mardi 21 octobre 2008
Le Cri du Gonze
posté à 10h30, par
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Parfois, je me dis qu’on m’a confié le mauvais siècle pour exercer mes talents. Il y aurait tant de choses à dénoncer en votre époque, tant de romans à écrire : les Rougon Macquart s’y épanouiraient, prospéreraient comme la vermine sur le lit du moribond. La mienne, d’époque, ne manquait certes pas de moteurs à indignation : la pauvreté et la misère étaient si prégnantes. Mais il y avait l’espoir, au moins.
Il n’y avait pas cette abjecte abdication collective, cette saleté défaitiste qui imprègne vos esprits et enraye vos légitimes indignations. A l’époque, j’avançais, je croyais en mes combats. Je n’étais pas seul. Changer les choses était possible, mon J’accuse l’a prouvé, mes livres l’ont démontré. De vos jours, qui se fait porte-parole des laissés pour compte ? Qui relaye leur déshérence et prend position contre les injustices ?
Il me semble que plus personne ne dénonce. Ne souligne avec ambition le véritable scandale, qui, aux portes de vos villes, sous vos ponts, au cœur de vos quartiers, a pris ses aises.
Un siècle est passé qui a vu l’indifférence à la misère des autres chaque jour s’enraciner. Désormais, c’est admis : il y a ceux qui grassement s’empiffrent, consomment, jouissent ; et les autres qui croupissent dans des zones de non-droit crépusculaire. Vos banlieues sont des prisons à perpétuité : on y naît, on y meurt, on s’y entasse sans espoir, on s’y fait matraquer pour délit de couleur de peau. Marqué de ce sceau infamant, tatoué à vie, celui qui vient de ces modernes bagnes n’a plus air ni horizon : il s’étiole.
Chez les exclus de mon siècle, il y avait de la vie, quand même. Les vôtres, on ne leur laisse même plus ça. Condamnés dès la naissance à cet univers concentrationnaire qui n’a de « Cité » que le nom. Mes faubourgs parisiens grouillaient d’animation et d’agitation, même si malsaines et miséreuses. Toute humanité a déserté les vôtres.
En fin de compte, j’avais raison : l’hérédité de la misère et la génétique des laissés pour compte sont bien une réalité. Ceux qui possèdent toujours affament. Ceux qui ont le pouvoir s’y accrochent. Les tares sociales se perpétuent et la distribution des rôles ne change pas, ou si peu. Et ce que vous appelez le « problème des banlieues », étrange équation sans solution, est le meilleur exemple de cette hérédité souffreteuse : d’une génération l’autre, les même exclus y survivent, y souffrent et y meurent, dans l’indifférence générale.
Même les intellectuels, même les écrivains ont abandonné ceux qui y vivent. Qui écrira le Germinal des banlieues ? L’Assommoir des barres d’immeubles ?
Si je revenais, si je reprenais la plume…
Étienne Lantier s’appellerait Abdel Kader ou Mustapha, il zonerait dans un univers gris béton, ses grèves seraient les parpaings balancés sur les voitures de la BAC, son terril serait une entrée d’immeubles peinturlurée de tristes tags Nike la police. Pas de souffle de vie, ni espoir d’amélioration. De petits trafics et d’éphémères emplois sous-payés pour seul futur. Les Rougon-Macquart à Villiers-le-Bel, à la Courneuve ou à Montfermeil. Une fresque familiale morbide et gris-béton.
Gervaise serait toxico, elle aurait lâché l’absinthe pour l’héroïne ou son substitut, son tragique destin scellé encore plus vite, l’Assommoir mis en branle dès ses vertes années.
Les charcutiers du Ventre de Paris prendraient les traits de vos financiers abjects, taillant dans la croupe d’une humanité flétrie de grasse portions de bénéfices. La Curée irait se nicher dans ces réunions du grand capital où les fauteurs de crise se partagent les bénéfices de leurs erreurs meurtrières. Les héros de La Terre, paysans miséreux essorés par la révolution industrielle, auraient émigré en ville. Là, ils se vengeraient en endossant les habits du CRS, du chasseur d’étrangers : ils matraqueraient pour se venger des coups du sort, provinciaux mesquins et revanchards, se déchargeant sur les plus faibles qu’eux et les victimes d’un exil encore plus lointain. Et Nana, la belle opportuniste, la putain ambitieuse, se réincarnerait sous les traits de la courtisane en chef, vautrée sur l’oreiller présidentiel.
Je suis mort trop tôt. J’aurais tant à dire.