vendredi 26 mars 2010
Sur le terrain
posté à 00h07, par
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Alors que de récents heurts entre l’armée israélienne et de jeunes Palestiniens ont causé la mort de plusieurs de ces derniers, notre reporter se souvient de cette jeunesse rencontrée l’automne dernier, lors d’un voyage à Jérusalem et en Cisjordanie. Quelques voix isolées. Et qui racontent leur quotidien, leurs peurs, leurs espoirs, sans haine, mais avec une terrible frustration.
Il y a des gens comme ça, dont le prénom semble avoir été choisi par le destin. Amer est une grande tige mince d’un mètre quatre-vingt dix, les épaules voûtées et fumant son paquet et demi de clopes par jour. Il est étudiant à l’université An Najah de Naplouse et, pour me faire découvrir la vie nocturne de sa ville, il m’emmène fumer le narguilé dans un café en dehors de la vieille ville. Un endroit et un moment propices à la discussion.
Il y a dans le ton de ce jeune homme de vingt-quatre ans quelque chose de frappant. Ce ton, c’est celui de l’amertume, voire de la résignation. Les jeunes d’ici sont fatigués par le conflit. Pas franchement pour des raisons matérielles – même si le taux de chômage reste très élevé – mais parce qu’ils ont envie de voir leur horizon s’ouvrir, de pouvoir se définir autrement qu’en faisant toujours référence au conflit. À charge, les détours quotidiens interminables dus à la construction du mur, les checkpoints volants, la poursuite de la colonisation, l’impossibilité de se rendre à Jérusalem…
La liste est longue. L’occupation concerne tout le monde et participe à la construction de l’individu. Ces derniers temps, pourtant, celle-ci se faisait un peu moins sentir. L’arrêt des attentats à la bombe en Israël, depuis l’érection du mur, avait rendu les raids de l’armée israélienne en Cisjordanie moins fréquents. Les références aux martyrs avaient diminué. Par ailleurs, de nombreux checkpoints fixes avaient été démantelés et certaines routes ségrégationnistes autour d’Hébron et de Ramallah ne l’étaient plus. Mais ces améliorations, si elles sont bénéfiques au quotidien (de ceux qui ne sont pas enfermés par le mur, évidemment, les autres étant plongés en plein enfer carcéral), n’éliminent jamais totalement le sentiment de privation. L’exemple de Jérusalem est frappant, qui agit comme un mythe pour les jeunes Palestiniens. Elle est la ville qui leur est refusée. Le fait que s’y trouve le troisième lieu saint de l’Islam augmente leurs frustrations. Et en même temps, pas tant que ça : les jeunes Palestiniens pratiquent certes, mais ils aspirent plus simplement à la sensation de liberté. Chez la plupart d’entre eux, la religion agit principalement en tant que symbole identitaire.
Lorsqu’on discute avec Amer, on se dit que les jeunes d’ici sont encore prêts à se mobiliser, mais que la tendance actuelle va plutôt à l’impuissance, au sentiment d’avoir tout essayé sans obtenir de résultats et à l’idée qu’aucune forme d’engagement ne pourra rien y changer. Cette lassitude, on la ressent - par exemple - dans leur regard sur la vie politique. Il est courant d’entendre quelqu’un vous parler de la nécessité d’un accord entre le Fatah et le Hamas sans pour autant vous donner l’impression d’y croire ne serait-ce qu’une seconde. Tous savent, en effet, qu’en l’état actuel des choses, les divisions entre un Hamas de plus en plus populaire et un Fatah, modéré politiquement et religieusement mais totalement corrompu et sans résultats probants depuis une quinzaine d’années, sont trop fortes pour entrevoir un rapprochement. Shadi, créateur d’un numéro vert pour femmes et enfants battus me confie cette histoire saisissante : lors de l’opération « plomb durci » menée par l’armée israélienne à Gaza il y a un peu plus d’un an, un de ses travailleurs sociaux reçoit l’appel d’un homme d’une quarantaine d’années. Il explique qu’il est partisan du Fatah, qu’il habite Gaza et qu’il vit un enfer. S’il reste chez lui, il court le risque de voir son immeuble frappé par l’armée israélienne. S’il sort de chez lui, ses chances de survie ne sont pas beaucoup plus importantes : le Hamas l’a assigné à résidence.
Retour dans notre café, à Naplouse. La conversation tourne autour de l’amour. Sujet abordable, mais difficile à approfondir. Le mariage (souvent arrangé) est l’institution quasi-monopolistique donnant l’accès à une relation sexuelle et même sentimentale. Passé un certain âge – et en dehors de Ramallah qui est une ville où les mœurs sont relativement plus libres – on tolère la fréquentation en public d’une femme et d’un homme si ceux-ci sont étudiants. Ce « critère » permet en effet de laisser à penser qu’ils travaillent un devoir commun. Dans ces conditions, l’homosexualité offre paradoxalement parfois plus de possibilités de rencontre que l’hétérosexualité (avec tous les dangers que cela peut impliquer dans une société aussi conservatrice sur la question, évidemment). Lorsque j’ai eu l’occasion de discuter avec un jeune entretenant une relation avant le mariage, les premiers mots venus ont été ceux de « cachettes », « rumeurs », « alibis »… Quant aux préservatifs, des pharmacies de Ramallah en vendent mais, là encore, c’est s’exposer à la rumeur.
Avec Amer, notre dialogue dérive vers le renforcement de la présence policière palestinienne en Cisjordanie depuis les accords qui ont vu Israël déléguer ses pouvoirs à l’Autorité palestinienne dans les villes. Amer m’explique que les policiers ne sont pas franchement acceptés par la population. D’une part, les Palestiniens n’y sont pas habitués ; eux qui avaient plutôt l’habitude de régler leurs différents entre clans familiaux. De l’autre, ces policiers suréquipés, sans doute mus par un désir d’affirmation de leurs tout récents pouvoirs, n’hésitent pas à multiplier les contrôles routiers et d’identité. Pourtant, Amer m’explique que l’immense majorité des flics ne soutient absolument pas le Fatah qui les emploie et qu’ils revêtent l’uniforme afin d’échapper au chômage.
Pagaille générée par l’occupant. Pagaille interne. Et pagaille venue d’autres cieux. La présence de certaines ONG étrangères n’est pas forcément un cadeau pour les Palestiniens. Car si la plupart des organisations non-gouvernementales internationales remplissent pleinement les objectifs qu’elles affichent, il en est d’autres pour qui la Cisjordanie est devenue un marché garantissant un fond d’activités, l’occasion de dorer son blason en pilotant des projets depuis Tel Aviv ou encore de se faire de l’argent grâce au compérage et à la corruption. La caricature serait une organisation ayant flairé dans un appel d’offre le moyen de mettre en place un projet et de la sorte, contribuer à faire grossir l’organisation dans son ensemble. Les salariés, grassement payés, se logeraient côté israélien avec accès rapide à la plage et au confort d’un pays dont l’indice de développement le place à la vingt-septième place mondiale. De temps en temps, l’un de ces salariés proposerait d’intercéder en faveur de tel partenaire ou de tel prestataire de service en échange d’une commission occulte. Une telle ONG n’est que fiction, mais on retrouve trop souvent ces comportements dans le milieu humanitaire qui agit en Palestine.
Aux côtés de cette meute d’organisations aux intentions parfois peu louables se trouvent de jeunes (et moins jeunes) humanitaires en mission pour sauver la Palestine. De l’aveu même des habitants, ces occidentaux en mal d’aventure sont plus palestiniens que les Palestiniens. Un jour, dans un taxi collectif, j’entends une Belge interdire à une Naplousienne de vingt ans de rêver venir faire un voyage en Europe : « Si tu pars, qui défendra ton territoire ? » Une heure plus tard, à l’approche d’un contrôle de l’armée israélienne, la Belge s’adresse à un autre de nos compagnons de voyage : « Les Juifs ! » C’est la première et unique fois où j’entendrai l’amalgame entre soldat israélien et Juif en Cisjordanie.