vendredi 14 février 2014
Sur le terrain
posté à 13h23, par
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Architecture, urbanisme, culturel... Le capital s’incruste partout, se fond dans tous les espaces. Et si on veut le combattre, il faut d’abord le débusquer. Dans cet article, deux Lillois nous content le triste sort de Moulins, quartier jadis ouvrier dont les classes populaires ont été chassées par les promoteurs immobiliers et la municipalité.
Cette chronique a été publiée dans le numéro 14 de la version papier d’Article11. Les Lillois lecteurs de ce texte se rueront à l’Assemblée Générale se tenant demain (samedi 15 février) à l’Insoumise (bouquinerie occupée dont il est question plus bas), à 16 heures : il y sera question (entre autres) de résistance à l’expulsion. Plus d’informations en fin d’article.
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Tourné au milieu des années 1990, le film Moulins, du gauche au droit1 offre une vision intéressante de ce vieux quartier lillois à la culture ouvrière longtemps vivace. Les habitants y confient leur inquiétude quant à l’avenir de leur lieu de vie. Interrogés dans leur courée ou sur le perron de leur étroite maison de briques, symbole de l’urbanisme industriel du XIXe, ils envisagent avec appréhension sa « mutation » prochaine : la hausse des loyers, l’arrivée d’une nouvelle population plus friquée, le risque de se trouver délogés…
Leurs craintes étaient fondées : du passé prolétarien de Moulins, la municipalité « rose-verte » de Lille a rapidement fait table rase. En 1996, l’ancienne filature Le Blan était investie par la faculté de Droit. Dans la foulée, Science-Po Lille débarquait ses étudiants dans des locaux situés à quelques mètres de ceux de la Croix Rouge. Et peu après, les bâtiments d’une ancienne brasserie construite au XIXe siècle étaient convertis en « maison Folie » censée, grâce à « la diversité des ses activités ludico-culturelles, à la multiplicité de ses espaces et à l’ambiance chaleureuse de sa cour intérieure », permettre « un subtil brassage de propositions, d’artistes et de publics ». Un verbiage pompeux supposé garantir que la vocation initiale du lieu serait préservée. Las, pour toute « folie », Moulins subissait à son tour les effets de ces processus, devenus politiques, de dépeuplement — au sens d’éviction des classes populaires — plus connu sous le nom de gentrification.
- Soirée de clôture du barnum 2004
L’opération « Lille 2004, capitale européenne de la culture », placée sous le signe des « Métamorphoses », a artistiquement intensifié ces opérations urbaines. En fait de manifestation culturelle, il s’agissait surtout d’une campagne de marketing municipal nécessaire à cette course à l’attractivité dans laquelle se sont lancées les « métropoles ». Attractivité : euphémisme signifiant qu’il y a les désirés et les indésirables ?
Les ruines de Moulins
Des petites maisons pré-industrielles – du temps où ce « faubourg des malades », comme on l’appelait à l’époque, était parsemé de moulins produisant de la farine et de l’huile –, il ne reste presque plus trace, hormis (on va le voir) la librairie L’Insoumise et quelques lieux. Le quartier a été soigneusement défiguré par les promoteurs et leurs immeubles froidement fonctionnels de trois ou quatre étages – résidences étudiantes comprises. La palme du mauvais goût revient au supermarché Match installé par Pierre Mauroy lui-même en lieu et place de L’Union coopérative de Lille, pourtant créée par la SFIO vers 1892. Dans cet espace de 3 000 m2, on trouvait au siècle dernier une mercerie, une épicerie, un café de 200 places, une salle des fêtes et un théâtre à l’italienne avec double balcon. C’est en 1988 (année du centenaire de L’Internationale, mise en musique à Lille) que Mauroy enterrait cette histoire sociale dans le sous-sol d’une galerie commerciale, parachevant ainsi son ralliement sans gloire au social-libéralisme. Comme on pouvait s’y attendre, Martine Aubry prit la relève, achevant de gommer, avec le concours empressé et servile des écolocrates, ce qui pouvait subsister de populaire dans cette partie de la ville.
- Illustration piquée sur le site des aminches de La Brique (LIEN)
À Moulins, ce n’est pourtant pas encore vraiment « Boboland », même si la mairie y travaille d’arrache-pied en éradiquant tout ce qui peut évoquer la mémoire ouvrière autrement que sur le mode folklorique. C’est que le quartier est ceinturé par de grands ensembles à la réputation sulfureuse – ceux-là mêmes qui ont permis à Manuel Valls de faire de Moulins une Zone de sécurité prioritaire et à Martine Aubry d’obtenir les 200 flics supplémentaires qu’elle réclamait pour sa « métropole ». Quant à la « mixité » vantée par les décideurs, elle n’a pas vu le jour. Les étudiants débarquent du métro le matin, s’enfilent à midi un sandwich dans l’un des fast-foods ayant remplacé les cafés (il y en avait un à chaque coin de rue), puis rentrent chez eux digérer leur journée de cours. Le week-end, ils vont se divertir à la maison Folie ou à la Gare Saint Sauveur, autre vestige de l’ère industrielle converti en parc d’attractions culturel, relais esthétique des politiques de développement économique local2.. Pendant ce temps, les jeunes du quartier tiennent les murs et leurs parents, souvent réduits au chômage, trompent leur ennui devant la télé ou au bistrot. Les plus aventureux des fêtards poussaient jusqu’au Détour, un café-concert avec baby-foot gratuit, mais cela n’a pas duré : après quelques sommations de la mairie pour « nuisances auditives », le lieu a été définitivement fermé.
Au milieu de ce remue-ménage urbain, L’Insoumise3. Bouquinerie occupée sans droit ni titre, elle a été réhabilitée de bric et de broc par la seule énergie de ses occupants illégaux. On y trouve des bouquins à prix libre, on y discute, on y mate des films. Rien de hype (n’en déplaise à Technikart, la gazette des cultureux néo-petits bourgeois, qui a cru bon d’en parler dans ses colonnes) ; au contraire, les occupants essayent de faire survivre une culture populaire et subversive, loin des ersatz aseptisés de la maison Folie ou de la Gare Saint Sauveur. Cette librairie aussi insolite qu’insolente aux yeux des autorités ouvre d’ailleurs grand ses portes à qui le souhaite les mercredis soir et samedis après-midi – pour boire un verre, payer sa cotisation à la mutuelle des fraudeurs ou emprunter un bouquin. L’endroit n’est pas difficile à trouver : la façade a été repeinte en argenté pour bien montrer à tout le monde que le lieu existe et vit.
« Fabriquer » la ville
En vue d’achever la transformation du quartier, les adeptes d’une ville lisse se sont partagés le travail. À la marque Ville de Lille® – et son logo ridicule récemment retapé pour 42 000 euros –, le soin de labelliser HQE (Haute qualité environnementale) les logements « sociaux » de la Résidence du soleil intérieur, destinés aux étudiants et aspirants bobos du coin ou d’ailleurs. À la Fabrique des quartiers, bras armé de la métropole en matière de dépeuplement des quartiers populaires, le sale boulot : foutre dehors les indésirables pour « réhabiliter » les maisons. À la manette, toujours, les élus socialistes (et particulièrement Audrey Linkenheld, qui aspire à la succession d’Aubry) et leur service habitat. La Fabrique des quartiers s’intéresse ainsi à L’Insoumise, lieu de résistance ne pouvant que déplaire aux caciques « socialistes » locaux, ainsi qu’aux autres maisons murées depuis des années – et parfois retapées par les squatteurs.
À deux pas de la bouquinerie s’érige déjà à grands frais le Centre eurorégional des cultures urbaines. Pour lui faire de la place, le Darras, un squat dédié au hip-hop avec studio d’enregistrement et lieux de réunion, a été démoli. Détail piquant : la totalité des financements a été engloutie dans la construction du bâtiment et il ne reste quasiment plus un rond pour organiser la programmation de ce Centre – la Région ayant fait faux bond. Cela n’empêchera sans doute pas les créatifs subventionnés et les rappeurs télégéniques d’y faire les bouffons pour attirer les « bobos ».
Les « fabricants » de quartiers stipendiés par la mairie lorgnent aussi sur L’Insoumise : ils voudraient y mettre en place des ateliers d’artistes (comme de coutume dans ce genre d’opération) et des logements « à coût maîtrisé ». Heureusement, la vieille charpente classée la protège de toute destruction. Quant à ses occupants actuels, ils l’ont annoncé : ils résisteront becs et ongles à toute expulsion. Et si l’exil devient inéluctable, ils feront leur cette belle expression utilisée de Lille à Toulouse, de Paris à Tours : « Une expulsion, une ouverture ! » Il reste tant de lieux à squatter, à Moulins comme ailleurs. Promis, les « Insoumis » ressortiront cet hiver leur plus belle guirlande lumineuse pour égayer ce bout de ville qui tente de se remettre de la désindustrialisation tout en résistant à la gentrification.
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Appel de la librairie l’Insoumise
Ce samedi 15 février à l’Insoumise, assemblée générale contre l’expulsion !
La bouquinerie occupée l’Insoumise, ouverte le 1er septembre 2012, est menacée d’expulsion suite à une procédure engagée par la mairie de Lille. Nous avons fait vivre et remis en état ce lieu. Vous avez pu participer à des discussions, des projections, emprunter quelques livres, échanger.
Le projet municipal est de remplacer cette bouquinerie autogerée par des ateliers d’artistes subventionnés. La démarche est devenue habituelle à Lille, et à Moulins plus particulièrement : après l’expulsion du squat d’activités le Brancard, rue de Thumesnil, après l’expulsion du Ch’ti darras pour y implanter la Maison du hip-hop, le prétexte culturel est employé une fois de plus pour transformer le quartier et s’attaquer à ces espaces insoumis à la marchandise. Notre culture est faite de ces gestes et de ces complicités qui n’ont aucune valeur marchande. Des pratiques qui n’ont pas besoin de droits ou de titres pour exister.
Une fois de plus le masque culturel et social de la mairie tombe : si la culture (on) ne sert pas les plans d’urbanisme et les intérêts financiers, c’est-à-dire si elle (on) ne permet pas d’attirer le riche et de dégager le pauvre, (on) est attaqué(e). Vous connaissez la chanson : avec le flic et le politicien, vient l’huissier, le juge, l’artiste et le centre commercial. La ville se gère et se vend comme une entreprise : ses "espaces publics" ne servent qu’à la circulation de la marchandise, les logements sont de plus en plus convoités par les investisseurs financiers de tout poil.
L’expulsion programmée de l’Insoumise est une attaque de plus à l’encontre des habitants et des habitantes du quartier et des lieux qui dérangent le nettoyage organisé. Elle nous fait prendre acte de la nécessité de s’opposer à l’offensive culturelle, marchande et policière.
Aux personnes qui n’ont pas envie de voir le quartier finir comme le vieux-Lille, venez en discuter le samedi 15 février à 16h00 à L’Insoumise au 10 rue d’Arras à Lille.