monde qui s’échappe, qui disparaît, il tentent de lui redonner un sens – fût-il mauvais. Pour les Sardes Pietro, Dominico, Louis et Antoine, ou pour Djamel11, retraité algérien de 60 ans qui dit « comprendre ceux qui votent Le Pen », ce sera le racisme, plus ou moins marqué : la cité se meurt, disent-ils, à cause des « étrangers ». Pour Kamel, le trentenaire de la baraque à frites, pour Nordine, chômeur passant ses journées à écumer Internet, ou pour Feghouli, jeune désœuvré jouant au dur, il faut y voir la main des franc-maçons, des illuminatis et des sionistes : le complot pour justifier le sombre état de la société. Pour Jason, Vincente ou (encore) Nordine, c’est la religion. Tous, au fond, s’ingénient à trouver une explication. N’importe laquelle.
Triste ? Plus que ça, même. Mais tout espoir n’est pas encore mort. Les habitants de Behren ne cèdent pas au mutisme. Ils se parlent. Alors que les tas de gravats s’accumulent et que s’accroît l’exclusion sociale, certains s’entêtent à voir leur cité comme « un petit village », « où tout le monde se connaît », où « la solidarité n’est pas morte ». Beaucoup continuent à dire, comme Julie, que « ce n’est pas si grave, quelques voitures qui brûlent de temps en temps ». À préciser, comme Lilly, pétillante septuagénaire, que « les jeunes d’ici sont tous de braves garçons, même si certains exagèrent un peu ». À se féliciter, enfin, d’une délinquance très réduite - « pas comme à Paris, croit savoir Marouane, où les armes circulent ».
Il y avait, au milieu de Behren, un bâtiment plus haut que toutes les barres : les dix-sept étages de la tour Stanislas surplombaient fièrement la ville. L’an passé, elle fut l’une des premières victimes du projet de rénovation urbaine. Disparue, la tour ? Oh que non. Sur son téléphone portable, Abid en conserve des dizaine de photos. Dans son appartement, Antoine, le vieux Sarde qui habite juste au-dessus du Café de la Poste, a placardé un grand cliché du bâtiment. Et les autres parlent aussi de cette tour, pour dire leur tristesse de l’avoir perdue. La cité n’est pas morte. Son cœur bat encore.
1 En 1954, Behren ne comptait que 534 habitants ; en 1962, elle en affichait 10 486.
2 Les statistiques données ici sont issues de l’Insee.
3 Ce chiffre s’entend net et par foyer fiscal.
4 Le prénom a été modifié.
5 Le prénom a été changé.
6 Raté. Aux législatives de 2007, Michel Obiegala a échoué à décrocher un mandat de député ; il faut dire que la Moselle-Est est traditionnellement terre de droite. En mars 2008, le même a perdu la mairie de Behren : Jérôme Dibo, annoncé sans étiquette, l’a remplacé.
7 Cité dans un article du Républicain Lorrain du 20 août 2006.
8 Tous les chiffres cités dans ce paragraphe sont issus d’articles du Républicain Lorrain.
9 En fait, la population de la Behren est passée de 11 152 habitants en 1990 à 8 514 en 2008. Depuis, celle-ci a encore baissé, du fait des nombreux relogements ; aucun chiffre officiel n’est disponible.
10 En échange de cinq ans d’exonérations fiscales.
11 Le prénom a été modifié.