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vendredi 5 septembre 2008

Le Cri du Gonze

posté à 09h22, par Lémi
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Courrier de l’au delà : Mr. Georges Orwell, de Londres, nous écrit à propos d’Edvige
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Voyez-vous, à l’époque, quand j’écrivis ce qui allait devenir 1984, j’avais encore un peu d’espoir. Ce tableau noir et désespérant que je traçais, je n’y voyais qu’une possibilité, pas une certitude : si l’humain reprenait le dessus, si la raison humaine l’emportait sur la déraison, alors il restait un échappatoire, une part d’espoir. Je restais optimiste, envers et contre tout.

Certes, j’avais été échaudé, 10 ans plus tôt. 1936, Barcelone libérée des franquistes, le rêve en marche, une ville qui bascule dans la joie brouillonne de la découverte d’une vie libre, qui expérimente durant quelques mois l’euphorie révolutionnaire loin de toute autorité et soudain, le retour aux noires réalités avec le massacre des ouvriers du POUM et de la CNT par les milices de Moscou, ça avait sévèrement tempéré ma confiance en l’humanité. J’en faisais le récit dans Hommage à la Catalogne, cette guerre d’Espagne qui soudain perdait tout sens, les oppressés se faisant oppresseurs… Ce que j’allais raconter aussi dans La Ferme des animaux, métaphoriquement : l’incroyable capacité de l’homme à créer des tyrans, à applaudir la servitude, à chercher un maître tout puissant, encore et toujours. L’histoire l’avait montré, la révolution n’était qu’une antichambre à de nouveaux totalitarismes. Mais enfin, j’y croyais encore, il fallait bien. J’avais fait ça toute ma vie, je m’étais battu pour ça, pas question de faire preuve de défaitisme. 1984, en somme, c’était un avertissement aux générations futures : ne prenez pas cette voie...

Il y a avait aussi eu les autres coups de semonce, le fascisme triomphant, l’horreur des camps, le totalitarisme dans toute sa monstruosité triomphante… Du coup, c’est vrai qu’en 47-48, quand j’écrivis 1984, je n’étais plus l’idéaliste à tous crins que j’avais été. J’avais dû ouvrir les yeux, les tenir grands ouverts, scruter l’horreur. Vision qui avait terriblement sabordé mon optimisme : l’espoir du grand soir, de la liesse populaire enfin réalisée, l’égalité sans « monstre froid » pour la régenter, tout ça me semblait s’éloigner. La défaite de l’homme était là, elle montrait sa face hideuse.

Malgré tout, cette humanité devenue folle que je décrivais à travers l’histoire de Winston Smith, ce malheureux broyé par Big Brother, je n’y croyais qu’à moitié. J’anticipais juste, grossissais les traits de mon époque, mais il me semblait que la marche arrière était encore possible. Que vous ne seriez pas assez crétins pour vous enferrer dans les mêmes erreurs. Pour aggraver les choses.

Or, si c’est moins voyant, si ça se dissimule, je crois que vous avez fait pire que nous. Quand je regarde la suite, votre œuvre, je me dis que mon constat était presque trop léger. La vie, vous l’avez bouffée. Vos peurs l’ont emporté, vos constats sécuritaires ont rogné peu à peu votre marge de choix. L’Etat s’est inséré partout, s’est faufilé, doucereusement, avec des chuchotements tentateurs. Désormais, vous ne pouvez plus faire un geste sans que quelque part un radar s’agite, une caméra clignote ou une ligne s’imprime. Tous vos gestes sont disséqués, vos conversations enregistrées, vos déambulations filmées. Votre téléphone, votre Internet, vos caméras, vos cartes bleues, vos satellites, vos web cams, vos voitures, autant de mini-espions, de mouchards. Dans mon Angleterre natale, il y a désormais une caméra de surveillance pour quinze habitants. Le chiffre impressionne, mais il n’est rien par rapport à ce qui vous pend au nez. Le pli est pris. Votre défaite entérinée.

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La seule différence avec mes prédictions, c’est que l’oppression s’est faite discrète. Elle n’a pas pris la forme d’une seule entité, d’un Big Brother facilement reconnaissable. Elle est diffuse, protéiforme, mais elle n’en est pas moins là. Big Brother s’est simplement vêtu des oripeaux de la démocratie et du progrès à tous crins. Vos loisirs sont codifiés, vos lectures dévoyées, votre santé imposée (« VIVRE TUE »). Et finalement, astuce suprême, il n’est même plus besoin d’interdire, simplement d’encourager votre tendance à vous faire mouton, à rejoindre le troupeau. Votre grande passion de la servitude volontaire.

Vos techniques de surveillance moderne, si elles si dissimulent sous le voile du loisir à tout prix, du nano gadget et de la fausse bienveillance étatique vous tirent chaque jour plus profondément vers ce monde trompeur où l’on vous enchaîne à votre ignorance. Le confort vous a rendu mou, le manque d’imagination vous a castré de toute aspiration. Et désormais, même le pauvre - surtout le pauvre - est tellement abruti par les mirages de votre société de surconsommation que la question de la rébellion ne se pose plus. Il est mieux nourri, il crève moins de faim et de froid, mais son esprit est mort, s’est vautré dans l’inertie.

Gavés, vous ne voyez plus rien. Votre Novlangue n’est qu’une grande incitation à la consommation aveugle, à l’absence de réflexion, aux valeurs factices. Vos puissants s’en délectent, en usent chaque jour. C’est si facile de vous faire peur, de vous tromper. Il me semble qu’à l’époque, au moins, nous relevions parfois la tête. Ce n’est plus votre cas, il faut dire qu’on vous prend au berceau, qu’on vous lave le cerveau dès la couveuse.

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Chaque jour, les anticipations de 1984 se trouvent davantage réalisées. Oh, je ne me réjouis pas d’avoir eu raison, je préférerais mille fois m’être trompé. Mais le constat est là, implacable : le langage de Big Brother n’a pas pris une ride, il a même infiniment rajeuni :

« La liberté, c’est l’esclavage. » Quelle plus belle définition de vos démocraties contemporaines qui, à mesure qu’elles proclament la liberté, vous arrachent vos dernière parcelles de non servitude au système ?

« La guerre, c’est la paix. » Quelqu’un oserait-il dénier au slogan une actualité brûlante ? Les guerres que vous menez sous prétexte de ne plus avoir à en faire, vos désastres, votre Irak, votre Afghanistan, votre Iran prochain, autant de conflits proclamés comme des espoirs de paix alors qu’ils entérinent le sang.

« L’ignorance, c’est la force. » Votre « temps de cerveau disponible » servi sur plateau à l’ignorance crasse de vos médias despotiques, ceux qui uniformisent – et même mettent en scène votre soumission via la télé-réalité, cynisme infini du vainqueur qui prend ses aises –, illustre parfaitement la défaite de la pensée dans laquelle vous croupissez.


Vous m’objecterez, je vous connais bien, que la violence de 1984, la terrifiante oppression quotidienne qui s’y exerce et l’absence absolue du moindre espace de liberté dans le monde de Winston Smith, sont bien éloignés de votre réalité quotidienne. Vous n’aurez peut-être pas tout à fait tort. Pour l’instant. Car chaque jour vous en rapproche. Et rien ne saurait vous en détourner.

C’est pour cela que j’ai pris la plume. Comme une incitation à questionner ce que vous voulez. Parce que, dans l’affolante valse des décrets sécuritaires, du cocon étatique qui vous endort, la mesure qui vient d’être entérinée par vos instances politiques, l’instauration du fichage EDVIDGE, est un pas non négligeable, voire un bond, vers votre camisole sociétale. Le fichage de tous vos non-alignés, même les plus jeunes, est une étape d’importance dans l’abandon de votre liberté.
Vous êtes sûrs que c’est ça que vous voulez ? Si oui, il n’y a plus rien à faire, vous courez vers cette prison obscurantiste née de vos peurs. Si non, alors il est plus que temps de réagir. Parole de non-aligné.

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Ps : le service courrier de l’au delà se permet une simple incitation : filez lire cet interview du Contre Journal sur les fichiers Edvidge. Ici.

Pps : Les deux illustrations sur la vidéo-surveillance sont de Banksy.


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