lundi 8 décembre 2008
Le Charançon Libéré
posté à 10h15, par
14 commentaires
Un lien entre l’abominable ligne 13, honnie de tous les usagers du métro, la crise économique mondiale et l’Argentine des « cacerolazos » ? Ça vous paraît tiré par les cheveux ? Et pourtant… Il n’est guère de terreau plus fertile à la solidarité, à l’échange et à la débrouille qu’une situation plongeant chacun dans les mêmes difficultés. Ou comment la crise représente aussi la plus belle des espérances.
Je n’ignore pas qu’il n’est parmi vous qu’une minorité de Parisiens.
Contre davantage d’heureux provinciaux, qui n’endurent pas la grisaille de la capitale.
N’affrontent pas la mauvaise humeur de ses habitants.
Et n’ont pas à se déplacer en métro sur la peu reluisante ligne 13.
Laquelle se trouve aux heures de pointe saturée de voyageurs et se montre incapable de leur offrir de décentes conditions de transport.
A tel point que c’est miracle si une rame n’est pas brûlée chaque jour, histoire de rappeler à la direction de la RATP que fournir un tel service est juste une vibrante insulte à ceux qui sont obligés de l’emprunter.
Tant les gens sont compressés.
Empilés.
Et entassés, pis que des sardines dans une boîte.
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Comment le vivent-ils ?
Mal, évidemment.
Ils grognent, protestent, soupirent et font la tronche, à l’image de cette usagère qui il y a quelques mois contait son calvaire à Rue89.
Mais aussi : ils se parlent, pour partager leur énervement.
Se sourient parfois, puisque embarqués dans la même galère.
Se touchent et se collent, bien obligés.
Et - de façon générale - ne se comportent pas comme si les autres passagers de la rame représentaient uniquement un sujet de profonde indifférence et de mortel ennui, soit l’ordinaire du métro parisien.
Pour vous dire : il n’y a (presque) que sur la ligne 13 aux heures de pointe, quand la rame est si bondée qu’il semble impossible d’y faire entrer quoi ou qui que ce soit, que je me suis retrouvé à échanger des regards de connivence et quelques paroles sympathiques avec d’autres galériens.
Etrange ?
Pas tant que ça, finalement : une difficulté partagée, tous logés à la même enseigne, créé davantage de lien social.
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Raymond Soubie, conseiller social de l’Elysée, il y a quelques jours, cité par Le Canard Enchaîné.
A cette crise qui s’annonce - cours des bourses mondiales qui font le yoyo avant de plonger définitivement -, il faudrait coller la même grille d’analyse.
La voir comme un passage obligé sur lequel rien ne sert de pleurnicher (même si ses responsables méritent d’être pendus aussi haut et court que devraient l’être les grands patrons de la RATP) et comme la plus belle des chances de changer son rapport aux autres.
L’appréhender comme une opportunité de développer de nouvelles solidarités.
Et l’imaginer comme une tabula rasa, tableau blanc propice à toutes les expérimentations et alternatives sociales.
Ce que disait il y a quelques semaines le sociologue américain Immanuel Wallerstein :
« La situation devient chaotique, incontrôlable pour les forces qui la dominaient jusqu’alors, et l’on voit émerger une lutte, non plus entre les tenants et les adversaires du système, mais entre tous les acteurs pour déterminer ce qui va le remplacer. Je réserve l’usage du mot »crise« à ce type de période. Eh bien, nous sommes en crise. Le capitalisme touche à sa fin », explique t-il dans une interview donnée au Monde, avant de poursuivre : « Les plus intelligents, eux, ont déjà compris qu’il fallait mettre en place quelque chose d’entièrement nouveau. Mais de multiples acteurs agissent déjà, de façon désordonnée et inconsciente, pour faire émerger de nouvelles solutions, sans que l’on sache encore quel système sortira de ces tâtonnements. »
« Nous sommes dans une période, assez rare, où la crise et l’impuissance des puissants laissent une place au libre arbitre de chacun : il existe aujourd’hui un laps de temps pendant lequel nous avons chacun la possibilité d’influencer l’avenir par notre action individuelle. Mais comme cet avenir sera la somme du nombre incalculable de ces actions, il est absolument impossible de prévoir quel modèle s’imposera finalement. Dans dix ans, on y verra peut-être plus clair ; dans trente ou quarante ans, un nouveau système aura émergé. Je crois qu’il est tout aussi possible de voir s’installer un système d’exploitation hélas encore plus violent que le capitalisme, que de voir au contraire se mettre en place un modèle plus égalitaire et redistributif. »
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Cette analyse de Wallerstein - qu’on devrait sans doute davantage nommer espérance - a déjà trouvé un écho dans l’actualité, pour peu qu’on se donne la peine de remonter quelques années en arrière et de s’intéresser à une lointaine partie du monde.
Soit en Argentine, pays de toutes les pauvretés depuis que le président Carlos Menem en a fait un parangon de l’ultralibéralisme dans les années 1990, joli choix qui s’est conclu en apothéose par la crise de 2002 et la mise en faillite du pays.
Mais aussi pays de toutes les contestations, initiées par des saccages de supermarchés et des concerts de casseroles.
Avant que la colère populaire ne trouve de meilleur moyen d’expression.
Et n’aboutisse à de passionnantes expérimentations sociales, appropriations populaires et autogestion en tête.
Ou quand les pauvres, chômeurs et laissés pour compte partent à l’assaut des entreprises en friche et des espaces en jachère pour se trouver ces moyens de subsistance que l’ultra-libéralisme s’est définitivement avéré inapte à leur fournir.
« Après la fuite des capitaux en 2001, des milliers d’entreprises argentines se sont retrouvés sur le carreau, abandonnées par leurs dirigeants. Certains salariés ont alors décidé de se fédérer pour relancer eux-mêmes ces entreprises, pilotées selon un principe de démocratie directe », résume ainsi l’activiste Richard Neuville.
« Dans ce contexte de crise capitaliste, les travailleurs argentins tentent de résoudre leurs propres besoins : conserver leur travail, se nourrir, couvrir les besoins de leurs familles, défendre le droit à une vie digne. Cependant, ils se trouvent confrontés au système qui les exclut et rivalise avec lui. Les coopératives développent un caractère alternatif de production et d’organisation, en recréant des relations sociales et en constituant un outil efficace, bien que perfectible, de transformation populaire. La montée en puissance du mouvement de « récupérations » des entreprises en Argentine constitue une première étape de rupture avec le système capitaliste dans sa version libérale et de construction de pratiques autogestionnaires. La question de la propriété collective est au cœur de ce processus… »
Auteure d’Argentine rebelle. Un laboratoire de contre-pouvoirs2, ouvrage qui pose comment la brutale chute économique a favorisé l’émergence de multiples alternatives, Cécile Raimbeau décrivait ce même mouvement de ré-appropriation dans un article du Monde Diplomatique de septembre 2005 :
« L’audace de ces sans-emploi n’a plus rien d’exceptionnel dans un pays où le taux de chômage atteint 20 % et où 45 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. Leurs ’récupérations’ contiennent l’idée d’une ré-appropriation, au nom du bien social, d’espaces abandonnés par les ’voleurs’ du secteur privé. La révolte populaire de décembre 2001 a stimulé ce phénomène, donnant naissance à des connexions entre des actions auparavant isolées. Alors qu’on répertoriait 44 entreprises récupérées à l’époque, on en dénombre à présent environ 170, qui emploient plus de 10 000 personnes. »
Des initiatives contraignant ceux qui les prennent à une réelle solidarité :
« Les chômeurs qui choisissent cette voie traversent nécessairement des périodes de conflit avec le patronat, la justice et la police. Pour affronter ces situations, ils doivent solliciter le dévouement de leur famille et se solidariser. Cette communion dans la rébellion crée non seulement de nouvelles relations de coopération et d’amitié, mais elle fait aussi émerger un processus de prise de décision démocratique : l’assemblée. Chaque travailleur y dispose d’une voix. »
Un mouvement de la base qui ne s’est pas cantonné qu’à la ré-appropriation des mouvements de production : certains habitants se sont organisés pour relancer les services publics que l’Etat n’assurait plus.
Et d’autres ont créé les creditos, monnaie alternative mise en place par des associations prônant le troc et l’échange et qui a concerné jusqu’à sept millions de personnes, avant que de s’effondrer, victime de son succès.
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Voilà.
On s’est beaucoup éloigné de la ligne 13.
Ou pas tant que ça.
Qui sait : la rame qui nous emmène inexorablement vers la crise sera peut-être aussi celle de la débrouille et de la solidarité.