jeudi 4 décembre 2008
Sur le terrain
posté à 00h26, par
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C’est la plus belle des théories situationnistes. Elle encense l’ivresse déraisonnée, « vivante » et créatrice. Elle considère que l’aventure n’est pas réservée aux explorateurs du bout du monde. Elle maudit les villes lisses et les centres urbains aseptisés. Elle ? C’est « la dérive », qui a trouvé son paradis à Valparaiso : en bord de Pacifique, visite d’une ville « détournante », avec éclairage situationniste.
Dérive : « Mode de comportement expérimental lié aux conditions de la société urbaine : technique du passage hâtif à travers des ambiances variées. »
Épidermique. L’idée de « dérive » est née d’un dégoût envers l’apathie collective, d’une haine de l’ennui massif en milieu urbain. Une société morose, ennuyeuse, ne sachant même plus jouir de et dans sa rue, voilà ce que dénoncèrent les premiers lettristes puis les situs. Alors, ils cherchèrent à repenser les conditions d’une véritable ivresse collective, jouissance de la vie autant que grain de sable au coeur d’une sociéte roupillante, semi-morte. Il s’agissait de maudire les lisseurs de ville et les aseptiseurs urbains aux petits pieds2. Et d’encourager la résistance de ceux qui, envers et contre tout, s’entêtaient à vouloir reconquérir la ville, à la faire leur.
La dérive était déjà présente, en filigrane, au coeur de la vision de la construction de Situations, telle qu’elle était définie par Debord dans son film lettriste « Hurlements en faveur de Sade » en 1952 :
« Une science des situations est à faire, qui empruntera des éléments à la psychologie, aux statistiques, à l’urbanisme et à la morale. Ces éléments devront concourir à un but absolument nouveau : une création consciente de Situations. »
En résumé3, la dérive situ a pris son essor dans cette volonté de créer consciemment des situations décalées, formes de fissure dans le quotidien banal, en prenant comme matériel ce qui était accessible à tous, la ville et ses rues. Errance désordonnée prenant des formes diverses selon l’état d’esprit de ses participants, elle se voulait hasardeuse, guidée par la seule volonté de subtiliser une rançon poétique à tout ce qui se présentait aux détours des rues et des rencontres. Bref : la volonté affichée de rompre avec le train-train et l’habitude en laissant agir le hasard subjectif, en redonnant ses lettres de noblesse à des déambulations non-productives, guidées seulement par le plaisir des sens.
Telle que pensée et pratiquée par Debord, Michèle Bernstein, Jean-Michel Mension et leurs affidés, la dérive faisait largement appel à la surconsommation d’alcool. Et dans des proportions remarquables. Il s’agissait d’épicer l’errance, de la rendre plus aventureuse en lui adjoignant les vapeurs troubles de l’éthylisme. Marins de comptoirs, les situs s’étourdissaient de vapeurs de rhum en déclamant du Lautréamont et en bramant leur amour pour le consul Geoffrey Firmin, anti-héros alcoolique de l’immense livre de Malcolm Lowry « Au-dessous du Volcan ». Le lettrisme et le situationnisme étant de toute manière largement solubles dans l’alcool4, on ne s’en offusquera point. Bien au contraire.
Le but ? En association avec la mise en place d’un nouvel urbanisme, il s’agissait de mettre en place une « dérive continue » et accessible à tous, les déambulations utilitaires et rectiligne dans les villes béton ayant vocation à se transformer en quête de plaisirs quotidiens dans des villes courbes et créatrices.
Une théorie également mise en avant par Ivan Chtcheglov(ou Gilles Ivain), oublié de nos jours car disparu prématurément, qui rêvait de villes vivantes, débarrassées de leur grisaille. Il le criait dans son indispensable Formulaire pour un urbanisme nouveau, reproduit intégralement dans le premier numéro d’Internationale Situationniste :
"NOUS NOUS ENNUYONS dans la ville, il n’y a plus de temple du soleil. Entre les jambes des passantes, les dadaïstes auraient voulu trouver une clef à molette, et les surréalistes une coupe de cristal, c’est perdu. Nous savons lire sur les visages toutes les promesses, dernier état de la morphologie. La poésie des affiches a duré vingt ans. Nous nous ennuyons dans la ville, il faut se fatiguer salement pour découvrir encore des mystères sur les pancartes de la voie publique, dernier état de l’humour et de la poésie.
(...) Entre l’amour et le vide-ordure automatique, la jeunesse de tous les pays a fait son choix et préfère le vide-ordure. Un revirement complet de l’esprit est devenu indispensable, par la mise en lumière de désirs oubliés et la création de désirs entièrement nouveaux. Et par une propagande intensive en faveur de ces désirs.
Nous avons déjà signalé le besoin de construire des situations comme un des désirs de base sur lesquels serait fondée la prochaine civilisation. Ce besoin de création absolue a toujours été étroitement mêlé au besoin de jouer avec l’architecture, le temps et l’espace."
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Mais alors, te demandes-tu, que vient faire Valparaiso dans cette galère situationniste ? Quid de ce titre accrocheur ? S’agirait-il d’hameçonner le lecteur avec des promesses d’exotisme avant de l’assommer de théories barbantes ?
Que nenni !
Si Valparaiso, ville chilienne portuaire et biscornue, m’a remis en mémoire les théories situs sur la dérive, c’est que tout y invite à l’errance, au vagabondage dénué de but autre que celui de l’immersion en territoire inconnu.
Des rues tortueuses encombrées de maisons multicolores et de meutes de chiens pelés. Des murs grouillant de tags, de pochoirs, d’œuvres improvisées et d’appels à la révolte. Une ville anarchique, toute en hauteurs, s’étalant et rebondissant sur des collines diaboliquement pentues et sur lesquelles courent une vingtaine d’ascenseurs antédéluviens, rouillés, vestiges d’une splendeur commerciale passée qui permettent aux plus vieux et aux trop bourrés de snober les pentes en ricanant. Des badauds souriants, des punks crados, des marins trop propres et des vieux indignes sifflant les filles. Et des Botillerias (échoppes à vins pour pauvres) ouvertes jusque pas d’heures… Pas grand-chose qui ne manque au bonheur du vagabond imbibé. Comparativement, Santiago du Chili, d’une centaine de bornes sa voisine, fait pâle figure avec ses rues taillées au cordeau et ses buildings clinquants neufs.
Déambuler nez au vent a Valparaiso, c’est tomber sur des prisons transformées en musées à ciel ouvert.
Repérer des colonies de pochoirs jouant à se répondre, s’interpellant muralement : l’omniprésent et bien nommé Pinoshit contre Sid Vicious, Salvador Allende contre un cagoulé anonyme.
Admirer des installations improvisées a caractère cathodico-poético-revendicatifs, ornant les jardins de grand-mères punk.
Observer des christ qui, de s’être crus Pains de Sucre, se retrouvent tout emmêlés.
Sourire de batailles animalières entre deux portes, voisinages mal barré.
…
Au final, surnage l’impression d’une ville dôtée d’un supplément d’âme. Et en cela, d’un lieu qui n’est pas loin de constituer le paradis de la dérive.
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Car la dérive, théorisée par les situs ou pas, c’est bien ça : chercher l’âme d’un lieu de vie, gratter sous le vernis moderne pour dégotter la si volatile magie urbaine. Loin de certains lieux, rattrapés par l’aseptisation capitaliste : qui dériverait de bon cœur à Neuilly ou dans le 16e ? Qui irait se perdre dans les banlieues béton, les lotissements en kit, temples si répandus de « l’urbanisme concentrationnaire » vilipendé par les situs ?
Par l’urbanisme, les élites modèlent une ville. Par la dérive, ceux qui n’en sont pas se l’approprient6. Valparaiso la biscornue s’y prête comme nulle autre. Rare magie.
« Te dirais-je, absente, combien Valparaiso t’aurait captivée ? Combien d’y sentir tant de vie tu aurais papillonnée d’allégresse ? Ici, chaque croisement, chaque escalier et chaque mur fourmillent d’ailleurs, d’étrange dépaysement. Pas le dépaysement du touriste globuleux assoiffé d’exotisme-toc, leurré par les colifichets d’aventure qu’on lui agite sous le nez. Mais celui du pétillement naturel d’un œil valdingué par ce qui l’entoure, furetant sans faux-semblants, simplement captivé par le limpide non-ordonnancement des choses. »
1 André Bertrand, Le retour de la Colonne Durutti, détournement de 1966.
2 A Paris, la figure haïe par dessus tout, à juste titre, est évidemment cette huitre lugubre de baron Haussmann, qui tua le Paris populaire en le tronçonnant de grandes artères et intensifia la « contrôle » sur des populations un peu trop agitées.
3 Et avec des pincettes… Il y a des théoriciens du situationnisme qui trouveront surement à y redire. Moi, le situationnisme j’y picore juste au juché de quoi frémir, pas de quoi théoriser savamment…
4 A ce sujet, lire le témoignage d’un des tout premiers lettristes, Jean Michel Mension, publié par les éditions Allia sous le titre La Tribu. Le recours à l’alcool dans des proportions gargantuesques, mais constructives, s’y étale fièrement.
5 L’ensemble des écrits de la comète Chtcheglov, baroques et étonnants, sont regroupés dans cet ouvrage publié par Allia, « Ecrits retrouvés ».
6 La notion de psycho-géographie, définie en ces termes : « Etude des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement des individus », a permis aux situs de s’attarder sur la question. D’abord avec les œuvres d’art psycho-géographiques conçues par le peintre Ralph Rumney, évoquées par un précieux livre d’entretien réalisé par les éditions Allia, « Le Consul ».
Mais aussi à travers des analyses plus ou moins fantaisistes. Le Mouvement pour Un Bauhaus Imaginiste, lancé par le peintre Asger Jorn en 1953, s’inscrit ainsi dans cette dimension de remodelage du rapport à la ville et à la vie qu’on y mène.