mercredi 8 octobre 2008
Le Cri du Gonze
posté à 00h07, par
3 commentaires
Envoyé spécial à Krachovia pour un billet sur le grand chambardement boursier, drôle de mission... Mes boss à Article 11 voulaient du concret, du vivant, de la sueur. L’idée, c’était de pénétrer l’œil du cyclone, de palper la peur de près. J’étais un peu dubitatif : un papier d’ambiance ? Sur la crise financière ? Peuh, me disais-je, ce n’est pas comme ça qu’on va éclairer le lecteur… J’avais tort.
Des sirènes à vapeur rauquent comme des huées.
Une foule enfiévrée par les sueurs de l’or
Se bouscule et s’engouffre dans de longs corridors.
Blaise Cendrars : Les Pâques à New York.
Ce jour là, le premier truc qui me frappe quand je pénètre la salle de la bourse de Krachovia, c’est l’odeur. Une odeur âcre de peur, d’affolement généralisé1. Très désagréable, comme sensation, l’impression que des charognes sont empilées dans les coins. Tout de suite, je pense à cette phrase de Raoul Vaneigem : « Le pourrissement est l’état qui confère au capitalisme l’illusion de se régénérer. » S’il a raison, l’illusion capitaliste risque de perdurer un tantinet, car le pourrissement, plus que jamais, est d’actualité, mes narines peuvent en témoigner. C’est l’apocalypse olfactif personnifié, si ce n’est que le souffre s’est fait sueur.
« Ici, à Krachovia, on se croyait relativement à l’abri, me raconte un trader aux yeux révulsés, mais depuis hier l’indice Loosex dévisse complètement. C’est la débandade, la bérézina. » Je lui rétorque avec candeur que le plan Paulson vient d’être adopté, que c’est une bonne nouvelle car après tout, le Krachistan est très dépendant du marché bancaire américain. Il me regarde comme si j’étais débile : « Enfin, c’est bien ça le problème, non ? Si on était pas dépendants des Ricains, on pourrait s’en sortir, émerger. Mais là, ils nous entraînent dans leur chute. Et le plan Paulson, c’est une peccadille, tout le monde s’en bat le steak. On est foutus, foutus !!! » Fasciné, je le regarde se liquéfier sous mes yeux, ses mains tremblent, ses narines palpitent : c’est donc à ça que ça ressemble, un puissant qui a les chocottes ?
Dans la salle, le vacarme est insupportable. Ça crie, ça braille dans son portable, ça psalmodie des vers de la bible, ça hurle des contritions affolées. Je passe à côté d’un courtier effondré, la tête entre les mains, il ressemble à un gosse à qui on a cassé son jouet. J’essaye de l’interroger mais il n’arrive pas à me répondre, des grosses bulles de morve obstruent sa gorge, il gargouille, j’entends juste quelques bribes éparses « N’ai rien fait … pas ma faute … vendre ma Bentley jamais … mon bel argent …Tout perdre ? préférerais ne pas... ».
Pas grand monde qui n’ait l’air d’un taré là dedans. C’est comme si d’un coup, tous ces traders flamboyants, ces financiers sûrs d’eux, ces courtiers optimistes découvraient qu’ils sont mortels, qu’ils ne sont que fourmis et qu’ils ne sont pas à l’abri d’un coup du sort. La plupart sont sur le point d’exploser de fureur, ils ne comprennent toujours pas, ne veulent pas accepter, éructent des injures vers on ne sait qui (Dieu ? Leur âme en perdition ? Le capitalisme ?), dégainent leur rage en pure perte.
Plus étonnant, d’autres se font philosophes. Je croise un jeune loup rollexé qui me parle de Jean Genet. Il me raconte qu’il vient de lire une phrase de cet auteur qui désormais l’obsède, ne le quitte pas. A ses yeux, ladite sentence symbolise toute l’absurdité du système bancaire mondial, cette grande bulle qui se dégonfle en chuintant sans qu’on ne puisse rien y faire. Il me la cite : « (...) Puis encore, n’en pouvant plus d’émotion, de désirer m’avaler moi même en retournant ma bouche démesurément ouverte par dessus ma tête, y faire passer tout mon corps, puis l’univers et n’être plus qu’une boule de chose mangée qui peu à peu s’anéantirait : c’est ma façon de voir la fin du monde. » Comme je hausse les sourcils, il m’explique : « C’est exactement comme nous, tu sais, ces dettes gigantesques sur lesquelles on a tout fait reposé, et bien désormais elles nous grignotent, elles nous avalent. Nous nous dévorons nous-mêmes, nos enfants boivent notre sang. » Il secoue la tête, dépité, un filet de bave dévale le long des commissures de ses lèvres, il tremble affreusement. Je le fuis.
Plus loin, après avoir enjambé un gus qui vient de se faire Sepukku (nan, tout miser sur Dexia n’était pas une si bonne idée que ça), je tombe sur la cellule psychologique envoyée d’urgence par le Vatican. Surfant sur l’envolée lyrique de Benoit 16, qui s’est réjoui ce matin même d’une crise prouvant que « seule la parole de Dieu est solide, elle est la réalité sur laquelle il faut fonder notre propre vie »2, des prélats du coin viennent réconforter les malheureux en pleine détresse affectivo-financière. A deux pas, l’église de Scientologie distribue des prospectus imprimés pour l’occasion (« Ta vie boursière est vide de sens ? Tes actions se font la malle ? Rejoins-nous pour reconstruire sur des bases saines. »), trop heureuse de ramasser les morceaux de ces existences soudain vidées de sens. Les charognards sont à l’affût, les proies ne vont pas tarder à affluer.
En partant, je jette un dernier regard sur cette salle prise de folie : les écrans fluo qui clignotent, les cours qui dégringolent, les courtiers qui beuglent follement, les trépignements de rage des nouveaux riches qui découvrent l’envers du décor...
Clairement, l’économie du Krachistan est bonne pour la poubelle. Et dehors, le temps d’une clope sur le parvis de la bourse, je songe à ce que j’ai vu, à ce que cela représente. Et je m’interroge : comment le Krachistan, élève modèle de la planète financière, lieu d’aisance de l’ultra-libéralisme le le plus débridé, a-t-il pu en arriver là ?
En journaliste responsable, je me garderais bien de tout jugement à l’emporte pièce (système pourri blablabla), de tout affichage d’opinion, pas le genre de la maison. Je me contenterais juste de citer ce courtier effondré dans les toilettes de la bourse de Krachovia, se vidant de son sang et me suppliant de transmettre son dernier message au monde, une citation d’un poète oublié, qu’il me gargouille dans un dernier râle pathétique : « Ils doivent savoir ... il le faut ... dis-leur, je t’en prie que la vie est ailleurs. Et qu’à méditer cette phrase de Masahide, ils auront tout à gagner : « Mon foyer ayant brûlé de fond en comble, plus rien ne me cache la vue de la lune qui brille. » »3
1 Sur Rue 89, un article fait le même constat : la peur a pris le contrôle des Bourses : « Le pessimisme et la peur sont palpables partout autour de moi. L’univers bancaire est sinistré et tout le monde commence à prendre conscience de l’ampleur de la catastrophe. »
2 Diable, le fond de l’air est rouge. Si même le pape applaudit au spectacle de la grande dégringolade...
3 Pfff, tous des babos ces obsédés de la finance...