mercredi 1er février 2012
Entretiens
posté à 18h25, par
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Deux heures de discussion avec le dessinateur Edmond Baudoin, et l’heureux intervieweur repart les batteries chargées à bloc, yeux brillants. Qu’il évoque son dernier ouvrage en date Viva la vida ou se remémore son enfance, il ne se départit jamais de ce « pétillement » qui habite aussi son art. Entre Mexique et Liban, musique et peinture, voyage au pays d’un esprit libre.
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Ce sont quelques cases a priori banales du Marchand d’éponges1, bande dessinée d’Edmond Baudoin publiée en 2010. On y voit deux personnages discutant sur un quai de métro parisien. Détail important : dans leur dos, les habituelles publicités sont privées de leur message abrutissant. Ce qui s’affiche, ce n’est pas la dernière campagne Lidl, ce sont les pensées des deux protagonistes, leur musique intérieure. Comme une réappropriation de l’espace, un refus de la réalité consumériste. Ce monde déçoit ? Plions-le à nos désirs.
Voilà bientôt trente ans que Baudoin sévit dans le monde de la bande dessinée, sans jamais se départir de cette approche frondeuse. Ses personnages sont libres, amoureux de la vie, des voyages et des femmes, parfois maladroits, toujours touchants. Qu’il réécrive la destinée d’un super-héros (Crazy-man2), raconte la vie de son grand-père dans l’arrière-pays niçois (Coumo Açò3) ou se frotte au polar (Les quatre fleuves4), impossible de l’enfermer dans une case, de le réduire à un détail. Même son dessin s’évade, flirte avec la peinture, l’expressionnisme plus ou moins bridé.
Son dernier ouvrage, réalisé à quatre mains (avec le dessinateur Troubs), échappe lui aussi aux frontières du genre. Le bien nommé Viva la vida5, récit d’un séjour d’un mois dans la « ville la plus dangereuse du monde », Ciudad Juarez, oscille entre enquête de terrain et récit de voyage. Armés de leurs carnets, Baudoin et Troubs sillonnent une ville habitée par la mort pour y convoquer la vie. Aux gens rencontrés, ils posent une question : « Quel est ton rêve ? » Activisme onirique.
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« Dire la vie dans une ville où l’on meurt » (Viva la vida, 2011)
« Avec Viva la vida, l’idée était de se rendre dans un lieu marqué par la mort, pour évoquer ces gens qui devraient vivre dans la peur mais restent ancrés dans la vie, refusent de céder à leur environnement mortifère. C’est ce feu continuant à brûler qui m’intéresse, me guide. On les questionne toujours sur leurs cauchemars, nous voulions leur parler de leurs rêves.
Ciudad Juarez est un lieu symbolique : c’est une ville où on assassine les femmes par milliers6, où la frontière impose sa marque, où les narcos règnent en maître. Il y a quand même trois mille meurtres par an ! Quand on y était, en 2010, il y avait une moyenne d’environ dix-huit meurtres quotidiens. Un chiffre hallucinant.
C’est aussi une ville où la frontière est omniprésente. C’est vrai, les touristes ont déserté à cause de la violence. Mais on ne peut pas faire comme si El Paso, le pendant américain et riche de Ciudad, n’était pas juste de l’autre côté, pourtant inaccessible à la majorité. Je me sens particulièrement effrayé par ces endroits dévastés par une frontière. La Palestine entourée de murs, la frontière États-Unis/Mexique, la frontière sud du Mexique où les narcos assassinent les migrants en toute impunité... Cela nous concerne aussi : en Europe, on agit comme si on voulait dresser une forteresse autour de la Méditerranée.
En partant de ces folies, je m’interroge toujours : comment réussir à aller contre ça, à injecter de la vie là où la mort prospère ? Je sais bien qu’un livre ne changera rien, mais ça reste une bataille importante. »
« Voilà pourquoi les gens se taisent »
« Le plus triste pour les gens vivant là-bas, c’est qu’il y a peu de chances qu’ils voient la fin de cette violence : personne ne fait rien pour que ça change. La réponse de l’actuel président Felipe Calderon a été une déclaration de guerre, aggravant la situation. Toutes proportions gardées, c’est l’équivalent de la politique répressive de Sarkozy – l’escalade.
Légaliser la drogue serait évidemment la première chose à faire, pour priver les narcos de ce gagne-pain. Sauf que les politiques n’en parlent jamais quand ils sont au pouvoir : ça représente trop de pognon, la corruption mène la danse. Il faut attendre qu’ils quittent la vie politique ou perdent leur poste pour qu’ils viennent (ou reviennent) à cette idée. C’est ainsi que le très nul et réactionnaire Vincente Fox, ancien président, affirme aujourd’hui la nécessité de la légalisation...
- Image extraite de Viva la vida
Une fois l’album paru, je suis retourné à Ciudad Juarez, pour une signature ; les gens étaient très impressionnés de voir le livre, surtout ceux y figurant. Un très beau moment. Certains m’ont alors parlé de choses qu’ils avaient tues la première fois – notamment de la corruption. L’ingénieur déclarant dans le livre « je n’ai pas de rêves, que des cauchemars » m’a raconté son histoire : il travaillait dans une maquiladora7 appartenant à des Américains et a découvert que les produits fabriqués étaient dangereux pour les consommateurs, à cause d’une malfaçon. Il en a informé la direction, et on a lui répondu : « Ferme ta gueule ! » Comme il insistait, il a été jeté dehors avec cette menace : « Il y a un contrat sur toi ! » Depuis, il vit dans la peur. Voilà pourquoi les gens se taisent.
Pour revenir au livre, il est né de cette question : qu’est ce que je fais contre l’horreur ? J’ai la possibilité de dessiner et des éditeurs qui me publient, je ne peux pas raconter des histoires de mickeys, ce n’est pas possible. Mes parents n’ont jamais eu cette chance, ni mes copains au village : on ne leur a jamais donné cette possibilité de s’exprimer. Je l’ai, je dois en faire quelque chose. »
« La peur s’envole »
« En arrivant, avec Troubs , nous ne faisions pas les fiers. On nous avait tellement fait peur, tellement mis en garde, que nous rasions les murs. Nous frissonnions dès que nous croisions une voiture aux vitres teintées... Mais au final, nous avons vite oublié notre peur. Tu vas au supermarché, tu marches dans la rue, et tu te rends compte que les gens vivent. Du coup, la peur s’envole. Comme une libération.
- Image extraite de Viva la vida
Les gens vivant là-bas ne savent plus qu’il y a une autre vie. Leur existence quotidienne, environnée de violence, est devenue la norme. En France, c’est pareil, à un degré bien moindre. Les flics dans la rue, Sarkozy, les interdictions perpétuelles, la chasse aux pauvres... : tout s’accumule. Si je pouvais retourner dans le Paris des années 1970, je pense que j’éprouverais une impression de soulagement énorme, un poids quitterait mes épaules.
On ne le sent pas forcément quand on ne vit plus en liberté, on s’accommode. Chaque jour, un cran de plus : notre espace est envahi, vampirisé. Je ne suis pas pessimiste, mais je vois bien que se fabrique un type d’individu mort. Et il faut lutter contre cette machinerie contemporaine, en vivant comme on l’entend. »
« Encore une fois un livre... pour dire quoi ? Le Chemin ? Mon chemin ? Combien de fois vais-je encore dire mon chemin ? » (Amatlan8, 2008)
« J’ai ressenti récemment une certaine lassitude quant à l’écriture autobiographique, et Viva la vida est peut-être un peu né de ça. Pendant trente ans, je me suis beaucoup servi de moi, de mon terreau. C’est logique : chacun crée avec son vécu, le pays dont il vient, les paysages dans lesquels il a grandi, les gens qu’il a rencontrés... Mais désormais, je m’en suis un peu lassé. J’ai besoin de voyages, de rencontres, d’autres lieux et visages, de me baigner dans l’autre. Je n’ai surement pas bien dit tout ce que j’avais à dire sur moi, mais il est désormais trop tard. Je ne vais pas reprendre éternellement mon premier livre parce qu’il n’était pas réussi. De toute manière, il ne sera jamais réussi.
C’est pareil pour Viva la vida. Quand je le feuillette, je vois des trucs inaboutis, mal traités. D’autant qu’il a été écrit en temps réel. Quand tu as fait un bout de la route, tu ne reviens pas en arrière, surtout pour un livre écrit à deux. Prends ce passage [il désigne une planche] : là, tu vois, il y avait cette route un peu effrayante qui traversait le désert, avec de temps en temps des camions de militaires, une ambiance oppressante. Et au milieu, cet endroit où on s’arrête, une cabane de rien du tout et un type avec une tête de bagnard. On lui demande quel est son rêve, il répond : « La fin de la pauvreté. » Il ne devait pas en croiser des masses, des Français, et pourtant, alors qu’on retournait vers la voiture, il nous a couru après avec un journal dont la Une disait : « Sarkozy promet de s’occuper du cas Florence Cassez. » C’était étrange : pourquoi ce type avait-il gardé ce journal ? Il habitait à 2 000 kilomètres de Mexico, cette histoire n’était pas censée l’avoir tant marqué. Il aurait fallu s’arrêter plus longtemps, prendre le temps de lui donner la parole. Et aujourd’hui, quand je regarde cette page, je trouve qu’il y a un manque, que ça méritait plus. »
« Au milieu de la guerre la plus imbécile qui soit, il y avait ce vieux qui passait les Stones à ses poules »
« En 1987, j’étais à Beyrouth, à la fin de la guerre du Liban. Il y avait encore des attentats, des bombes, des types se tirant dessus, des snipers... Et cette ligne verte qui séparait la ville en deux. J’étais là pour rencontrer des enfants et décrire leur quotidien. C’était une situation étrange, une guerre par sursauts. Parfois, je me trouvais à une terrasse de café, tout était calme, et soudain des tirs de mitrailleuse ou des explosions de mortiers éclataient à quelques rues de là. Une alternance entre vie normale et guerre.
- Dessin extrait du court-métrage d’animation La Pince
J’étais avec un journaliste qui avait demandé aux milices chrétiennes l’autorisation d’aller de l’autre côté de la ligne verte, côté musulman. Un matin, nous avons donc emprunté cet étrange passage, une sorte de tunnel fait de chicanes et censé nous protéger des snipers. À son extrémité, nous sommes tombés sur une place entièrement recouverte de sable – comme une plage salie. Les combattants avaient pris l’habitude de se cacher derrière des sacs qui explosaient parfois, et à la longue le sable qu’ils contenaient s’était répandu.
Nous devions aller nous planquer sous un immeuble, plus loin. Partir en courant pour éviter les balles. Alors que j’étais à la moitié de ma course, j’ai soudain entendu sortir d’un coin de la place, à plein volume, « Satisfaction » des Rolling Stones. Tout en courant, je me suis dit : « Je rêve, c’est quoi, ce truc ? » Une fois planqué, j’ai interrogé un militaire, un extrémiste nous accompagnant, et il m’a désigné un poulailler, recouvert d’énormes baffles qui crachaient le morceau des Stones. Et l’extrémiste de m’expliquer que les poules appartenaient à un vieux souhaitant vendre des œufs aux musulmans et aux chrétiens : il avait installé son poulailler à cet endroit pour faire du pognon. Problème : des poules mouraient à chaque bruit d’explosion ou de tir proche. Le choc. Pour les habituer, il utilisait donc le disque le plus bruyant qu’il possédait, « Satisfaction ». Si les Stones savaient qu’ils ont sauvé des poules libanaises...
J’ai trouvé ça extraordinaire. Au milieu de la guerre la plus imbécile qui soit, dans une zone désolée, il y avait ce vieux qui passait les Stones à ses poules. On ne parle jamais de ça, de la vie qui pointe même dans la pire horreur. Qui se révèle toujours plus forte que l’on ne croit.
Depuis cette leçon, je pense toujours à la vie qui résiste quand j’entends les horreurs du monde, de Sarajevo à Bagdad. Il n’y a pas que des snipers, la vie pousse encore dans ces conditions. Non seulement les gens font plus l’amour, réalité connue, mais il y a aussi d’autres explosions de vitalité. Il faut bien opposer quelque chose à cette merde, au type caché qui fait sauter la tête des autres. Il faut trouver quelque chose. En Palestine, c’est pareil : la vie résiste malgré les souffrances. Seuls les camps de la mort nazie ont « réussi » à faire déserter toute vie, à créer le vide absolu. Il faut cette extrémité, cette abomination, pour qu’il ne reste plus que la mort. »
« Ce n’était pas ma musique »
« Je suis convaincu d’une chose : il faut trouver sa musique et la jouer avant que la mort ne nous rattrape. Et pas forcément en faisant des livres comme moi. En vivant, en rencontrant des gens, en taillant les oliviers... Je disais récemment à des étudiants québecois : « Si jamais votre truc c’est d’aller regarder l’Ottawa couler, allez-y tous les jours, devenez le plus grand spécialiste de regardage de l’Ottawa qui soit. » Certains m’ont répondu que « ça ne sert à rien ». Oui mais... qui sait ? Moi je ne crois pas que ça ne serve à rien, je pense même que c’est magnifique. Devenir celui qui a vu l’Ottawa couler, quel destin...
Jusqu’à mes trente ans, j’ai travaillé comme comptable, je me sentais très mal. Désaccordé. Je voyais les jours couler et ça me déprimait. Je gagnais de l’argent, j’avais une famille et des enfants, mais ce n’était pas ma musique. Je me suis dit : si je ne le fais pas maintenant, si je ne me consacre pas entièrement au dessin, je ne le ferai jamais. Et j’ai bifurqué.
- Planche extraite de Le Voyage
Au début, ça a été dur. Pendant dix ans, nous avons été très pauvres. Je pensais m’en sortir vite, mais non. Ce n’était pas non plus l’horreur : nos amis nous donnaient des habits pour nos enfants, nous mangions des pâtes tous les jours... Et alors ? Tu ne crèves pas de ça. La pauvreté ne fait pas non plus fuir les filles... Il y avait des angoisses pour le loyer à la fin du mois, j’étais interdit bancaire, on m’a même retiré la sécurité sociale. Et puis, un jour, on m’a proposé un travail dans la pub, à un moment où c’était vraiment dur. Mes mômes (l’une avait sept ans, l’autre quatorze) ont été fabuleux : j’en ai parlé avec eux, je leur ai expliqué que ça faisait beaucoup de pognon, qu’ils pourraient avoir ce qu’ils voulaient... et ils m’ont répondu, en choeur : « On veut rester pauvres ! »
« Des heures à regarder les martinets »
« Dans Le Voyage, je décris la fuite d’un homme engoncé dans ses habitudes et qui s’en échappe. Par cette fuite, par ce qu’elle lui apporte comme rencontres et ouvertures, il revit. Certaines luttes ne sont pas explicitement politiques, relèvent de l’intime et sont pourtant très importantes. L’individuel et le social ne sont pas forcément opposés, ils peuvent s’enrichir mutuellement.
Quand j’étais gamin, le balcon de mes parents donnait sur une petite cour. Les martinets adoraient venir y tourner, en cercle. Je passais des heures à regarder ces oiseaux, en m’interrogeant sur le rapport entre individu et groupe. Chaque martinet est unique et pourtant, dans cette ronde, ils façonnaient une identité collective. Parfois, l’un sortait du cercle, faisait un écart, puis il revenait. Ça me fascinait, ce cercle, cette musique fabuleuse qui faisait vivre cette pauvre cour. On retrouve la même chose dans une cour d’école : au milieu de ce jeu-là, il y a des individualités qui cherchent à s’exprimer. »
« Faut pas publier ce type, il fait de l’art »
« Il n’y a pas de hiérarchie entre littérature, bande dessinée, musique, peinture. Quand tu cherche à transcrire ta musique personnelle, cette note parfaite qui te hante, il ne faut rien s’interdire. C’est pour ça que j’ai illustré beaucoup de romans. Et que je fais aussi des peintures. Tout est valable. L’idée est de mourir moins con que le jour de sa naissance, de piocher partout.
Que certains disent, « Baudoin, ce n’est pas de la bande dessinée, c’est de la peinture », je m’en fous. Au début, quand je travaillais pour Futuropolis, il y en avait pour râler auprès de mon éditeur : « Il ne faut pas publier ce type, il fait de l’art. Et la BD ce n’est pas de l’art. Baudoin, c’est un fossoyeur de la bande dessinée. » Je ne me pose pas ce genre de questions, jamais. Pourquoi tout cloisonner ainsi ? C’est justement avec ce genre de considérations qu’on quitte le monde de l’enfance. Pour l’enfant, il n’y a pas de limites à ce qu’est la bande dessinée. »
Cerise sur le gâteau d’un entretien enthousiasmant, Monsieur Baudoin, chic type entre les chics types, a offert à Article11 un dessin inédit, réalisé spécialement pour l’occasion et publié dans le numéro 6. Le voici ci-dessous.
1 Librio, d’après une nouvelle de Fred Vargas.
2 L’Association, 2005.
3 Futuropolis, 1991. Réédité par L’Association en 2005.
4 Vivianne Amy, 2000, sur un scénario de Fred Vargas.
5 Publié à L’Association, 2011.
6 Selon Amnesty International, 1 653 femmes ont été mystérieusement assassinés dans la ville entre 1993 et 2008. Il faut ajouter à ce chiffre environ deux milliers de disparues.
7 Les maquiladors sont ces usines installées dans les zones transfrontalières et qui bénéficient d’avantages fiscaux. La plupart appartiennent à des firmes étrangères.
8 Magnifique carnet de voyage d’un séjour de plusieurs mois au Mexique, dans le village d’Amatlan. Publié à L’Association.