vendredi 18 juin 2010
Le Charançon Libéré
posté à 13h56, par
22 commentaires
Faire ses courses en tricolore ? C’est peu ou prou l’idée de Frédéric Lefèbvre, qui propose la création d’un label en forme de « petit drapeau français » pour les produits de notre terroir, qui sont « un peu l’âme de notre pays ». Anodin ? Pas sûr… Qu’on te vende de l’identité nationale en même temps que les fruits et légumes montre plutôt que le régime patriotique se décline à toutes les sauces.
Quand il ne s’habille pas en Prada1, il paraît que le diable se niche dans les détails.
Je veux croire - quant à moi - que le démon fourchu peut à la fois revêtir un uniforme de garance tricolore et imprimer sa marque aux objets les plus anodins - et jusqu’aux aliments.
Rien d’étonnant, donc, à ce que le débat patriotique déborde jusque dans les rayons des supermarchés.
Tant ceux qui nous gouvernent essayeront bien - d’ici peu - de nous faire consommer « la patrie », en sus que de nous la marteler à l’oreille, en tous temps, lieux et occasions.
Que veux-tu ?
Il serait pour eux dommage de ne point marier deux religions relevant d’une même essence, église de la très sainte consommation et chapelle de l’immaculée nation.
Tu payes, tu crois, tu manges et tu marches au pas.
Quel régime…
L’inénarrable Frédéric Lefèbvre, porte-parole de l’UMP, vient ainsi de lancer un vibrant appel national - il est vrai, encore peu relayé.
Proposant, dans une vidéo visible sur le site de l’UMP, de créer un label patriotique pour les produits du terroir.
Et suggérant du même élan la signature d’une ridicule pétition (longuement) intitulée « Si vous souhaitez soutenir la création d’une mention valorisante »produits du terroir« pour les produits de qualité, transformés, d’origine française, signez la pétition du Mouvement Populaire » : 3 891 signatures en quelques jours, le sujet n’enflamme pas vraiment les foules…
Lui a imaginé un petit drapeau tricolore à apposer sur les fruits, les légumes et les produits de bouche.
Ce qui permettrait au consommateur faisant ses courses de tout de suite choisir son camp : bon Français n’achetant que des produits 100 % de chez nous ou gros connard engraissant l’ennemi, l’étranger et l’anti-France.
Rien de très neuf dans l’idée, c’est vrai - « Achetez français ! », clamait le Parti communiste il y a un bail.
Mais Frédéric Lefèbvre sait lui donner un vrai lustre martial : « Alors, l’idée, c’est qu’il y ait un petit drapeau français, qui identifie qu’on est bien en face d’un produit du terroir français. Et je crois que le consommateur se jettera sur ces produits-là, parce qu’il est bien conscient qu’on a une agriculture qui a une vraie identité, qui veut la qualité, qui se bat pour la qualité. Et puis, chacun est conscient, tous les Français sont conscients que notre agriculture, c’est un peu l’âme de notre pays. Et qu’on doit la défendre. »
Le consommateur se jettera sur ces produits-là : la patriotique course des caddies s’annonce dantesque, « la race des gens du terroir, des gens du cru » (Brassens ®) devrait salement faire chauffer la carte bleue…
Puisqu’il me faut bien un brin argumenter, je voudrais te faire remarquer qu’on retrouve, en cet extrait choisi (si on peut dire…), tous les termes habituellement usités par les joueurs de la grosse caisse nationale - « drapeau », « identité », « Français », « défendre », « âme de notre pays »…
Et tu ne manqueras pas de noter que ce refrain n’a rien de très nouveau : « la terre ne ment pas , chantait Pétain, elle (…) demeure votre recours. Elle est la patrie elle-même. Un champ qui tombe en friche, c’est une portion de France qui meurt. »
Tandis que Nicolas Sarkozy lui faisait écho en octobre 2009 : « La France a un lien charnel avec son agriculture, j’ose le mot : avec sa terre. Le mot « terre » a une signification française et j’ai été élu pour défendre l’identité nationale française. Ces mots ne me font pas peur, je les revendique. La France a une identité particulière qui n’est pas au-dessus des autres mais qui est la sienne et je ne comprends pas qu’on puisse hésiter à prononcer ces mots « identité nationale française ». »
Frédéric Lefèbvre ne fait que réadapter l’antienne agricolo-identitaire, donc.
Sinon qu’il y ajoute le tintement du porte-monnaie, ainsi que le doux plaisir de l’esthète patriotique : entre un saucisson tricolore et un autre bêtement apatride et sans couleurs, le choix relèvera aussi d’une évidence visuelle…
En parlant de saucisson : difficile de ne pas faire le lien avec le rassemblement (pas question de dévoyer le mot apéro ici…) organisé ce soir par une cohorte de bas-du-front, d’abord à la Goutte d’Or puis maintenant aux Champs-Elysées.
Eux aussi chantent les produits du terroir, symboles de l’identité française - même si, en l’occurrence, il s’agit aussi de s’appuyer sur des aliments censément repoussoirs pour l’islam.
Et Sylvie François, prétendue organisatrice de la manif et vrai prête-nom, l’explique dans un entretien donné à (cette saloperie de) Riposte Laïque : « Cher Monsieur, trouver du pinard et du saucisson à la Goutte-d’Or, depuis un certain temps, relève de l’exploit ! Je ne vous parle même pas de pouvoir en consommer au troquet du coin… La déferlante musulmane dans le quartier est en train de nous imposer la prohibition islamique des produits de nos terroirs, parce qu’ils ne sont pas conformes à je ne sais quelle règle religieuse ! »
L’argument2 n’est bien évidemment pas celui avancé par Frédéric Lefèbvre, mais le fond reste le même : la nourriture participe de notre identité nationale et il s’agit de l’instrumentaliser en tant que telle.
Constate, aussi, que ces « produits de nos terroirs » chantés par Sylvie François recouvrent parfois une définition bien aléatoire : c’est - au fond - au nom d’une même « tradition » qu’un vaste barouf médiatico-politique avait accueilli, en février dernier, le choix d’un fast-food (Quick) de ne plus vendre que des produits halal dans huit de ses 362 « restaurants » français.
On retrouvait d’ailleurs là la même trouble cohorte politique pour s’indigner qu’on puisse proposer de la bouffe-(de-merde)-halalo-compatibles, des membres résolument fascistes du Bloc Identitaire aux laïcards égarés par leur peur/haine de l’islam3.
Produits du terroir contre produits étrangers/exotiques, là est finalement une autoroute - d’autant plus offerte qu’elle se camoufle aisément - pour ceux qui veulent alimenter la petite cuisine identitaire.
Et tu noteras ceci : que le débat sur l’identité nationale contamine tous les champs sociétaux, qu’il s’étende aux assiettes et aux rayons de supermarché prouve suffisamment combien il n’est pas de fond à la boîte de Pandore ouverte par ceux qui nous gouvernent.
En attendant que Frédéric Lefèbvre propose des sigles bleu-blanc-rouge pour marquer les livres bien de chez nous ou les albums musicaux du terroir4, je vais juste noter qu’il y a des (gros) coups de fourchette qui se perdent.
Tricolore, la fourchette, hein…
1 Mouarf-mouarf…
2 Battu en brèche par Rue89, qui a produit un papier pour prouver qu’on trouvait saucisson et alcool à la Goutte d’Or. Mais qui en doutait ?
3 On trouvera un étrange exemple de cette dernière catégorie dans le billet qu’avait alors publié Jérôme Leroy sur Causeur, partisan du Parti de Gauche chantant ce temps rêvé où le Quick ne proposait pas de hamburgers halal. Le billet se terminait ainsi : « Oui, j’avais un Quick à Roubaix. Il semblerait que je l’ai perdu. Et il ne me reste plus, comme le dit quelque part Baudelaire dans Mon cœur mis à nu, qu’ à “dater ma tristesse”. » Une fin lyrique pour un billet de même. Lis-le pour saisir ce que certaines positions peuvent avoir de surnaturelle : une chaîne de fast-food devient emblème républicain sous la plume d’un écrivain « communiste » guidé par sa nostalgie d’une période idéalement laïque. Oui : accroche-toi au pinceau anticapitaliste, j’enlève l’échelle…
4 On y viendra, tant les produits culturels peuvent aussi, aux yeux de ceux qui relancent ce débat pourri, participer de l’identité nationale.