mercredi 10 mars 2010
Le Charançon Libéré
posté à 23h59, par
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Imagine des centaines de clients se ruant en un magasin, criant, hurlant, se marchant dessus et s’étripant pour réussir à attraper, au hasard, l’un ou l’autre des objets en vente. Imagine aussi que cette scène de folie collective se produise au même moment dans bon nombre des enseignes d’une chaîne, en France et dans le monde. Tu douterais grave du genre humain ? Ben oui.
Il est 21 h et tu es en train de taper « Sonia Rykiel lutte des classes » dans la barre de recherche Google. Ce pourrait être anodin, rien d’autre qu’une étrange errance internétique, mais ça ne l’est pas. Parce que tu as charge d’alimenter ce site (il ne t’a pas échappé qu’A.11 s’était donné pour règle de toujours proposer un billet par jour, hors le dimanche), qu’il te reste tout juste trois heures avant la fatidique sonnerie des douze coups - minuit, heure limite, Cendrillon est dans la place - et que rien ne vient. Tu as le cerveau aussi vide que l’intrigue d’un bouquin de Marc Levy, encéphalogramme plat, neurones fatigués.
Il y a bien ce qui t’a amené à taper ces lettres sur le clavier, en commettant à deux reprises une erreur dans l’othographe du nom. « Sonia Rykiel lutte des classes », donc. Ce n’est pas que tu as abusé des substances qui font rire - pas aujourd’hui -, juste que tu es tombé sur une vidéo assez incroyable. Tu l’as regardée trois fois, à la fois fasciné et dégoûté. Tu as réfléchi à la meilleure façon d’en parler. Tu as cherché un sens politique à y donner, sans autre chose que de vagues platitudes et considérations pataude sur la société de consommation ne te venant à l’esprit. Quand tu t’es retrouvé à associer, sur le moteur de recherche, le nom de la styliste et l’analyse marxiste, tu as songé que tu faisais fausse route. Tu t’es alors dit que tu allais juste la montrer, ici, comme ça :
Tu pense que c’est plus qu’étonnant, ces cris insupportables, cette ardeur à se jeter sur le moindre objet en vente, cette frénésie à se ruer sur un vêtement, n’importe lequel, au hasard, il en faut un, juste l’avoir et le tenir dans ses mains. Tu te dis qu’il y a là - peut-être - de quoi faire vaciller tes convictions, emporter tout ce qu’il te reste d’espoir en l’humanité, de confiance dans la raison des individus. Tu penses qu’il n’est guère de raison pour que cette vidéo-là te mette le moral plus à zéro que - disons, au hasard - le souvenir de la dernière soirée électorale à laquelle tu as assisté - mai 2007, goût aigre - et pourtant si, ça te mine tellement c’est con et désespérant, ruée absurde, cohue débile, combat de rayon pour quelques haillons griffés.
Pour donner un sens à la vidéo, tu fais quelques recherches rapides. Découvres qu’il n’y avait pas que là, dans ce magasin H&M de Toulouse, qu’une telle chose s’est produite, mais que la scène s’est répétée, peu ou prou à la même heure, dans toutes les enseignes de la marque, comme un plan concerté pour démontrer l’épatante constante dans la crétinerie consumériste du genre humain. Tu songes à Lost in the Supermarket, des Clash, mais ça ne t’aide pas beaucoup, ça fournit juste une parfaite bande-son à ton étrange spleen. Tu penses à Hunter S. Thompson, à sa superbe capacité à se mettre en colère contre la bêtise crasse de ses congénères, à cette phrase qu’il a eu à propos d’un casino de Las Vegas, « l’endroit que l’élite fréquenterait tout les samedis soirs si les nazis avaient gagné la guerre… On était en plein VIe Reich ». Tu songes aussi à Tocqueville, dans De la démocratie en Amérique, même si tu n’aimes guère l’auteur :
Je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. (…) Je promène mes regards sur cette foule innombrable composée d’êtres pareils, où rien ne s’élève ni ne s’abaisse. Le spectacle de cette uniformité universelle m’attriste et me glace, et je suis tenté de regretter la société qui n’est plus.
Tu ne voudrais pas en rester là. Comme tu es vaguement curieux, et que tu n’as pas d’autres idées, tu poursuis tes recherches. Tu te dis qu’il y a peut-être une raison à cette désolante frénésie, tu veux croire qu’il y aurait une logique dans cette folie collective n’affichant d’autre motivation qu’une absurde envie d’acheter. Tu cherches. Et tu tombes sur de nombreux articles de presse évoquant l’incroyable fête donnée par H&M pour le lancement d’une collection spéciale, fruit de sa collaboration avec Sonia Rykiel. C’était le 1er décembre dernier, au Grand Palais, une soirée facturée 4 M€ et réunissant 2 500 invités, triés sur le volet. Tu lis et tu imprimes, au fil des papiers, quelques noms, têtes, images, tous mélangés en un indécent et pathétique maelström. Eva Herzigova, reconstitution d’une Tour Eiffel illuminée, Philippe Starck, parade de chars, Emmanuelle Béart, mannequins, centaines d’objectifs, luxe, volupté, champagne, magnificence… Tu te dis qu’il faudrait les mots, les phrases de Bret Easton Ellis pour en parler bien, et puis tu tombes sur cet article du Parisien qui le décrit parfaitement, sans que tu réussisses à savoir s’il est ironique ou non, moqueur ou pas. Tu choisi d’en copier-coller un extrait, te payant même le luxe de corriger une ou deux fautes d’orthographe au passage :
C’est un méga show comme on n’en avait jamais vu en France pour la sortie d’une collection qui s’est déroulé mardi soir sous la verrière du Grand Palais à Paris. Pour célébrer leur collaboration, Sonia Rykiel et H&M avaient convié 2 500 personnes. Habitué de ces soirées somptueuses pour fêter ses collections de créateurs à l’étranger, le géant suédois n’avait jamais offert d’événement de cette ampleur dans la capitale.
Accueillis dans un corridor empli d’une fumée noire ne laissant percevoir que quelques ombres, les invités ont soudain pénétré dans un univers fabuleux, une sorte d’Alice aux pays des merveilles version fête foraine de luxe. La plupart croient au mirage devant la Tour Eiffel géante et la grande roue de bois qui hissent des mannequins jusque sous la verrière. Partout des ballons noirs et rouges et des stands luxueux où des cuisiniers Lenôtre rivalisent de créativité. « Dément », « dingue », « magnifique »... Dans les bouches maquillées qui avalent des pommes d’amours et des soupes à la capucine, les adjectifs se bousculent. « C’est énorrrrme ! » tranche vivement le travesti Vincent Mac Doom, en attrapant une délicieuse verrine de chocolat rare.
« C’est énorrrrme ! », dit Vincent Mac Doom, et tu commences à penser qu’il a raison. Sur Dailymotion, tu consultes la liste des vidéos mises en ligne, et tu constates qu’il n’y en a pas d’autres que celles siglées « officielles ». Une bonne part consistent en des interviews des « peoples invités » ou de mannequins, et tu n’as même pas le courage de les visionner, seulement de noter quelques noms, Nathalie Rykiel, Nadja Auermann, Andrés valencoso, Mickey Green, Alexander McQueen, Marike Le Roux, Suzanne Diaz, Emmanuelle Béart, Keziah Jones, Marina Hands, Eva Herzigova, Jean-Paul Gaultier… Tu es loin de les connaître tous, mais tu sens qu’ils sont censés être « connus », de par leur assurance, leur beauté froide, leur élégance, leur façon de s’exhiber. Finalement, tu décides de mettre une nouvelle vidéo en ce billet, bref résumé de la fête et de sa folie autant que façon de montrer combien te stupéfie ce monde si indécent :
Tu te prends à citer Bukowski, « Humanité, tu m’as toujours débecté », et - pour une fois - tu penses que son dégoût était parfaitement mesuré, pondéré. Tu as aussi envie de citer Albert Camus, « Quand on a beaucoup réfléchi sur l homme, il arrive que l’on éprouve de la nostalgie pour les primates », mais tu te dis que ça commencerait à faire beaucoup, tu ne voudrais pas donner l’impression d’afficher des phrases bien senties comme eux - sur la vidéo - exhibent leur goûts si sûrs et leur richesse, leurs coupes de champagne et leur certitude d’être. Leur aristocratie.
Tu changes de disque, donc. Et t’intéresses à cette phrase, devant la caméra, de Nathalie Rykiel, la « fille de ». « Parisian chic to be offered to most women in the world. », elle affirme. Pour le « world », tu ne sais pas, même si tu sens que H&M maîtrise parfaitement son affaire et que la somptueuse soirée sera très largement rentabilisée, dans les boutiques de Riyad, New-York, Tokyo ou Paris autant que dans toutes les villes du monde où la chaîne s’est implantée : 1 750 points de vente dans 35 pays, affirme Wikipedia. Et cette phrase qui te trotte dans la tête, tu ne te rappelles plus de qui elle est : « Le luxe à la portée des caniches ». Fausse démocratisation du luxe, vêtements griffés Sonia Rykiel mais fabriqués à la chaîne par des enfants chinois, Parisian chic pour must women, le chic étant réservé aux quelques happy-fews invités à parader devant les caméras, les must women étant toutes celles qui piaillent, se pressent, s’écharpent pour attraper un objet ou l’autre le jour du grand lancement, ce 20 février, à Toulouse ou Paris, Nancy ou Marseille, Lyon ou Lille.
Pour finir, tu visites un ou deux blogs spécialisés. Et tu trouves partout les mêmes témoignages, gens se jetant sur les rayonnages comme des loups affamés, femmes prêtes à se battre à force d’attente, de cohue, de folie collective. Tu retiensce témoignage parisien :
Moi je suis allée au H&M boulevard Haussman... Ça m’a juste rappelé que les gens sont des animaux... C’était la cohue, la jungle, les femmes s’arrachaient les choses, se hurlaient dessus et surtout embarquaient des portants entiers ce qui ne laissait absolument rien aux « civilisées ». Bref je suis repartie bredouille et en prime écoeurée par les gens.
Tu vas t’en tenir là. Il est 23 h 50, il faut en finir. Tu ne sais comment conclure. Haïr les malins organisateurs de ce barnum, ceux qui dirigent H&M et réussissent si bien leur affaire qu’ils ont prévu de doubler les points de vente de la chaîne d’ici 20131 ? Détester les prétendus « people » qui se prêtent au jeu, gens médiocres si heureux de s’ébattre devant les caméras et sur invitation ? Rejeter en bloc le genre humain, si abruti qu’il est prêt à se battre pour tomber dans les grossiers filets tendus par d’avides multinationales ? Tu ne sais, mais tu te sens très misanthrope. Presque désespéré. Et tu comprends qu’il n’y aurait qu’une chose pour te redonner foi en l’avenir, confiance en l’humanité : qu’on te laisse détruire à la hache, bûcheron frénétique, toute la nouvelle collection en question.