« On y entend un homme dont l’âme ne mourra jamais ». Voilà comment le grand Sam Phillips résumait la musique d’Howlin’ Wolf, monstre sacré du blues. C’était mérité. Mentor des Stones, précurseur de la gratte électrique, ululeur de compétition, le Wolf a tellement marqué le blues et ses descendants qu’il est salement casse-gueule de vouloir l’évoquer : comment tout dire ?
Le roi Wolf. Gros morceau. 136 kilos (au meilleur de sa forme) de classe vibrante et une âme si massive qu’elle traîne encore dans le ciel du Mississippi les soirs de pleine lune, plus de trente ans après sa mort (1976). Un bluesman gargantuesque et limpide, capable d’en remontrer à n’importe qui question rock & roll (sa danse du bacon, sorte de crise d’épilepsie simulée, est restée gravée dans les annales, et il a été l’un des tous premiers musiciens à utiliser une guitare électrique, pré-fifties) tout en déversant des quintaux entiers de grâce rauque et sensuelle. Sam Phillips, le patron du label Sun, tout sauf un naze en matière d’oreilles (c’est lui qui a découvert Elvis, entre - nombreux - autres), a un jour résumé l’élixir Wolf en deux phrases : « La première fois que j’ai entendu Howlin’ Wolf, je me suis dit : « Cette musique est faite pour moi. On y entend un homme dont l’âme ne mourra jamais. » »
On ne peut aimer le blues et ne pas aimer Howlin’ Wolf. Impossible. Quiconque doté d’oreilles, de tripes et d’une âme ne peut qu’être envoûté par un tel concentré de puissance musicale. Et puis, il a laissé une telle empreinte sur le genre que ce serait comme demander à un fan de pop anglaise acidulée de ne pas aduler les Beatles ou les Kinks. Un contre-sens dramatique. Le bluesophile moyen, tu lui dis « Little Red Rooster », « Back Door Man » ou « Sitting on the Top of the World », et dans l’instant ses yeux brillent comme des lucioles sous acide pendant qu’il se met à bramer : Tu sais, je suis le Wolf, baby, je suis fait pour parcourir les bois (in « I’m the Wolf »). Typique : si tu l’écoutes sans tricher, Wolf te donne envie de retourner à l’état sauvage, de batifoler dans les bois en ululant que les femmes et le mauvais whisky t’ont brisé. Back to the wild Wolf.
En clair, Howlin’ Wolf, Chester Arthur Burnett pour l’état civil, fait partie de ces légendes sacrées du blues pour lesquelles il est toujours difficile d’éviter les lieux communs1. Il a trimé dans les champs de coton, appris son art auprès de grands-pères légendaires (Charley Patton et Sonny Boy Williamson), galéré comme un beau diable dans son enfance… bref, tous les éléments du mythe du bluesman maudit, abonné aux bastringues et aux errances désargentées. Il le résume d’ailleurs au début de la vidéo ci-dessus : « Quand t’as pas une thune, que t’as pas de quoi payer ton le loyer ni nourrir tes gosse, bordel, bien sûr que t’as le blues2. »
Mais non. Contre toute attente, la malédiction du blues n’a pas frappé Howlin’ Wolf. Bien sûr, il a connu des années de vaches maigre mais, dans l’ensemble, il a réussi à tirer son épingle du jeu. Ni alcoolique, ni abonné à la chaude-pisse, ni mort dans la misère, le Wolf a sagement attendu la quarantaine pour prendre réellement son envol. Quand il débarque à Chicago en 1952, il est âgé de 42 ans, jouit déjà d’une certaine réputation auprès de ses pairs, possède quatre mille dollars et sa propre voiture (lui-même le dira plus tard : « Je suis le seul bluesman à avoir fait le chemin du delta à Chicago par mes propres moyens »). Contrairement à tous les autres, de Skip James à Son House, contrairement à tous ceux qui restent cantonnés à une sphère confidentielle (hormis Muddy Waters, son éternel rival), il va gérer sa carrière de main de maître et parvenir à s’imposer.
C’est avec Chess, le label mythique de Chicago, qu’il commence vraiment à percer. « Evil », « I’m the wolf », « Smokestack lightnin », « Sittin’ on top of the world », autant de titres enregistrés durant cette période, fifties et sixties mélangées. Il en profite pour donner une leçon aux Stones, qui l’adulent (et l’invitent même sur un plateau télé, ici), et pour enregistrer un album mythique (The London Sessions) avec leurs musiciens. Pas la gloire universelle, évidemment. Mais une trajectoire stable et maitrisée, parsemée d’enregistrements lumineux.
Il y a tant à dire sur Wolf, une fois sorti des détails biographiques et discographiques… Mais, bizarrement, j’ai le plus grand mal à parler de sa musique. Comme si elle était trop évidente pour s’enrober de mots. Je pourrais feinter en basculant sur les anecdotes (comment sa mère refusa d’accepter tout argent de lui parce qu’il jouait une musique du diable, comment il endossa la personnalité de Wolf parce que, encore môme, son grand père l’avait terrifié en lui affirmant que le Mississippi grouillait de loups mangeant les enfants pas sages…), mais on ne peut pas tricher avec le Big Bad Howlin’ Wolf : il s’en rendrait compte dans l’instant, et à moi les emmerdes. De toute manière, il n’est qu’à regarder la vidéo ci-dessus (« shake it babe ») pour comprendre que certaines choses ne peuvent se décrire. Mike Tyson a un enfant avec Beethoven et il s’appelle Wolf, quelque chose de ce genre. Que dire de plus ? Que, cerise sur le soufflé blues, le Wolf, plus tout jeune mais méchamment affûté, t’offre ci-dessous la plus belle des divagations rock & blues, « Highway 49 ». Une présence scénique effarante, une danse vaudou dégingandée, un harmonica rageur… Loup, y es-tu ? Bordel, oui. Et plutôt deux fois qu’une.