jeudi 7 janvier 2010
Littérature
posté à 19h06, par
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Matthias Honecker semble taillé pour ce siècle. Fringant cadre dans la téléphonie, compagnon d’une certaine Turid que tous lui envient, il devrait fendre l’époque avec l’insouciance d’un Ian Thorpe en bassin olympique. Non. Quelque chose cloche. Et même, tout va mal. Berlin s’étiole, l’amour itou, Matthias dégringole. Sous la plume de Jean-Yves Cendrey, ça donne Honecker 21, roman épique.
D’abord, pointer ce qui pourrait être une critique. À savoir le sujet, qui n’a rien de très original : un type aux abords de la trentaine, socialement et conjugalement arrivé, renifle soudain dans son environnement l’aigre odeur de l’ennui et du conformisme. Chaque pas qu’il fait, chaque jour qui passe le rappellent à sa triste condition (plus ou moins imaginaire) d’homme dans les chaînes. Alors, il explose. Thème rebattu s’il en est, mais traité ici avec une fraîcheur revigorante. Faire du neuf avec du vieux, quelque chose dans ce goût-là, avec une inventivité stylistique qui arracherait des sourires à un huissier sous lexomil.
Le héros de Honecker 21, c’est Matthias Honecker. Pendant 20 chapitres, on le suit à la trace alors qu’il évolue dans ce 21e siècle naissant pour lequel il n’est tout bonnement pas configuré. Lui, contrairement au sieur Cendrey, préférerait faire du vieux avec du neuf, mais ses pouvoirs sont limités. Gémir et grogner, ça il peut, déblatérer et se rattacher à quelques fugaces moments de bonheur itou, mais ça ne pèse pas lourd dans la balance. Alors, la majeure partie du temps, il trébuche, s’égratigne, dégringole. Il ne faut pas grand chose pour le faire basculer : une machine à café défectueuse, des avaries mécaniques à répétition, une cravate pas au goût du jour. Tout se ligue contre Matthias, la moindre occurrence du quotidien s’échine à l’enfoncer dans la mélasse. Alors, il tourne en rond dans Berlin, pataud et grognon, oubliant peu à peu qu’il aime Turid, la belle Turid, qui a l’immense tort de vouloir cultiver l’inculte qu’il est.
Au début, Turid et Matthias s’aiment. Gauchement, peut-être, mais avec imagination et enthousiasme. Malins, ils ne tombent pas dans les pièges du couple de base, se refusent à investir dans la norme matérielle et sociale. Et puis… Et puis, Turid tombe enceinte, s’en réjouit, l’annonce d’une papaye glissée sous les draps, qui se révèle simple mangue. On ne croit pas aux présages, d’accord, mais quand même, quelque chose cloche. Ça se confirme : une fois l’enfant venu, tout est par terre. A peine le temps de se retourner que Turid et Mathias n’existent plus l’un par l’autre, qu’ils s’épuisent mutuellement.
Matthias n’a plus qu’à suivre la pente nouvelle, celle que lui dicte son environnement si moche, son boulot si nul, ses amours si décevants. Il roule, toujours plus bas :
Les idées d’amour et de réussite sociale qui avaient tant tourné dans son bocal bien trentenaire cessèrent de faire des ronds et puis, déclinant du rouge au jaunâtre et devenant inertes, remontèrent douloureusement à la surface de sa conscience pour y finir le ventre à l’air.
Plus d’air, l’asphyxie guette. Quelques bouffées d’oxygène prises au gré d’une balade dans son cimetière préféré ou d’une passion aussi soudaine qu’incongrue pour une sourde-muette à la plastique tombante, n’y changent rien. Matthias s’essouffle à repousser les attaques d’une époque si moche, si agressive, si outrancièrement commerciale. Tout est de toc, Berlin se meurt, devient plastique et notre héros se fait victime d’une époque de merde, bourrelée de libéralisme obscène et d’hypocrisie sociale. Berlin, morne plaine. Dans un monde si pernicieux, tout devient une raison d’en finir, de couper court. S’imaginant contrôlé sans ticket dans le tram, Matthias rêve son suicide, dérisoire et moqueur : « Sans abuser quiconque, il chercherait ici et là ce qu’il saurait n’être nulle part. Bien sûr, il ne pourrait régler l’amende. Il lui faudrait jouer des coudes et courir se jeter sous une rame. » Même la mort se fait piteuse et ridicule.
Enfin, bon. Je ne vais pas tout résumer non plus. De toute manière, l’essentiel ici est ailleurs. Dans la langue magique pratiquée par Jean-Yves Cendrey1, sculpteur de mots, aussi talentueux pour faire planer une atmosphère que pour faire sourire le lecteur. Car, oui, tu ris de ce pauvre Matthias, pas le choix, il s’enlise avec une telle détermination, il y met une telle constance : « Un but pareil c’est distrayant, et ça ne vous prend pas la tête. Sauf si vous êtes timide. Il se souvint qu’il était timide. Il retomba. » Et puis, par moments, tu pleures avec lui, dégoûté par tout ce que ce siècle glisse entre la vie rêvée et la réalité. Tellement touché par son sort, tu finis, entre deux gloussements, par te prendre au jeu, jusqu’à joindre tes cris à ceux de Matthias, oubliant tout ce que la langue de Goethe a pu te faire subir comme tourments : « Freiheit ! Freiheit für Honecker ! » Ensemble, vous tentez une évasion, course effrénée. Las. Lui comme toi n’irez pas loin. Quelque chose ne tarde pas à violemment interrompre votre élan libérateur. Blonk ! Un mur ? Une frontière ? Non, les parois du bocal.