vendredi 10 octobre 2008
Entretiens
posté à 00h06, par
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Blek le Rat était là avant tout le monde. Pirate solitaire, mi artiste mi activiste, il s’attaquait aux murs de Paris alors que personne, ou presque, ne s’intéressait au graff et à l’art urbain. Désormais référence du monde de l’art, encensé en Angleterre, exposé aux États-Unis et connu dans le monde entier, ce visionnaire a accepté de répondre à quelques questions pour Article 11.
Début des années 1980. Le graff vient tout juste de débarquer dans l’Hexagone. Mais il reste l’apanage de quelques chanceux qui ont pu découvrir le phénomène Outre-Atlantique. Xavier Prou est de ceux-là. Lors d’un voyage à New-York, la Mecque de graffeurs, il a découvert avec enthousiasme la productions des artistes urbains américains. De retour en France, ce peintre passé par les Beaux-Arts ne rêve plus que d’envahir les rues.
Armé de ses pochoirs, il se lance à l’assaut de Paris, recouvrant les murs de ses compositions pleines de finesse, oscillant entre poésie et activisme. Il les signe du pseudo de Blek le Rat, référence au personnage de comics « Blek le Roc » et allusion à sa propre fascination pour les rongeurs urbains.
Le pionnier a fait école. Aux côtés de quelques précurseurs pochoiristes, comme Miss Tic, Ernest Pignon Ernest, Jerome Mesnager ou Jeff Aérosol, Blek le Rat a dynamité les conventions d’un art tout juste naissant. Et a contribué grandement à sa reconnaissance, pièce maîtresse d’un succès qui voit aujourd’hui les oeuvres des grandes figures du Street Art s’imposer dans les expositions branchées et les ventes aux enchères. Jusqu’à créer la polémique chez les puristes, lesquels regrettent la commercialisation d’un art éphémère et dénoncent son dévoiement.
A défaut de le suivre sur toutes ses opinions et sur tous ses choix, il faut le reconnaître : Blek le Rat a révolutionné l’histoire du Street Art. Pas moins. C’est bien ce qu’affirme le génial Banksy, mystérieux activiste pochoiriste dont l’Angleterre raffole : « Chaque fois que je crois avoir peint quelque chose d’original, je découvre que Blek le Rat l’a non seulement déjà fait, mais vingt ans auparavant ».1
Pourquoi cette symbolique du rat est-elle si présente dans vos œuvres ?
Les rats font peurs aux habitants des villes. Ils transportent la peste et vivent en communauté souterraine, ils parasitent le système et ce sont les seuls qui survivront au grand cataclysme. De temps en temps, je me sens rat !
Vous étiez peintre au début, avec une formation classique. Comment vous est venue l’idée d’envahir les rues avec vos créations ?
Au cours d’un voyage à New-York en 1971, j’ai vu des graffiti qui ornaient les murs et les trains de la ville. Ce que j’ai découvert m’a fortement impressionné. A l’époque, je me posais plein de questions sans réponses : qui faisait cela ? Pourquoi le faisaient-ils ? Comment le faisaient-ils ? J’ai mis dix ans à passer moi-même à l’acte…
Cela partait d’une volonté politique de s’approprier la rue et l’espace publique ?
Au départ, c’était plutôt une recherche existentielle : je voulais avoir l’impression d’exister dans l’anonymat urbain. J’ai ensuite vite compris qu’il y avait un terrain artistique en friche qui pouvait être exploité et que c’était aussi une issue possible à l’impasse conceptuelle dans laquelle s’était engagée la plupart de mes amis artistes de l’époque .
Une de vos expositions à Los Angeles en 2008 s’intitulait Art is not peace but war. Vous pensez que l’art est une forme de guérilla sociale ?
Bien sûr. L’art a toujours été le reflet critique des aspects sociaux et économiques de son époque. Et c’est une forme de guerre : dans ce milieu, si vous avez vraiment quelque chose de neuf à dire, vous n’êtes entendus ni dans votre pays ni dans votre époque. Ceux qui sont écoutés sont ceux qui ne dérangent pas vraiment, qui gardent une certaine complicité avec les institutions et le système. Quand ta façon de te comporter et de t’exprimer bouleverse tous les schémas type, il faut 25 ans pour te faire accepter. J’ai vécu toutes ces années comme une partie d’échec, une guerre contre le système établi dans l’art. Et bien sur, cela fait référence à ma propre vie et à mes propres expériences dans le monde de l’art .
Quelles ont été vos grandes influences artistiques ?
Au début des années 1970, j’ai été très impressionné par le peintre Anglais David Hockney. Il avait tourné un film qui s’appelait « Bigger splash », où on le voyait peindre sur le mur d’un appartement de Los Angeles, au pinceau et à la peinture, un homme en pied, fumant une cigarette. J’ai été très influencé par ce film et donc aussi par les graffitis new-yorkais.
J’adore l’Antiquité grecque et romaine, mais aussi le Pop Art. D’ailleurs, je me sens davantage dans la continuité du mouvement Pop Art que dans celle de tous les autres mouvements artistiques. Plus proches et dans les nouvelles générations du Street Art, je pense que Banksy, Shepard Fairey, Swoon ou Dface sont très forts .
Dès le départ, vous avez commencé au pochoir ?
Mon premier graffiti était un essai de grand graff américain dans un petit square du quatorzième arrondissement, à côté de la rue Pernety. Le résultat fut absolument décevant… Je n’avais pas la bonne technique.
Pour le pochoir… Lors d’un voyage en Italie avec mes parents au début des années 1960, alors que j’avais une petite dizaine d’années, j’avais vu une image de Mussolini de profil et casqué, faite au pochoir et à la peinture sur les murs de la ville de Padoue. J’avais été très impressionné par l’iconographie et je me souviens très bien avoir demandé à mon père ce que c’était. Il m’avait répondu que c’était un vestige de la Deuxième Guerre mondiale et m’avait expliqué la technique de représentation. Ce n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd : vingt ans plus tard, je me suis servi de cette technique pour mon propre compte.
Au moment de l’apparition du tag en France, vous vous y êtes tout de suite intéressé ?
Bien sûr, beaucoup ! Je pense que nous appartenons tous a la même famille d’artiste : « Nous allons tous manger dans le même restaurant mais nous ne prenons pas le même menu ! »
Ceci dit, j’adore le graffiti Américain, mais plutôt lorsqu’il se trouve en Amérique. Je comprends les artistes français qui font du graffiti américain ici, car il est très difficile de se séparer de l’influence de la culture anglo-saxonne dans notre quotidien. Je suis d’ailleurs le premier a subir cette influence.
Par contre, quel plaisir lorsque les Anglais ou les Américains viennent me parler de l’influence que mon travail a eu sur eux ! C’est une victoire personnelle, quelque chose de très agréable...
Vous vous sentez proches de gens comme Keith Harring ou Basquiat, des peintres qui se sont aussi tournés vers la création de rue ?
Ils sont morts trop jeunes pour qu’on puisse dire qu’ils ont créé une œuvre urbaine. Et Basquiat s’est servi de la rue très peu de temps avant de connaître une notoriété soudaine et de rentrer en galerie aussi vite qu’il la quittait. Ça a été le cas de bon nombre d’artistes urbains.
A quoi ressemblait la scène parisienne du Street Art dans les années 1980, quand vous avez commencé à pratiquer ?
Cela ressemblait à une vaste friche ou à un désert a prendre. Je me sentais plutôt solitaire, je déteste les groupes, surtout les groupes d’artiste français.
Vous avez beaucoup utilisé Paris comme terrain de jeu. Vous avez sévi ailleurs ?
Bien sûr. Je passe aujourd’hui plus de temps dans les aéroports que chez moi .
Vous avez exposé à Los Angeles, c’est une maison d’édition anglophone qui a publié le livre essentiel sur votre travail (En traversant les murs, éditions Thames et Hudson) et les anglo-saxons vous considèrent comme une légende du Street Art. Pourquoi cette reconnaissance plus marquée là-bas ?
Parce que la France n’est pas a la hauteur de son ambition : être un pays de culture et de créativité.
Vous avez commencé à peindre sur les murs en 1981. Et vous n’avez jamais été inquiété par les autorités jusqu’en 1992. Vous couriez très vite ? Ou vous étiez très prudent ?
Les deux. J’ai toujours été prudent et paranoïaque quand je travaillais dans la rue. Mais j’ai eu droit à un procès en correctionnelle en 1991, à l’initiative du ministère public et non d’un particulier pour dégradation de biens appartenant à autrui. Dans ces moments de solitude, on compte ses amis : on a vraiment l’impression d’être seul dans l’arène et que les autres sont là pour vous voir encorné par le taureau.
A partir de ce procès, vous avez cessé de peindre directement sur les murs : désormais, vous collez vos œuvres. Est-ce que ça a changé beaucoup de choses ?
Non, en aucune manière. Coller est simplement plus rapide. Le seul problème, c’est qu’un collage est vite enlevé comparé a une image peinte.
Banksy a déclaré : « Chaque fois que je crois avoir peint quelque chose d’original, je découvre que Blek le Rat l’a non seulement déjà fait, mais vingt ans auparavant ». Vous vous voyez comme un précurseur ?
Oui, comme un précurseur dans mon domaine. Il faut bien qu’il y ait un premier… Un premier qui lui-même est le résultat de l’influence d’autres personnes .
Pouvez vous commenter ces trois œuvres, préciser comment elles sont nées et pourquoi ?
C’est un David portant une Kalachnikov. Si vous connaissez l’histoire du roi David, vous pouvez en déduire le concept de cette image.2
Ça, c’est un travail que je fais dans le monde entier sur les sans-abris, qui ne sont pas seulement Français comme l’affirment les associations mais qu’on retrouve dans toutes les villes du monde. Je pense que cela se passe de commentaires…
Celui-ci représente Florence Aubenas. C’est un travail sur le relais des médias, quand l’art urbain exprime une réalité qu’il faut vite changer. Je dois dire que tous les médias à cette époque se sont mobilisés et ont montré mon travail. Et ça a aussi modifié mes rapports avec les gens dans la rue : ils ont accueilli cette image avec une réaction positive absolument incroyable. Je me souviens que toutes sortes de gens différents s’arrêtaient, en voiture ou à pied, pour me dire que ce que je faisais était réellement bien et important. J’adorais ça.
Est-ce que votre approche ne s’est pas un peu assagie ? Désormais vos œuvres sont exposées et se vendent. Un peu comme pour Banksy, auxquels certains reprochent d’avoir « trahi » via la commercialisation et l’entrée dans le circuit de l’art contemporain. Vous en pensez quoi ?
Je pense que ce genre de critique vient toujours des mêmes. Ce sont ceux qui disaient il y a trente ans que cet art n’était qu’une mode passagère.
Les Français ont aussi un problème avec la commercialisation, avec la réussite, avec l’argent : ils jouent tous au loto, chaque semaine de leur vie, pour gagner le jackpot, mais quand ils voient un autre se remuer et gagner un peu d’argent avec son travail, ils le traitent de traître et de capitaliste ventru. C’est la France et son folklore !
A partir du moment où il s’expose et se vend, où il est n’est plus éphémère, le Street Art ne perd-il pas sa raison d’être ?
Non.
1 Interview réalisée par mails.
2 Blek le Rat a évoqué cette image dans une interview donnée au magazine anglais Fecal Face. Il y déclare notamment : “Le David avec la mitraillette, je l’ai fait pour défendre Israël. Il n’a pas été très bien reçu, surtout en Europe, parce que peu de gens y défendent Israël. Mais je ne défends pas la guerre entre Palestine et Israël, je ne souhaite la mort de personne. (« The David with the machine gun I did to support Israel. This was not well received, especially in Europe because many people do not support Israel. But, I do not support the war between Palestine and Israel. I do not wish for anyone to be killing anyone. »)