jeudi 8 décembre 2011
Le Cri du Gonze
posté à 14h24, par
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Ouaip, il a les glandes, Ned Ludd. Figure légendaire de l’insurrection luddite qui enflamma l’Angleterre il y a deux cents ans, célèbre pour avoir défoncé des métiers à tisser à coups de masse, il n’en revient pas de voir son exemple si peu suivi de nos jours, alors même que le totalitarisme des machines ne s’est jamais si bien porté. Qu’attendez-vous, s’indigne-t-il d’outre-tombe ? La fin de l’humain ?
Chers esclaves de la machine,
Voilà deux siècles, j’étais à la tête d’une insurrection qui faisait trembler les gras pourceaux britons du capitalisme robotisé naissant. La révolution industrielle commençait seulement, l’homme-machine était loin, et déjà nous n’en voulions pas. Artisans du textile du Yorkshire, du Lancashire, du Nottinghamshire, etc., nous prenions les armes contre ces machines qui réduisaient notre savoir-faire à des cacahuètes et menaçaient nos emplois. Pas question de se laisser mettre au rebut sans résister. Alors nous avons fait face : destruction de métiers à tisser et de stocks de coton, confrontations directes avec l’armée, sabotages divers et variés. Une guerre, pas moins. Le peuple à nos côtés : comme l’écrira l’historien anglais Eric Hobsbawm, il existait « une sympathie débordante pour tous les briseurs de machine dans l’ensemble de la population ». Mieux : ce mouvement « n’était certainement pas le propre des ouvriers du textile ni de l’Angleterre, écriront John et Paula Zerzon1 ; les travailleurs agricoles, les mineurs, les meuniers, et bien d’autres se retrouvèrent dans la destruction des machines, souvent à l’encontre de ce que l’on qualifie généralement de leurs ’propres intérêts économiques’ ».
Puisque nous avions le nombre pour nous, la majorité, nous avons persisté malgré la lourde répression. Des premières manifestations de 1811 (60 machines détruites à Nottingham en mars) à celles de 1826 (bris de machines à Blackburn), notre juste colère disposait d’une longue mèche, explosion durable.
D’aucuns ont écrit que je n’existais pas. Que Ned Ludd, dit Captain Ludd, dit Général Ludd, dit King Ludd (pas moins...), figure de proue des révoltés, n’était qu’une légende montée en épingle par les agitateurs, un symbole repris à toutes les sauces. Qu’importe. Ils peuvent réfuter l’étincelle tant qu’ils veulent, remettre en cause cette version de l’histoire où dès 1780 je m’emparais d’une masse et brisais en mille miettes les nouvelles machines de mon atelier, la suite ne fait pas de doute : confrontés aux premières vagues du capitalisme industriel, les ouvriers et artisans anglais se levèrent en bloc, comme un seul homme, luddites jusqu’au trognon. La suite s’annonçait bien. Comment imaginer qu’un système qui par essence prive les hommes de leur savoir-faire et les transforme en supplétifs des machines, en esclaves, puisse durablement se perpétuer avec leur consentement ? Impensable.
Il paraît qu’à votre époque de désolation beaucoup d’entre vous restent marxistes, partisans de la lutte des classes et des théories afférentes. Logique et sain. De là à penser que le barbudo teuton ne se trompa jamais, il y a un pas. Pour qualifier notre révolte, ce vieux Karl se permit de nous traiter de réactionnaires qui n’avaient pas appris « à distinguer la machinerie de son utilisation capitaliste, et donc à transférer ses attaques du moyen matériel de production lui-même, à la forme sociale d’exploitation de celui-ci ». En son temps, pourquoi pas, on pouvait encore y croire, penser que la technique était neutre, qu’elle ne portait pas en elle-même ses propres destructions sociales, ses balles dans les pied de l’humain. Pour Karl, nous étions en proie à une peur irrationnelle, les premiers technophobes, intégristes du retour à la terre. Et pourtant, comme l’écrivent Cédric Biagini et Guillaume Carnino dans On arrête parfois le progrès2 : « le luddite se campe sur une position résolument technophile, puisqu’il revendique la destruction des machines au nom de son propre savoir-faire, c’est à dire au nom de la technique dont il est le dépositaire. » La technique maîtrisée et mise au service de l’humain, oui, la technologie débridée emportée par le vent malsain de sa propre course, non. C’est pourtant simple. Vous dites votre monde en « crise » économique, vous pointez (à juste titre) les maîtres de la finance, les laquais des bourses. Mais que seraient ces tartufes assassins sans le secours de la technique hypertrophiée ? Sans l’emprise sur les imaginaires que leur offre le monde des écrans et des gadgets ? Sans le contrôle généralisé des affects et des comportements ? Peanuts.
Je discutais hier avec mes amis grenoblois de Pièces et Main d’Oeuvre (spiritisme powa), et ces frères de pensée me disaient l’étonnement qu’ils pouvaient ressentir face à des travailleurs, voire des militants, refusant de lier leur sort actuel à la technologie, au moins en partie. Taper sur la machine serait tabou, hors-de-propos, anachronique. Et pourtant. Votre chômage n’a jamais été aussi élevé, les machines jamais aussi présentes. Vos conditions de travail sont désespérantes, aliénantes. La fraternité entre travailleurs, celle qui rendait le sort des ouvriers d’antan un peu moins glaçant, n’est plus qu’un vague souvenir, trop contre-productif. Souffrance au travail est devenu un pléonasme3. Et jamais vous ne mettez en cause ces machines qui désormais sont partout dans votre quotidien, sont LE quotidien, les frontières de votre monde. Pas même un peu. Quelles tristes œillères recouvrent vos yeux prozac ? Quelle camisole spectaculaire ligote votre intellect ?
Un certain Lémi, ahuri notoire, me racontait il y a peu, par retour de courrier de l’au-delà, le débat animé qu’il avait eu avec un bibliothécaire de son voisinage. L’établissement de ce dernier venait de se doter en machines flambant neuves chargées, à moyen terme, de se substituer aux hommes ; des simples puces électroniques permettant d’enregistrer l’emprunt et le retour des livres. Un désastre pour les bibliothécaires. Surprise : la majorité des travailleurs du lieu avaient voté pour cette évolution. Avaient élu la machine qui les mettraient rapidement, pour certains en tout cas, au rebut. Sans se poser de questions. Des moutons couronnant leur boucher.
Il y aurait beaucoup à dire sur ce genre de comportement, sur l’aveuglement hypnotisé qu’ils traduisent. Il y aurait, surtout, beaucoup à faire pour enrayer ce mouvement, pour balancer un bon coup de pied dans les soubassements de la « fourmilière-machine »4 qui vous tient lieu de société. Il ne s’agit pas de se défaire de ce que la technique peut avoir de meilleur, de renvoyer dos à dos toutes les innovations (certaines, bien utilisées, sont facteur de libération plutôt que d’aliénation), mais de refuser en bloc ce vers quoi ce monde tend : un désert cadenassé par la technique, imaginaire et quotidien vampirisés. Le paradis glacé des enfants autistes de Steve Jobs.
Et moi, Général Ludd, j’en prends l’engagement : je suis prêt à reprendre du service. Quelle armée m’enrôlera dans ses rangs ?
Bisous,
Ned Ludd
Ce texte constitue une introduction symbolique à un entretien avec les Grenoblois de Pièces et Main d’œuvre, qui sera publié demain sur Article11. La diatribe de Mister Ludd s’inspire en partie de leurs propos.
1 Dans un texte intitulé « Qui a tué Nedd Ludd ? », publié en brochure par Non Fidès, à lire ici.
2 Texte publié dans un recueil intitulé Les luddites en France, éditions l’Echappée, très conseillé pour qui s’intéresse à la question : le luddisme ne s’est pas cantonné à l’Angleterre des débuts de la révolution industrielle, de loin.
3 Copyright Sébastien Navarro.
4 Copyright PMO in La Société de contrainte, l’Echappée, 2011.