Si Billy the Kid avait quitté ses plaines de l’Ouest pour venir s’installer dans le Londres de l’entre deux guerres, il aurait surement ressemblé à ça : un petit truand aux allures de maquereau, avec les yeux plus gros que le ventre. Mackie Messer est un des héros de l’opéra que Kurt Weill a écrit avec Berthod Brecht, « L’opéra de quat’ sous. » Et le moins qu’on puisse dire, c’est que son histoire a inspiré.
Berthold Brecht, L’opéra de quat’ sous.
Quid de la vidéo ci-dessus ? Eh bien, à vrai dire, je ne sais pas trop. Je suis même pas foutu de reconnaître la langue pratiquée par le délicieux moustachu en chapeau melon (hongrois ? macédonien ?). Encore moins quel est son nom. Par contre, je sais deux choses. D’abord, l’atmosphère esthético/musicale de la chanson me botte, entre accompagnement à claquettes par jouvencelles en collant perruquées et chorégraphie stupido/enthousiasmante. Ensuite, c’est la reprise d’une des plus belles chansons d’opéra jamais composées sur cette terre : « Die moritat von Mackie Messer. »
Mackie Messer (Mack the Knife en briton, ce qu’on traduirait en Français par « Mackie le surineur ») est un gibier de potence de la pire espèce. Irrécupérable. Roi de Soho, c’est un truand minable qui ambitionne de régner sur la pègre londonienne. Un genre de maquereau dénué de scrupules, guidé par sa seule soif de pouvoir. "Un requin, avec des dents nacrées1", dandy criminel épatant l’assistance.
Mackie Messer est le personnage clé de l’opéra de Kurt Weill, l’Opéra de quat’ sous, dont le grand Berthold Brecht a écrit les dialogues. Défiant la police et les vieux parrains de la pègre londonienne, Mackie fait son chemin, oscillant entre l’admirable gredin à la Villon et l’ignoble surineur psychopathe à la Jack l’éventreur. « Sur le trottoir un dimanche matin / Se trouve un corps dont la vie s’échappe / Quelqu’un fuit furtivement au coin de la rue / Ce pourrait bien être Mat le Surineur2. »
Pour être franc, mon idée au départ était de prendre l’Opéra de quat’ sous dans son ensemble, d’en tracer un tableau musical à travers le 20e siècle, depuis sa création berlinoise en 1928, en passant par les autodafés que les nazis firent subir à l’œuvre et les pérégrinations politiques des très à gauche (pour l’époque) Weill et Brecht. Las ! C’était sans compter sur l’ampleur de la tache. La lumineuse collaboration Brecht/Weill a tant inspiré qu’il faut se limiter, pas le choix. Sur la vingtaine de chansons composant l’œuvre, j’ai choisi de me focaliser sur celle qui a le plus inspiré par la suite, « La complainte de Mackie le surineur » (Die moritat von Mackie Messer). Revue de détails, en cinq actes.
Fats & Ella : et Mackie Messer devint Mack the Knife
Le grand Satcho a universalisé Mackie Messer3, l’adaptant à un univers anglo-saxon qui jusque là s’en battait royalement l’œil. Avec lui, la chanson allait se répandre dans le jazz (c’en est devenu un standard incontournable) et la pop comme dans du beurre. Si le personnage de Mack The Knife est devenu récurrent dans l’imaginaire anglo-saxon, c’est en grande partie grâce à lui. Et à Ella Fitzgerald qui, vers la même époque, en livra une version lumineuse. Gloire à eux.
Le Mackie Messer personnifié : Nick Cave.
« Il est de retour », c’est pas moi qui le dit, c’est la chanson. Il en fait des tonnes, d’accord, cabotin au possible, mais c’est exactement ce que Mackie aurait fait. Nick Cave s’est toujours remarquablement adapté à ce genre d’univers, chantant les crimes sordides, les macs cupides et les ruelles sombres infestées de putes et de junkies comme personne. C’est tout à son honneur.
Weill et Brecht unanimes : « Jim Morrisson m’a tuer »
Kurt Weill et Brecht peuvent pas saquer Jim Morrisson. D’abord, parce que celui que Lester Bangs appelait « le Bozo le clown de la pop américaine » n’était vraiment pas leur tasse de thé, trop égocentrique à leur goût (Brecht aurait dit, un soir de 1929, « Ce Morrison me fatigue, il a toujours l’art de ramener les choses à son nombril. Et puis, ses chansons sont trop longues. Je préfère Tom Waits », et Kurt Weill d’opiner en silence.). Et puis, mêler comme ça deux morceaux de Weil (« Mackie Messer », donc, en intro, mais aussi le célèbre « Whiskey Bar » que beaucoup croient issus de l’Opéra de quat’ sous, alors que non, il vient d’un autre opéra de Weill) en un medley indigeste, est un peu une profanation. Enfin bon, il y a du sauvable là-dedans, je vous l’accorde. Au moins, le bougre avait bon goût.
Crooners, salauds, le peuple aura votre peau
Récemment, un certain Bartleby m’informait dans un commentaire de la profanation effectuée par l’horrible Paul Anka sur le « Smells Like Teen Spirit » de Nirvana. Débauche de sirupisation à vomir que je ne conseille qu’aux plus endurcis d’entre vous, ici. On ne s’étonnera pas dans ces conditions (il n’y a plus rien de sacré, ma bonne dame) que l’œuvre de Brecht et Weill ait été saccagée consciencieusement par des salauds sans foi ni loi, des gluants sentimentaux qui se sont permis de recouvrir une œuvre noire d’un vernis mielleux.
Pas moyen de mettre ces vidéos en ligne, c’est une question de respect, je vous donne juste les liens de trois exemples :
1/ Robbie Willams au Royal Albert Londres, les bras m’en tombent, le reste suit.
2/ Bobby Darin qui fait le pitre en perdant l’émotion, le moins pire des trois.
3/ l’horrible Sinatra en compagnie du non moins sinistre Johnny Buffet, vampires qui ne pouvaient prospérer que dans une ville de perdition comme Las Vegas, pas vraiment le décor approprié pour chanter Mackie Messer. Charognards !
Les perles originales
La femme qui chante ici est Lotte Lenya, la femme de Kurt Weill. Ladite Lotte n’était pas seulement douée pour se trouver des maris géniaux, mais était également dotée d’une voix parfaite pour chanter leurs morceaux. La nature fait bien les choses.
L’homme qui chante ici est censé être Berthold Brecht, je n’ai pas les moyens de vérifier. Mais on va faire comme si et s’émerveiller de ce fragment d’histoire.
Pour finir, après avoir évacué d’autres interprétations (pour être franc, je commence à en avoir ras la casquette de Mackie Messer), et comme ça ne me plaît pas des masses de rester cantonné à ce morceau en délaissant le reste de l’œuvre de Weill/Brecht, j’offre un bonus aux lecteurs méritants qui n’auront pas lâché l’affaire avant de parvenir jusqu’ici, P.J. Harvey, l’amoureuse secrète de tout amateur de rock qui se respecte, chantant « La ballade de la femme du soldat », une chanson tirée d’un autre opéra du même Kurt Weill, Schweik5. Rideau.
1 Oh the shark has pretty teeth dear And he shows them pearly white soit les premières paroles de la chanson.
2 “On the side walk Sunday mornin’ / Lies a body oozing life / Someone sneakin’ round the corner / Is that someone Mack the Knife.”
3 On peut le regretter. D’ailleurs, il y a beaucoup plus de versions du morceau en anglais qu’en fridolin. Serait-ce que la langue de Goethe ne siérait point à la musique populaire ? Rhhoo, qui oserait prétendre ça.
4 Look at ol’ Mac, he’s back.
5 Merci à Joyce qui gagne un an d’abonnement à Article 11 pour son intervention.