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vendredi 4 septembre 2009

Littérature

posté à 09h07, par Juliette Volcler
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Dans les brèches des Etats
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Augmentation du nombre de camps de réfugiés, militarisation du traitement de l’asile : « Ici, ce n’est plus la politique qui ouvre ses ministères, mais l’Etat d’urgence qui installe son administration », dit Paul Virilio1. Compte-rendu de deux bouquins de Michel Agier : Aux bords du monde, les réfugiés et Gérer les indésirables - Des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire2.

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dessin de Tristan
dessin de Tristan3

Contenir les indésirables4

Les explorations sont faites, les cartographies abondent, et on sait répartir la terre entre un tiers-monde et un premier : mais on ne parle toujours que d’Etats. Michel Agier relève l’émergence d’une nouvelle géographie, à partir non plus des nations, mais de leurs brèches, à partir non plus des frontières, mais des femmes et des hommes qui s’y heurtent, qui les bousculent, qui les désordonnent. C’est un peuple ou c’est une foule, qui n’est plus d’un Etat et qui invente sa survie dans les failles des identités nationales. On lui donne mille noms, qui augmentent sans cesse : « On observe une propension à l’allongement du lexique des catégories. Réfugiés, déplacés, sinistrés, évacués, migrants, demandeurs d’asile, déboutés, sans-papiers, clandestins, tolérés, maintenus, retenus, refoulés, expulsés, rapatriés, retournés... »5 Les Etats assignent et réassignent ainsi divers statuts de non-identité à celles et ceux qui ne leur appartiennent plus, et qui les embarrassent, qui embarrassent leurs territoires : « d’une part, un monde propre, sain et visible ; d’autre part, ses restes, obscurs, malades et invisibles. » A l’extrêmité du monde propre, on construit des « gated communities »6, villes privées, barricadées, où l’on vit entre-soi, soi les propres, les identifiés, les intégrés - et au bout des restes de ce monde, « dans les périphéries lointaines comme dans les interstices de nos villes - hangars, aires de stationnement, carrefours ou dessous des ponts -, nous apercevons parfois les derniers prolongements d’un pays que nous ne voyons pas. »7

Michel Agier est anthropologue et c’est à ce titre qu’entre 2000 et 2007 il a intégré des équipes humanitaires8 en Afrique, seul moyen d’entrer durablement dans les camps de réfugiés, pour comprendre les mécanismes du « dispositif mondial » dont ils font partie, pour saisir quels nouveaux mondes émergeaient à travers eux, pour « les faire sortir de la non-existence, de la non-temporalité, les socialiser eux-mêmes en tant que milieux profondément hybrides et vivants ». Anthropologue, c’est-à-dire qu’il veut mettre en question « notre savoir sur ce qui est humain aujourd’hui »9 : « les abandons de peuples et de régions »inutiles« se développent à l’échelle de l’économie et de la politique internationale, et, rappelons-le, la forme des camps peut très bien servir des stratégies, provisoires ou durables, de mise à l’écart. L’humanitaire deviendrait alors un pis-aller de l’intégration pour tous ceux que, pour diverses raisons, on ne voudrait pas intégrer dans le monde social et politique des êtres humains, les gardant dans de vagues salles d’attente, aux bords du monde. »10 Les causes de cette mise à l’écart sont multiples : guerres « sales », prenant les civils pour cible, guerres « propres », où ils deviennent « dommages collatéraux », pauvreté, catastrophes naturelles, discriminations politiques et sociales, la mise à l’écart est en tous cas le moment où l’on s’efface, où l’on est effacé, de la carte d’un Etat et de tous les Etats - en 2001, comme l’Australie refuse l’entrée dans ses eaux territoriales du Tampa, un cargo ayant pris à bord quatre cent exilés afghans en perdition dans l’océan Indien, un haut fonctionnaire du Ministère de la Justice australien annonce : « Ils sont libres d’aller où ils veulent sur la terre, en dehors de l’Australie »11. Et Michel Agier de citer Hannah Arendt en 1951, l’année de création du Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR) : « l’Etat-nation, incapable de fournir une loi pour ceux qui avaient perdu la protection d’un gouvernement national, remit le problème entre les mains de la police. »12

Alors la police contrôle, arrête, enferme, trie, la police contient cette masse mouvante aux marges des Etats. 2003 : des Afghans se tuent en se jettant sur les barbelés dans le camp humanitaro-militaire de Woomera en Australie. 30 décembre 2005 : lors de l’évacuation d’une place occupée depuis plusieurs mois, plus de cent exilés soudanais13 sont tués par six mille policiers en plein centre du Caire après avoir été déboutés par le HCR14 : « ils n’existaient déjà plus qu’en tant que problème d’ »encombrement urbain« aux abords du siège du HCR. » Septembre 2005 : onze déboutés meurent sur la frontière de Ceuta, tués par les balles des policiers marocains et espagnols - d’autres sont envoyées dans le désert du sud marocain et ont disparu depuis. On pourrait poursuivre la liste : août 2007, alors que des milliers de migrants meurent chaque année en Méditerranée ou dans l’Atlantique, l’Italie intente un procès à sept pêcheurs tunisiens pour avoir sauvé en mer quarante subsahariens. Octobre 2008 : la police égyptienne tire sur un exilé soudanais à la frontière avec Israël, et le tue - cela se reproduira régulièrement ensuite. Juillet 2009 : la police grecque bat un demandeur d’asile kurde à mort. Août 2009 : la police lybienne, armée de couteaux et de battes, tue six réfugiés somaliens et en blesse des dizaines d’autres lors d’une tentative d’évasion d’un camp. La déclinaison des morts, des disparus, des blessés, pourrait continuer longuement. Et parallèlement : « En France, la part d’acceptation des demandes d’asile dit »conventionnel« est passée de 80% en 1981 à 20% en 1999, et à moins de 10% en 2007. » Dans les statistiques de l’administration et dans les violences policières, c’est la même logique morbide qui est à l’oeuvre.

Le gouvernement humanitaire

« Qu’est-ce qu’un camp de réfugiés ? C’est un dispositif policier, alimentaire et sanitaire qui met, en principe, la population accueillie dans les refuges, à l’abri de la mort violente pour cause de guerre ou de faim. »15 : Michel Agier concentre principalement son analyse sur l’un des quatre grands types d’espaces où survivent les exilés. Il y a, tels qu’il les identifient : les « refuges auto-organisés »16 (« jungles », squats), les « centres de tri » (de transit, de rétention, zones d’attente), les « réserves non protégées » (camps de déplacés internes) et les « espaces de confinement » (camps de réfugiés). Le refuge auto-organisé est un « hors-lieu », aux marges de la ville, « à la limite de la société, mais encore sous l’emprise de l’Etat qui garde le pouvoir de le contrôler et de l’abandonner ». Les centres de tri, sous administration nationale ou internationale, décident de la catégorie où sera rangé l’exilé, et ont une fonction de « sas » : « il s’agit plutôt de freiner ou de réorienter les trajectoires des migrants, en somme de les contrôler de plus près, non de les rendre absolument impossibles ». D’aspect « sinistre », d’accès « difficile », ils s’organisent dans des lieux « recyclés » et forment un enclos mouvant, qui s’adapte aux déplacements des exilés : « La frontière est partout où un indésirable est identifié et doit être gardé à l’écart, »maintenu« puis »éloigné«  ». Et on n’est pas ici dans la métaphore : en France, la loi dite Sarkozy, de novembre 2003, mentionne :« La zone d’attente s’étend, sans qu’il soit besoin de prendre une décision particulière, aux lieux dans lesquels l’étranger doit se rendre dans le cadre de sa procédure en cours, soit en cas de nécessité médicale. »17 Les réserves non protégées, quant à elles, parquent les exilés au plus près de leur lieu de provenance et à moindres frais puisque l’assistance et la protection y sont singulièrement réduites : « une agglomération dense et hétérogène de personnes sans ressources », c’est la « solution de l’asile interne » que les Etats et les insitutions internationales développent ouvertement.

Les camps de réfugiés, enfin, sont la « forme la plus standardisée, planifiée et officielle » : Michel Agier s’y attarde parce qu’elle permet d’observer au plus près la mise en place de ce qu’il nomme « le gouvernement humanitaire », et l’organisation des résistances à ce nouveau pouvoir. « Le camp est comparable à la ville mais il ne l’ »atteint« pas. Tout est potentiel mais rien ne se développe, aucune promesse de vie ne s’accomplit vraiment »18 : il ne s’agit que d’organiser la survie, et de la maintenir. « Ce sont des espaces et des populations administrés sur le mode de l’urgence et de l’exception, où le temps s’est comme arrêté pour une durée indéterminée », d’une indétermination qui peut durer des dizaines d’années, un demi-siècle. Cet état d’urgence institutionnalisé, qui donne au lieu où il s’applique un statut extraterritorial, fait de l’exilé l’habitant d’un singulier espace : « son entrée [dans le camp] symbolise le passage non pas dans une prison, mais dans un autre régime de gouvernement et de droits ». Michel Agier cite longuement les analyses de Barbara Harrell-Bond et de Guglielmo Verdirame19, pour qui les réfugiés « découvrent que le pouvoir exercé au nom de l’humanitaire n’est pas très différent du pouvoir exercé en d’autres noms » : « l’intervention [du dispositif humanitaire] semble justifiée par une »autorisation« quasi divine, universaliste et supranationale, qui se déploie dès lors qu’elle rencontre un terrain favorable dans une soudaine situation d’exception. (...) Or cette situation d’exception perd vite sa soudaineté et se transforme en un espace d’exception. »

La mise en place de cette « administration indirecte », flexible, immédiate, démontable et remontable, s’étend à de nouveaux territoires, à de nouvelles personnes, à de nouveaux évènements sociaux ou naturels : « une politique et une économie de l’urgence et de la catastrophe (plus précisément de la »postcatstrophe« ) se développent et se structurent à l’échelle mondiale ». Si ce pouvoir n’est pas le fait d’un système centralisé, si les ONG mandatées sont multiples et leurs conditions d’intervention variées, des outils de coordination existent : le HCR en est un, qui d’organe de protection des réfugiés est progressivement devenu une agence de contrôle des flux migratoires. Le dispositif humanitaire, indépendamment des motivations des personnes qui y participent, devient la « main gauche de l’Empire » - il accompagne le dispositif militaire, policier, médiatique, il est inclus a priori dans ses planifications : « On l’a vu de manière grossière dans deux interventions militaires dirigées par l’armée américaine en Afghanistan en 2001 et en Irak en 2003 : les distributions aériennes de vivres et de médicaments ont accompagné les largages de bombes ; l’évaluation du nombre de survivants et d’orphelins potentiels à nourrir a été publiée à l’avance ; la localisation précise et cartographiée des futurs camps pour un nombre annoncé de »populations déplacées« , ainsi que l’installation des tentes et la livraison de milliers de couvertures, ont anticipé les effets programmés des opérations militaires. » C’est au fond une seule et même mesure d’hygiène. Pas de la politique, mais de l’urgence, pas de la solidarité internationale, mais de la gestion des indésirables. Michel Agier, pour avoir parcouru les camps de réfugiés pendant sept ans, sait quelles tensions une telle évolution fait naître au sein des ONG : « Elle tire le mouvement humanitaire vers deux »sorties« , deux fins et deux reconversions : la privatisation de l’humanitaire d’une part, l’humanitaire d’Etat d’autre part. »

Le droit d’avoir des droits

Celles et ceux qui habitent cette exception, qui sont gouvernés par elle, n’ont plus d’autre statut que celui de victime - leur vie est prise en charge, et l’aide se monnaye en soumission, du moins c’est ainsi qu’elle l’entend : « toute politique d’assistance est simultanément un instrument de contrôle des »ayants droit« . (...) Le nom de réfugié désigne le comble de la citoyenneté niée. » Des droits, les réfugiés n’en ont plus, hors celui de demeurer biologiquement vivants. Aucune initiative, aucune prise de parole, aucun désir, autres que ceux dictés par l’administration humanitaire. D’où les « screenings » (filtrages) où se décident, à partir du récit personnel, à partir des conditions individuelles, une catégorisation et une orientation normatives, les « screenings » où l’on apprend ce que l’institution attend : c’est elle qui dira où sera dorénavant « chez soi », c’est elle qui donnera la route. D’où également l’abondante rhétorique sur les « faux réfugiés », les « réfugiés tricheurs » : dès lors qu’on tente de reprendre prise sur son présent et son avenir, dès lors qu’on ne veut plus subir un statut mais le maîtriser, dès lors qu’on parvient à déserrer un peu l’étau du pouvoir, on rompt le pacte d’assistance : « Le réfugié passif est la norme ; le réfugié actif est une hypothèse scandaleuse : au maximum peut-il chercher un droit à la vie dans l’illégalité (...), un droit à la vie dans une relation amputée, celle d’un individu sans Etat. » Certains exilés fuient les camps comme ils ont fui la guerre, d’autres essayent d’en faire le lieu d’une réappropriation de leur existence.

Car le camp, s’il est dans l’immédiat comme un « projet de ville à l’abandon », s’il a été construit pour demeurer à l’abandon, porte toujours en lui les possibilités d’une ville : « l’espace du camp de réfugiés est ainsi traversé par une tension fondamentale entre la victime humanitaire sans voix ni vie sociale et le sujet qui recommence à se former dès qu’un contexte de socialisation renaît et fait exister des espaces publics, des échanges, des projets de vie, individuels et collectifs. »20 On aménage sa case, on installe un petit marché, on bouscule les hiérarchies ancestrales, on travaille malgré l’interdiction liée au statut de réfugié, on se marie hors des lignées traditionnelles, on discute, on se réunit, on présente des listes de revendications collectives à l’administration humanitaire : « Du désordre s’introduit à l’intérieur du camp par le côté vivant des relations sociales, sensibles ou politiques, qui le décloisonnent sans faire disparaître sa limite, et ainsi posent sans cesse le problème de son ouverture et de sa fermeture, de son isolement et de sa perméabilité. » Le camp, qui se voulait chirurgical, qui se voulait zone de décontamination, qui se voulait neutre, hors-territoire et hors-débat, devient l’espace où émergent de nouvelles formes d’action et d’expression politiques.

A la première chronologie, celle des morts, répond une seconde, celle des luttes, et elles se mêlent. 1999 : deux cent déplacés colombiens occupent le siège de la Croix-Rouge Internationale à Bogotá pour exiger la reconnaissance de leur situation. 2000 : les réfugiés du camp de Daadab boycottent la ration alimentaire de mauvaise qualité, et des réfugiés employés par les ONG manifestent jusqu’à obtenir une augmentation de leur paie. 2003 : des femmes réfugiées dans le camp de Boreah, en Guinée forestière, bloquent les véhicules humanitaires et manifestent pour qu’on leur donne des bâches. 2003 : « we wan go » (« on veut partir ») scandent des réfugiés libériens dans le camp de Tobanda en Sierra Leone. 2005 : mille exilés soudanais, hommes, femmes, enfants, dont les deux tiers ont déjà une carte d’asile temporaire ou de réfugié, campent pendant trois mois devant le HCR au Caire, pour réclamer leur réinstallation dans un autre pays. 2006, 2007, 2008, 2009... : grèves de la faim, émeutes et incendies volontaires dans les centres de rétention au Luxembourg, au Royaume-Uni, en France, en Belgique, en Italie ; le CRA de Vincennes est réduit en cendres. Parfois, comme dans les camps palestiniens ou saharaoui, c’est le camp lui-même qui devient tout entier parole politique. « Là naît la seule révolte logiquement possible, celle qui incarne une politique de la vie qui résiste. »

Parler des camps de réfugiés et s’en tenir à l’horreur, ce serait précisément se contenter de l’humanitaire, servir la production médiatique de la compassion, figer les exilés dans une identité de victime : passifs pour recevoir la ration, passifs pour réussir la photo, passifs pour mériter la pitié. Michel Agier dresse un constat : « Aujourd’hui, les camps de réfugiés sont la forme la plus avancée d’un traitement global des identités stigmatisées, des groupes indésirables. »21 Il montre aussi de nouvelles perspectives : « D’autres espaces émergent, en ces temps de mondialisation et d’interventions localisées de la »communauté internationale« , et deviennent les lieux d’une expression politique d’un nouveau type, parce que s’inventant et agissant dans et sur les limites. » Dans les marges la police patrouille, parce que dans les marges, à travers des millions de personnes, il y a quelque chose qui naît, qui conteste, qui résiste, quelque chose qu’il s’agit de rendre visible et de soutenir dans son obstination à exister.



1 L’Université du désastre (Galilée 2007)

2 publiés par Flammarion, respectivement en 2002 et 2008

3 dont on ne saurait assez vous recommander le site : bordmann.free.fr

4 parallèlement à cet article, un entretien radio avec Michel Agier a été produit pour Fréquence Paris Plurielle - il sera archivé sur www.intempestive.net/spip.php?article44

5 Gérer les indésirables- Des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire (Flammarion 2008). Désormais, les citations qui ne renverront pas à une note de bas de page seront toutes issues de ce bouquin.

6 voir les études de Mike Davis

7 Aux bords du monde, les réfugiés (Flammarion 2002)

8 Médecins sans frontières, section France. Suite à ce travail dans les camps, Michel Agier est devenu membre du Conseil d’Administration de MSF.

9 Aux bords...

10 Aux bords...

11 Le Monde, 4 septembre 2001, cité dans Gérer...

12 Les Origines du totalitarisme, cité dans Gérer...

13 On se permet de prendre les chiffres des associations de droits de l’homme plutôt que ceux, dix fois moindres, de la police.

14 Voir « Le drame de la place Mustapha Mahmoud au Caire raconté par Barbara Harrell-Bond »

15 Aux bords...

16 Toute cette typologie est développée dans Gérer...

17 Voir à ce propos « Vies »en instance« ; le temps et l’espace du maintien en zone d’attente », un article de Chowra Makaremi sur la « Zapi 3 » de Roissy.

18 Aux bords...

19 Rights in Exile. Janus-faced Humanitarianism, cité dans Gérer...

20 Aux bords...

21 Aux bords...


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