Il est partout, orne les agendas de tes marmots et tes bouteilles de Beaujolais, les parapluies de ta mère et les t-shirts de ton père, s’invite dans ton quotidien vespéral, dans tes lectures sur le web et même dans TGV Mag. C’est censé être un artiste reconnu, aussi provocateur que malin, un peu rebelle, un peu Warhol, un peu Dada. Il ne crée pas, il vend. Du vide. D’où son succès.
Que je t’explique. Je n’ai jamais eu l’intention de te parler de Ben1. Pas l’envie ni la patience de me coltiner une attaque en règle, d’autres chats à fouetter. Et puis, le simple fait de prononcer ou d’écrire son nom suffit à me flanquer des boutons, alors lui consacrer un billet… Catégorique que j’étais, la hache de guerre resterait enterrée là où elle était : sous des tombereaux d’indifférence goguenarde.
Las, Ben, sous-sous-Warhol sauce côte d’Azur, fait partie de cette race d’artistes égotiques incapables de supporter qu’on ne s’intéresse pas à eux, préférant un regard méprisant à l’indifférence. Il a donc tout fait pour me harceler, me pousser dans mes retranchements, jusqu’à ce que je finisse par céder, piteusement.
Sa campagne Envahir Lémi ne date pas d’hier. Dès mon premier souffle, ou quasi, il s’est acharné sur moi. Ma mère achetait-elle un parapluie qu’il était siglé de son nom. Mon père se payait-il un t-shirt qu’il l’avait paraphé d’une phrase aussi plate que supposée géniale (car, évidemment, Ben est de ceux qui croient, à l’instar de Kurt Schwitters2, que « tout ce que l’artiste crache, c’est de l’art »). Tentais-je de noyer mon exaspération dans l’alcool qu’il me devançait, défigurant mon saint Beaujolais de sa patte soûlante3. Partout, qu’il était. Désespéré, j’ai fini par fuir ce tropisme atterrant, quittant mes montagnes natales et basculant dans l’enfer urbain pour échapper à ses tentacules. Peine perdue : le jour même de mon installation parisienne, je découvrais, à deux pas de chez moi, son installation géante rue de Belleville. Apoplexie4.
Pourtant, on aurait pu en rester là. Je faisais contre mauvaise fortune bon cœur, c’est tout. Quand il se matérialisait, je fermais les yeux ou me détournais. Si bien qu’au fil du temps, ma benophobie semblait presque en passe de se stabiliser. Jusqu’à ces derniers jours. Car oui, j’ai fait une rechute, il y a deux semaines. La faute à cette grande rétrospective lyonnaise consacrée à son œuvre, lancée il y a deux semaines. Depuis, les médias ne cessent de s’arracher Ben, de le consacrer ultime artiste rebelle et avant-gardeur de la mort. Impossible de lui échapper. Dans le train, dans les bistrots, sur le net, à la radio, dans les rues de Lyon, dans tous les canards de France et de Navarre, il squatte l’espace avec une ténacité de tique. Des exemples ? Pfff, j’en ai plein les bottes :
TGV Mag.5 Un entretien qui passera probablement à la postérité comme le plus vain et stupide de l’histoire de l’art6, condensé d’égotisme ronflant. Ben y déclare : « Oui je suis un avant-gardiste. Je suis pour le changement, le nouveau et l’apport. » L’air de rien, il fustige au passage la nouvelle garde accusée de faire dans le gadget (on croit rêver) : « Je leur reproche de ne pas se poser de questions fondamentales. Ils sont dans l’astuce, le gadget. » Et plus loin, le cuistre fait mine de s’interroger : « Et si je suis trop populaire, ne vais-je pas devenir gênant pour le pouvoir ? »
Ne vais-je pas devenir gênant pour le pouvoir ? On se pince.
Rue 89. Dans un entretien qui fera date, Ben nous raconte – c’est passionnant – ses petits marchandages mesquins en vue d’accroitre sa collection de peintures : « Il me dit mille euros, je dis c’est trop cher, cinq cent euros, trois cent euros, deux cent euros, ça va. ». Et plus loin, fier comme un épicier maître de son poulailler, il enfonce le clou de l’insignifiance : « J’ai été le premier à acheter un Cristo. » Wouhou. Il conclut l’entretien en distillant quelques pincées de crise de conscience factice (sa marque de fabrique) : « Même quand je dis merde à l’art, c’est de l’ego. » Cinq minutes de déblatérage débile duquel on ne tirera qu’une seule info valable : Ben s’est comporté comme un mufle avec la veuve d’Yves Klein. À noter également qu’il joue au suicidaire comme d’autres au poker, bluff en bandoulière.
France Soir. « Je suis un cocktail, un peu Duchamp, un peu dada, un peu marketing7 », déclare le malfaisant, s’accaparant sans vergogne des artistes aux antipodes de sa démarche et de ses putasseries marketing. Plus loin, il feint la non-lucrativité quand on lui demande si sa démarche est rentable : « Je ne gagne pas d’argent avec ça. Je ne suis pas une entreprise, j’ai juste ma femme qui ne comprend rien aux affaires et donne tout gratuitement. » Ah, dans ce cas…
On pourrait dévider ce fil pendant des heures, l’offre est pléthorique. Mais l’effet comique s’estompant rapidement pour laisser place à la déprime, je te fais grâce du reste de ses vomis médiatiques (Paris-Match, Libé, Le Figaro, L’Union, que du gros...). Exit la revue de presse, donc, et plongée dans le cambouis.
Client médiatique parfait, Ben sait se mettre en scène, en rajouter dans l’outrance. Expert du cabotinage, il dose la rebelle attitude de manière à ne déranger personne tout en donnant l’illusion de la profondeur subversive. D’où l’invraisemblable déluge d’articles vides consacrés à son exposition. Tous ressassent la même chose, retracent à l’identique une biographie ânonnée jusqu’à l’indigestion (oui, Ben Vautier a fait partie de Fluxus il y a quarante ans, et était un pote de John Cage ainsi que d’Yves Klein ; mais depuis ?).
Digne fils de Warhol (même si beaucoup moins percutant), Ben a compris que, pour durer, il devait se glisser dans le Spectacle et se façonner un personnage médiatique, coquille en strass. Une fois son costume d’amuseur provocateur endossé, les médias viennent d’eux-même recueillir sa sainte parole illuminée, sans jamais l’interroger. Ici, impossible de ne pas citer Debord et La Société du spectacle, tant l’invasion publicitaire associée aux œuvres de Ben illustre à la perfection ses théories : « La culture, devenue intégralement marchandise, doit aussi devenir la marchandise vedette de la société spectaculaire. » Parangon ultime de cette dérive de la culture, le peintre niçois s’est dépouillé de toute personnalité artistique pour s’incarner dans une œuvre intégralement marchandise, une signature ne signant plus rien. Une démarche revendiquée : « Je cherche systématiquement à signer tout ce qui ne l’a pas été. Je crois que l’art est dans l’intention et qu’il suffit de signer. Je signe donc : les trous, les boîtes mystères, les coups de pied, Dieu, les poules, etc. Je vais être très jaloux de Manzoni qui signe la merde8 . »
Si Ben est parvenu à ce stade de reconnaissance médiatique, c’est également parce qu’il a été adoubé par un milieu de l’art contemporain qui clapote dans la redite depuis belle lurette. Buren, Jeff Koons, Damien Hirst etc., autant d’artistes labellisés pompes à fric et ancrés dans une démarche purement commerciale, institutionnelle, antithèse de toute idée d’avant-garde. Jean-Philippe Domecq explique brillamment, dans le très conseillé Artistes sans art9, à quel point nous traversons « une crise narcissique unique de notre histoire culturelle ». Laquelle se traduit par « la lapidation méthodique de tout le legs culturel au détriment de l’invention, de la créativité et de l’humour, au détriment de l’œuvre ». Un milieu de l’art fossilisé et vautré sur son tas d’or sauce Picsou/Pinault10, dont Ben serait évidemment l’archétype, baudruche médiatique ne vendant plus de l’art, mais une simple posture d’artiste.
Et Domecq de s’interroger : « Qu’est-ce qui a pu porter tant d’esprits, tant de décisionnaires, à tous les niveaux de l’institution, régionale, nationale, internationale, à mettre en avant les pièces d’art qui sont aujourd’hui les plus célèbres ? » Concernant celui qui, comme BHL, a su incarner l’imposture en trois petites lettres omniprésentes, la réponse est évidente : quelqu’un jouant si bien son rôle d’artiste spectaculaire inoffensif ne peut être qu’une aubaine pour les boursicoteurs/collectionneurs de l’art contemporain.
On pourrait dire « je m’en fous ». Se concentrer sur ceux qui créent et délaisser ceux qui se vendent. Mais ce n’est pas si simple. D’abord, parce qu’il y a rapt culturel, profanation : quand Machin se réclame de Dada ou de Marcel Duchamp, il les ramène à son niveau, à une dimension purement consumériste et/ou spectaculaire de l’acte artistique. Le geste de Duchamp qui, en 1917, expose pour la première fois son urinoir (Fontaine, le tout premier ready-made), se trouve ainsi rabaissé à une simple provocation, une gentille boutade pensée pour faire sensation et l’ancrer dans l’histoire de l’art. Duchamp publicitaire, en quelque sorte. Même constat quand Ben se réclame de Dada, mouvement artistique le plus féroce du 20e siècle, qu’il ramène à un joyeux bordel insouciant, oubliant dans l’affaire la dimension radicalement politique des dadaïstes et la rébellion artistique viscérale que leurs démarches véhiculaient. Aussi choquant que Blink 182 se réclamant des Sex Pistols…
Duchamp s’écria un jour : « Je leur ai jeté le porte bouteille et l’urinoir à la tête comme une provocation et voilà qu’ils en admirent la beauté esthétique ! » Ben, s’il était honnête, rétorquerait :« Je leur sers la même soupe réchauffée depuis des décennies et voilà qu’ils en redemandent ! »
Il ne s’agit pas d’opposer à son approche des arguments bas du front type mon gamin pourrait le faire, ceux que les réactionnaires ont de tout temps opposé à ce qu’ils ne comprenaient pas, des monochromes de Malevitch ou Klein aux expérimentations de Duchamp. La question n’est pas là, ne se pose pas en ces termes. Je suis même prêt à reconnaître une certaine valeur aux premières démarches artistiques de Ben, période Fluxus11, convaincu qu’à une certaine période (lointaine), il s’impliquait honnêtement dans son art et le mettait au service de l’inventivité et de la création. Ça date. S’étant de lui-même exclu de la sphère artistique pour habiter la sphère marchande, Ben est désormais la caricature absolue de l’artiste vendu au spectacle, néfaste et vampirisant. Un tue-création. L’équivalent des frères Bogdanov pour la science. « La première déficience morale reste l’indulgence. Sous toutes ses formes », disait Debord (oui, encore lui). Dans le cas de Ben, je ne peux qu’acquiescer : le pilori, je ne vois que ça (et interdiction de le signer !).
1 Précisons d’emblée qu’il ne s’agit pas de ce Ben là, même si son heure viendra aussi...
2 Illustre et digne, lui.

4 Malcolm Lowry : « Et ce fut comme si un chien noir s’était installé sur son dos, le pressant sur sa chaise. »
5 Parfois, très rarement, prendre le TGV à du bon. Non pas que ce soit sympathique de voyager dans ces tubes aseptisés dégueulasses. Mais parce que ça te donne l’occasion de parcourir le jamais décevant TGV magazine, baromètre infaillible de la putasserie humaine.
6 À noter, l’impertinence d’un journaliste n’hésitant pas à poser les questions qui fâchent à celui qui ne cesse de répéter le même geste artistique depuis des décennie. « N’êtes-vous pas fatigué de courir après la nouveauté ? », clapote-t-il ainsi à l’intention de Ben. J’en ris encore…
7 Ça fait au moins deux choses que je ne t’autorise pas à vampiriser.


10 Quiconque a déjà parcouru les allées de la FIAC, raout de l’art contemporain français, ne pourra qu’opiner.
11 Pour tout te dire, je garde un bon souvenir de la visite du musée qui lui est consacré à Nice, celui qui recense ses premières œuvres.