mercredi 26 novembre 2008
Littérature
posté à 08h48, par
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Errant dans les montagnes, privée d’idéal, la troupe dépenaillée de Demetrios a triste allure. Depuis le temps que ces hommes se battent, ils ne savent plus vraiment pourquoi : la poussière a bu leurs idéaux. Qu’importe : ils continuent, décidés à faire front jusqu’au bout. Ils sont « Ceux d’en bas », révolutionnaires agraires dont l’écrivain Mariano Azuela conte la triste épopée.
« On a dit que la révolution n’avait pas besoin de l’art mais que l’art avait besoin de la révolution. Ce n’est pas exact. Oui, la révolution a besoin d’un art révolutionnaire. L’art n’est pas pour le révolutionnaire ce qu’il était pour le romantique. Ce n’est ni un stimulant ni un excitant. Ce n’est pas une liqueur pour s’enivrer. C’est l’aliment qui donne des forces au système nerveux. Il donne des forces pour la lutte. C’est un aliment comme peut l’être le blé. »
D’une insurrection l’autre. Après la révolte à « paillettes », centrée sur une figure héroïque et fantasmée (le Che), en voici une qui renverse les perspectives. Elle se vit avec les tripes plutôt qu’avec la tête et le coeur. Elle est l’oeuvre de gens de rien, paysans analphabètes essentiellement. Elle est l’insurrection de « Ceux d’en bas », contée dans le livre de l’auteur mexicain Mariano Azuela.
Celle-ci, de révolution, prend également place en Amérique centrale, au Mexique, vers 1915, pendant l’insurrection contre le général Huerta1 et le pouvoir militaire conservateur. Mais ici, point de héros grandiloquent, d’idéalisme à l’eau de rose. Mariano Azuelo ne convoque pas de grande figure tutélaire (ni Pancho Villa, ni Emiliano Zapata ne s’immiscent véritablement dans le récit), snobe l’héroïsme et les visions grandioses. Ce qu’il met en scène, avec grâce, c’est l’engagement de ceux qui n’ont rien à perdre, car ils n’avaient rien au départ. Qu’ils soient paysans misérables exploités par les grands propriétaires fonciers ou indiens dont on méprise les droits, ce sont les mêmes que ceux décrits par Traven dans ses romans mexicains2. Et comme chez Traven, ils entrent en résistance, car il n’y a plus rien d’autre à faire, car on leur a tout volé. De s’être trop courbés, soudain ils s’embrasent.
Le récit d’Azuela s’attache à décrire l’insurrection désordonnée d’une petite troupe de paysans révoltés, celle du futur géneral Demetrio. Errant dans les montagnes d’escarmouche en escarmouche, privée d’idéal, la troupe dépenaillée de Demetrios a triste allure. Depuis le temps que ces hommes se battent, ils ne savent plus vraiment pourquoi. La poussière de montagnes trop longtemps foulées a bu leurs idéaux. Qu’importe, ils continuent, il n’est plus temps de reculer. Les fusils ont été sortis et l’irréparable commis, rien d’autre que la mort ou la victoire (peu probable) ne saurait les arrêter.
Masse qui se cherche, la petite armée de Demetrios n’est pas belle à voir : elle pille, rapine au petit bonheur. Son seul uniforme est celui de la la boue des chemins recouvrant les frustres habits des paysans. Et, bien sûr, ces révolutionnaires là n’ont pas de beaux discours, ne savent pas mettre en scène leur révolte. Analphabètes, ils ne théorisent pas leur lutte, ne l’enrobent pas de mots. Ils se battent pour la terre, pas pour des idéaux.
Au sein de cette troupe bigarrée, quelques figures marquantes guident le récit : il y a d’abord Demetrio Macia, le paysan devenu général, inculte et sensible, qui méprise la peur et se rit des balles ennemies. Celui-là n’a plus lâché son fusil depuis qu’un Federal3 pris de boisson l’a poussé au meurtres par ses injures.
Il y a Luis Cervantes, l’intellectuel de la bande, arriviste, ancien soldat régulier devenu rebelle car “ceux d’en bas” l’aimantent, lui semblent porteurs d’un idéal moins sanglant. Il y a aussi « La Fardée », harpie mi-prostituée mi-hystérique qui s’accroche à la troupe contre vents et marées, guidée par ses amours tumultueux. Il y a « Le Blondin », bourreau cruel, qui se plait à malmener les Federaux qui ont le malheur de tomber entre ses mains. Et il y a les autres, soldats anonymes d’une armée poussiéreuse, révoltés obnubilés par la prochaine escale en ville, synonyme de tonneaux de Tequila et de réjouissances mouvementées.
Tous filent vers une mort sans grandeur, annoncée piteuse. Mais tous se rengorgent dès lors qu’on évoque leur lutte : eux mourront debout.
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Sous la plume d’Azuela, la lutte n’est pas vraiment belle. Elle continue, c’est tout. Comme cette pierre roulant vers le ravin :
« Pourquoi donc qu’on se bat à présent, Demetrio ? »
Demetrio, les sourcils froncés, prit distraitement une petite pierre, la jeta au fond du cañon. Il resta pensif en la regardant rouler et dit :
« Tu vois, cette pierre, elle ne peut plus s’arrêter. »
La grâce, quand elle surgit, n’est pas le fait des hommes. Mais vient de l’écriture, de la prose étonnante de Mariano Azuela, parfois concise et proche d’Hemingway, parfois enflammée. Quelques passages surprennent, tempèrent la tristesse du tableau. Azuela, souvent désigné comme le fondateur de la littérature révolutionnaire, médecin major dans l’armée du révolutionnaire Julian Medina, se fait de temps en temps lyrique, fuit le vide des hommes qu’il comble par l’écriture. Cela donne des passages étrangement beaux, décalés :
“Et elle se mit à pleurer.
Dans les herbes, les grenouilles chantaient l’implacable mélancolie de l’heure.
Se balançant sur une branche sèche, un pigeon ramier pleurait aussi.”
Et plus loin :
“Comme des poulains qui bondissent et hennissent aux premiers coups de tonnerre du mois de mai, ainsi vont par la montagne les hommes de Demetrios.”
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Si la traduction semble parfois un tantinet tirée par les cheveux4, un constat surnage : pour être belle, la révolution doit se maquiller de mots, de poésie crue. De même que Maiakovski se fond dans les décombres sanglants de la révolution soviétiques, que Vallès et Lautréamont légitiment à eux-seuls la Commune, Azuela sauve cette révolution mexicaine qu’il décrit jusque dans ses impasses. Le médecin qui aimait “ceux d’en bas”, sans faux semblants ni fantasmes ou idéalisation, donne une âme aux révolutionnaires mexicains. La vérité crue est de leur coté.
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Tu l’auras noté avec ta sagacité habituelle, estimé lecteur, j’ai profité du sujet pour persiller mon billet de quelques illustrations du grand Diego Rivera (1886 - 1957)5, peintre Mexicain à mon avis très proche de l’univers de Mariano Azuela. Si d’aucuns - des cuistres, à n’en pas douter - ne connaissent du grand homme que sa relation tumultueuse avec la belle Frida Kahlo (autre peintre, autre grande artiste, récemment cinématographiée), Rivera mérite mieux comme reconnaissance posthume : « peintre prolétaire » avant l’heure, défenseur des petites gens et des traditions mexicaines qu’il mettait en scène dans ces fresques monumentales, il a joué un rôle de tout premier plan dans l’agitation gauchiste des consciences sud-américaines au 20e siècle.
1 Le géneral Huerta s’est retrouvé propulsé au pouvoir suite à l’échec de la première révolution mexicaine, menée contre le général Porfirio Diaz par divers groupes de paysans indiens dont celui d’Emiliano Zapata et celui de Pancho Villa. L’Armée Zapatiste de Libération Nationale conduite par le sous-commandant Marcos se réfère encore aujourd’hui à ces deux figures marquantes de la révolution mexicaines.
2 Entre autres, les très recommandés Rosa Blanca, La Révolte des Pendus, La Charette...
3 Soldat de l’armée régulière mexicaine.
4 Constat d’autant plus dur à pointer qu’elle est le fait de Jeanne et Julian Maurin, mythiques fondateurs du POUM espagnol en 1935...
5 Seule l’illustration en vignette n’est pas de lui, mais d’un autre peintre mexicain, également versé dans la peinture murale, David Alfaro Siqueiros.