Une ligne de front mouvante, toujours renouvelée. La publicité écrase tout sur son passage, cerveaux et planète. En face, peu d’opposition. Normal : remettre en cause le système publicitaire implique de formuler une critique radicale, férocement anti-consumériste. De La Misère humaine en milieu publicitaire, signé du Groupe Marcuse, rappelle les termes du combat.
Toujours, ego aidant, on croit ne pas être cible, on s’imagine à l’écart, au-dessus de la mêlée. Rengaine omniprésente : « Ça ne prend pas sur moi ; manquerait plus que des crétins de publicitaires parviennent à s’introduire dans ma psyché… » Fais le test sur ton entourage – tes potes, ta famille, ton barman – ; demande-leur s’ils se pensent perméables au discours pubard ; ou s’ils s’estiment immunisés. Réponses unanimes : toujours, ils seront persuadés d’échapper au grand ratissage publicitaire, de ne pas être une cible à marketing. Les autres, ces crétins, se font peut-être avoir, mais pas eux. Impossible, leurs neurones veillent au grain. Étrange déni de réalité qui, comme le souligne le Groupe Marcuse dans De La Misère humaine en terrain publicitaire1, constitue un terrain fertile pour les décérébreurs de tous bords : « Il faut sortir de cette illusion d’invulnérabilité – si propice à l’influence publicitaire – liée au fait qu’il est difficile d’apprécier soi-même un effet inconscient. »
Bref, tu auras beau penser que la déferlante publicitaire que tu subis quotidiennement (sauf si tu vis dans le Larzac avec tes chèvres – et encore) ne s’imprime pas en toi, te laisse indemne, la réalité n’en reste pas moins accablante : comme tout le monde, tu es - plus ou moins - sous le joug d’un système embarqué, d’un ordinateur de bord te guidant vers des impulsions, des choix, des achats, tout en pesant lourdement sur la marche du monde. Sans tomber dans l’excès inverse – faire du système publicitaire une « seringue hypodermique » aux effet inévitables, déterminisme über alles – , reconnaitre la létalité de l’arme publicitaire paraît impératif. D’autant qu’évidemment, elle n’avance pas seule. À ses côtés, tout un système grignoteur d’humanité ravage tes environs. Les Huns, sauce 21e siècle.
Dans la postface à la présente édition (2010), le groupe Marcuse explique que lors de la première édition du livre, en 2004, le sous-titre choisi – « comment le monde se meurt de notre mode de vie » – avait suscité pléthore de critiques : trop catastrophiste, trop alarmiste. Et puis, coup de tonnerre, en six ans seulement, la doxa médiatique a rejoint cette position. Ils sont peu, désormais, à estimer que le monde n’agonise pas sous les coups de boutoir de la société de consommation hypertrophiée, à réfuter l’assertion du désastre en route. Sauf que, triste récupération, le cri d’alarme lui-même s’est fait illico allié du système, voire s’est réincarné en mode de gouvernance (à ce sujet, lire Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable2, signé René Riesel et Jaime Semprun). La critique globale et radicale du système capitaliste marchand, celle à laquelle nous invite le Groupe Marcuse, reste aussi marginale que caricaturée.
« La pub est une charogne qui nous sourit ». Voilà ce qu’écrivait Oliviero Toscani, célèbre photographe de ces pub Benetton qui ont fait tant couler d’encre. Le vautour adepte du shockvertising, celui-là même qui il y a peu déclarait dans Télérama que la publicité existe depuis la nuit des temps (rhhhaaa), feignait de s’étonner de l’indécence du milieu qui l’avait nourri, dénonçait (gentiment, faut pas déconner) son ancien fond de commerce. Rien d’étonnant à cette pseudo-volte-face, posture avantageuse. Parmi les contempteurs les plus exposés de la publicité, on retrouve fréquemment des ex-publicitaires dégoûtés à force de fréquenter l’auge communicationnelle. Il y a eu Beigbeder et son 99 francs, ou Dominique Quessada et La Société de consommation de soi. Quant aux associations Adbusters et Casseurs de pub, en première ligne dans la résistance à l’agression publicitaire, elles ont toutes deux été fondées par des anciens publicitaires. Étrange. L’absence absolue de remise en cause des préceptes publicitaires aboutit à cette situation inversée : ce sont les publicitaires (plus ou moins repentis) qui, parfois, s’ingénient à soulever (en surface) les œillères généralisées. Et quand une grande chaîne lance une campagne détournant sur ses affiches l’esthétique des anti-pub, la boucle est bouclée. La critique elle-même est cadenassée, en trompe-l’oeil.
C’est en grande partie pour ça que l’ouvrage du groupe Marcuse est précieux : il fonce droit au but, saccage l’édifice moraliste et bien-pensant sans s’embarrasser d’atermoiements. Surtout, il utilise comme socle à sa vitupération l’argumentaire même des publicitaires, les mots de ceux qui président à l’invasion. Du très célèbre « temps de cerveau disponible » de Patrick Le Lay à d’autres moins connus (« Notre image est mauvaise ; heureusement, on ne nous connaît par assez pour qu’elle soit exécrable »), pêchés dans des manuels spécialisés ou des déclarations publiques. Édifiant. Des techniques mises à jours (jouer sur l’inconscient, encourager la sacro-sainte frustration, matraquer encore et toujours), tu retiendras que la publicité, fer de lance de « l’avancée du front consumériste » et du « devenir invivable », fonctionne sur des principes encore plus malsains que ce que tu imaginais. Et que ces principes sont finalement revendiqués par ceux-là même qui sont aux marketingo-manettes. En fin d’ouvrage, ceux du groupe Marcuse expliquent : « Il n’y a presque rien de ce que nous avons dit de la pub qui ne l’ait déjà été par les pubards eux-mêmes. »
Une évidence : pour être crédible, la critique de la publicité doit s’adosser à une critique plus large, d’ordre globale. De même qu’un discours écologiste réfutant en bloc l’idée de décroissance ne peut être que l’œuvre d’un fumiste néfaste, un discours anti-pub s’axant uniquement sur des revendications esthétiques (la pub est moche), féministes (la pub est sexiste) ou de bien-être (la pub m’agresse), ne rime pas à grand chose. Refuser la publicité, c’est refuser violemment l’industrie consumériste dont elle est le porte-voix autant que le voile impudique :
« La publicité n’est que la partie émergée de cet iceberg qu’est le système publicitaire et, plus largement, de l’océan glacé dans lequel il évolue : la société marchande et sa croissance dévastatrice. Et si nous critiquons ce système et cette société, c’est parce que le monde se meurt de notre mode de vie. »
Voilà pourquoi les médias et leurs représentants castrés (les intellectuels à paillettes) ont toujours préféré les discours affadis, les déformations moralistes. D’une critique générale, ne garder qu’un bout isolé, une parcelle peu explosive : « Afin de ne pas remettre en question la légitimité de la publicité en général, il est toujours de bon ton de noyer le poison en se répandant en moraline convenue sur un thème politiquement correct : l’exploitation abusive du corps humain. On peut aussi évoquer en passant l’influence néfaste sur les enfants, laissant entendre par là que la publicité ne serait un problème qu’à l’égard de ces « petits êtres faibles » dont on prend alors la défense. C’est ce qu’ont fait nos « intellectuels » médiatiques en entrant dans le « débat » ». Ils ont beau jeu, alors, de se draper dans leur indignation, de taper du poing sur la table en dénonçant l’inacceptable, la limite dépassée, de dénoncer ces excès qui font partie du jeu : « On ne peut pas séparer la publicité de ses excès, tout simplement parce que ce n’est que par ses excès que la publicité peut avoir de l’effet. Et tous les « dysfonctionnements abusifs » que nos moralistes dénoncent font en réalité partie du fonctionnement normal de la publicité. »
Il faudrait revenir sur tous les points de l’ouvrage du groupe Marcuse, en détail. Rappeler que « Nestlé a acheté le mot bonheur, Pepsi Cola la couleur bleue ». Sangloter en relisant cette statistique fournie par Culture Pub et affirmant qu’un individu lambda reçoit en moyenne 7 000 messages publicitaires quotidiens. Dépiauter le discours hilarant des contempteurs du mouvement anti-pub (à lire, ici, dont cet article de Robert Redeker joliment intitulé « L’anti-publicité, ou la haine de la gaieté » – rhhaa). Citer des chiffres, signaler des évolutions dans le matraquage, etc.
Mais l’objectif de ce billet n’est pas d’être exhaustif ou synthétique. Simplement d’attirer ton attention : avec De La Misère humaine en milieu publicitaire, tu as sous la main une des critiques les plus efficaces du système médiatico-consuméristes, synthétique et straight to the point. Je serais toi, je filerais en librairie pour y quérir l’objet. Ensuite seulement, tu pourras t’armer de bombes (de peinture, of course, de peinture…).