lundi 15 mars 2010
Le Charançon Libéré
posté à 22h00, par
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Marque, produit, offre politique… A l’évidence, la politique est exclusivement devenue affaire de consommation. Avec ce paradoxe que si l’électeur achète, c’est l’élu qui devient propriétaire de sa voix, libre de capitaliser sur ce suffrage. Logique - donc - que l’abstention atteigne des records : c’est le seul moyen pour l’électeur de refuser le statut de bête consommateur passif.
La propriété (des voix), c’est le vol ?
Ils s’en défendent avec un bel ensemble. « Je ne suis pas propriétaire de mes voix », clame Nicolas Dupont-Aignan. « Tout reste ouvert parce que les électeurs ne sont la propriété d’aucun parti », luifait écho François Fillon. « Il y aura peut-être un surcroît de mobilisation dans le noyau dur des partis, mais ces derniers ne sont pas propriétaires de leurs électeurs », analyse l’expert Stéphane Rozès. « Monsieur Lefèbvre, je suis d’accord avec vous, nous ne sommes pas propriétaires des voix », répond Daniel Cohn-Bendit au porte-parole de l’UMP qui lui fait le reproche d’en donner le sentiment. « Vous n’êtes pas propriétaire, je ne suis pas, nous ne sommes pas propriétaires », martèle le même. Et Sandrine Deblock, UMP du Nord : « Rien n’est joué. Au second tour, il va y avoir le report des voix. Des voix dont personne n’est propriétaire. » Même Jean-Marie Le Pen : « Si personne n’est propriétaire de ses électeurs, c’était une erreur de penser qu’ils resteraient fidèles au président de la République. »
Ils ont beau s’en défendre, cela sonne faux. Tant d’unanimité à le nier ne fait que pointer la réalité du phénomène. Ils savent qu’ils ne devraient pas, qu’il ne faut surtout pas l’avouer ; mais ils se sentent - profondément, absolument, totalement - propriétaires de leurs voix. Ils les ont eues. Elles sont à eux. Et ils considèrent qu’ils peuvent en disposer, pour donner des consignes de vote, pour entamer des tractations ou nouer des alliances d’entre-deux-tours. Et alors ? Donner c’est donner, reprendre c’est voler.
De là naît une bonne part d’un malentendu finalement très social. Eux accumulent les voix, ne pensent qu’à les engranger pour y adosser leur puissance, leur pouvoir. Une spoliation pure et simple, énième acte d’un vol démocratique qui a débuté il y a longtemps. Rousseau eut pu le dire ainsi : Le premier qui, ayant accumulé des voix, s’avisa de dire : celles-ci fondent mon pouvoir personnel, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de l’arnaque démocratique. Que de crimes, que de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, dégonflant l’ego ou éparpillant les voix, eût crié à ses semblables : gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les voix viennent de tous, et que le pouvoir n’est à personne.
La propriété (des voix), c’est le vol ? Sans doute. Mais cette propriété est une réalité. Et les commentateurs ne s’y trompent pas, qui s’intéressent surtout à la façon dont les politiques pourront « capitaliser » sur leurs suffrages. « A 25,6 % avec le seul PRG pour allié, il peut espérer capitaliser des voix d’Europe Ecologie à 11,6 % », écrit Le Parisien à propos du scrutin picard. « Ce vétéran socialiste, qui ne s’intéresse plus guère à son parti, imagine déjà la rue de Solferino capitaliser sur son succès », commente Claude Askolovitch dans le JDD. « La ministre de l’Outre-mer comptait sur ces élections régionales, non pour gagner mais pour capitaliser », commente le régional France-Antilles. « Martine Aubry veut capitaliser sur la victoire annoncée », titre La Croix, quand l’AFP rappelle que François Hollande « n’avait pas réussi à capitaliser son succès » de 2004. TSR info note enfin que « le parti de Daniel Cohn Bendit s’impose comme la troisième formation politique du pays et compte bien capitaliser sur son succès aux élections européennes l’année dernière ».
La marque plutôt que le parti
Europe Ecologie capitalise, donc. Sur « sa marque », aussi : les tribunaux viennent de lui en reconnaître le droit. « La justice a prononcé jeudi la radiation de la marque « Europe Ecologie » dans le conflit qui oppose Jean-Marc Governatori, dépositaire de cette marque en 2004 et le parti politique des Verts qui se sert de ce nom depuis les élections européennes de 1979 mais également pour les élections régionales de dimanche prochain », explique une dépêche d’AP, publiée il y a trois jours. La marque ? Trois semaines plus tôt, un papier des Échos consacré à ce même parti constatait : « Une étude réalisée par OpinionWay (…) révèle une très forte approbation de la stratégie adoptée pour ces régionales. La marque Europe Ecologie semble s’installer dans les esprits. L’ouverture de ses listes à des personnalités issues d’horizons différents est appréciée. » Fin février toujours, un article du Parisien usait de cette même formulation : Denis Pingaud, employé d’OpinionWay, y constatait « un début de cristallisation autour de la marque Europe Ecologie. »
Il n’est rien de réellement étonnant à ce que le mot marque soit d’abord utilisé pour Europe Ecologie, parti light, sans réelle saveur ni engagement. Mais la formation de Dany-le-tiède n’est pas la seule à se voir d’abord comme un produit : les autres font de même. Le PS au premier chef, ainsi quel’illustre cette déclaration faite à Télérama par François Kalfon, responsable des sondages :
J’ai quitté le groupe publicitaire Euro RSCG pour servir le Parti socialiste. Je suis fidèle à la marque PS. L’époque des politologues inspirés, des communicants gourous est terminée. Je considère qu’il faut tester les idées, en amont d’une bataille, comme on teste un produit. Pour préparer ces élections régionales, par exemple, nous avons fait ressortir les termes que les Français associent aux régions. De ces nuages de mots sont ressorties des notions positives comme protection, solidarité… La Région renvoie à l’idée de proximité chère aux Français. Nous l’avons illustrée dans notre slogan : « les régions qu’on aime ». Ces élections sont un grand moment d’empathie avec le terroir.
Les régions qu’on aime, empathie avec le terroir… On dirait un slogan pour la dernière campagne de promotion de Carrefour ou Cora… Logique : les mêmes communicants sont aux manettes. Sans que ça ne choque des militants qui usent, eux-aussi, de ce vocabulaire : « La ‘marque’ PS est encore forcément plus forte que celle du PRG », déclarait ainsi tout récemment un certain Eric,cité dans un article de Médiapart.
Un vocabulaire marketing qui n’est pas réservé qu’à la (prétendue) gauche : la droite aussi s’affiche comme un produit. En juillet 2009, Nicolas Sarkozy se félicitait ainsi des bons résultats de son parti aux Européennes : « On a géré notre formation politique comme une marque. » C’est Jacques Séguéla qui doit être content…
Marque aussi, celle du Modem. Le parti est au fond du trou, avec ses maigres 4 % ? Pas grave, certaines individualités peuvent néanmoins faire « exister la marque Modem, y compris dans un scrutin régional », à en croire Jérôme Fourquet, directeur adjoint du département opinion de l’Ifop. Lui ne le dit pas, mais c’est sans doute ce qui correspond à un marché de niche…
Quant à la marque FN, elle vient de faire son grand retour dans les rayonnages à l’occasion de ces Régionales. L’occasion pour Rue89 en de titrer : La marque Le Pen a-t-elle remplacé la marque FN ? Un papier qui s’appuie sur un commentaire donné au Monde par Bruno Larebière, rédacteur en chef de Minute : « La marque FN est morte, et Marine Le Pen a réussi à transformer la marque Le Pen en marque Marine. C’est pour cela que l’idée d’un changement de nom du parti lui trotte dans la tête. »
« Une offre politique » pour un électeur-consommateur
Les partis sont des marques, et l’arène politique n’est rien d’autre qu’un marché où l’électeur est invité à consommer. Pas question de long débats d’idée, il faut juste que les rayonnages soient clairement organisés, agencés selon les lois du marketing, avec des produits vendeurs et des slogans accrocheurs. C’est même la vertu du deuxième tour, selon le secrétaire d’État à l’Emploi Laurent Wauquiez : « Dès ce soir, on entre dans la phase deux de l’élection, on va avoir une offre politique claire sans ’combinazione’, celle de la majorité, et de l’autre côté des alliances de carpes et de lapins. » C’est tellement mieux quand le consommateur n’a plus l’embarras du choix…
L’éditorialiste de la Tribune, Valérie Ségond, ne disait pas autre chose dans un billet publié samedi : « L’offre politique est devenue pléthorique pour un scrutin de liste proportionnel au premier tour - dix listes en moyenne par région, contre neuf en 2004, et même douze en Ile-de-France. » Pléthore nuit. Simplifions, simplifions.
La vieille loi de l’offre et la demande : tout se résume à ça. Tu proposes, j’achète. C’est simple, non ? Surtout que l’offre politique ne varie guère, même s’il est parfois de nouveaux entrants : « Oui, Europe Ecologie en France est une nouvelle offre politique », revendiquait ainsi il y a quelques jours la (jeune mais déjà très formatée) Sandrine Bélier. Même prétention pour Stéphane Gatignon, jeune élu passé du PCF à Europe Ecologie : « « Il a fait le constat que l’offre politique actuelle était complètement obsolète », relève un de ses amis, l’avocat Jean-Michel Catala » ; lequel ami justifie le changement d’étiquette de Gatignon par ce constat d’obsolescence de l’offre. Tout nouveau, tout beau ? Faut croire, même si cette prétention fait « soupirer » Jean-Pierre Masseret, président du Conseil régional de Lorraine : « Ils imaginent pouvoir incarner une nouvelle offre politique… », protestait-il dans un papier du Monde.
Que Jean-Pierre se rassure. Les formations plus anciennes ne sont pas pour autant reléguées au placard : le député de la majorité Marc-Philippe Daubresse prétend ainsi incarner une « offre politique différente », la tête de liste Modem en Île-de-France se vantait - il y a une semaine - de porter « une offre politique qui dérange », et le représentant du NPA pour le Limousin se félicitait au même moment de proposer « une nouvelle offre politique, nourrie des luttes sociales ». Et je ne te cite pas toutes ces formations groupusculaires qui aspirent à proposer « une offre politique nouvelle », depuis l’Alliance Ecocologiste jusqu’aux identitaires de la Ligue du Sud.
Qu’elle se revendique nouvelle, nourrie des luttes sociales, dérangeante ou différente ne change pas grand chose, au fond : tout est dit par le mot offre. C’est lui qui compte. En se référant implicitement à une donnée économique, en se plaçant de fait sur le terrain du marché, la politique ne dit rien d’autre que sa soumission au marketing. « L’offre et la demande désignent respectivement la quantité de produits ou de services que les acteurs sur un marché sont prêts à vendre et/ou à acheter à un prix donné », résume Wikipedia. En politique, c’est la même chose.
Refuser la marchandisation de la politique
Les mots ne sont jamais innocents. La chose a été - entre autres - si bien démontrée par Eric Hazan, dans LQR, propagande du quotidien, que je ne vais pas m’appesantir inutilement. Juste te citer ce que Lémi disait de l’ouvrage, sur son précédent blog :
Pour s’imposer, la LQR, novlangue actualisée, use de procédés rhétoriques à vocation manipulatrice. Il s’agit de dissimuler la vraie nature des problèmes. Lorsque les termes de « patrons », « ouvriers » ou « syndicats » sont remplacés par celui de « partenaires sociaux », il s’agit bien de désamorcer toute allusion à un antagonisme de classe. De même, lorsque « pauvre » est remplacé par « personne à revenu modeste », « victime » par « exclu », « propagande » par « communication » ou « crime de guerre » par « bavure », il s’agit bien de voiler la face à ceux qui pourraient remettre en cause l’inhumanité de notre société et de ses dirigeants.
Euphémisme, langue de bois et matraquage sont les principaux leviers de la LQR, système linguistique à vocation de bourrage de mou. Le principe est simple : on prive des mots qui originellement appartenaient au vocabulaire de la subversion de leur sens premier, on les matraque à longueur de temps et on les vide de leur substance. Puis, une fois essorés et dénués de tout rapport à la réalité, on les utilise de manière détournée.
Oui, il est question de ce que disent les mots. Mais le parallèle s’arrête là. Car le mécanisme est ici inverse que celui décrit par Hazan. Il ne s’agit pas de montrer comment la réalité est habillée de mots destinés à la camoufler, mais de guetter la survivance de la réalité dans les mots. Les politiques et leurs commentateurs ne mentent pas quand ils se laissent aller à user du vocabulaire marketing, ne manipulent pas quand ils nomment marques ou produits les partis politiques. Au contraire, même : c’est sans doute le seul moment où ils sont réellement sincères et ne se cachent pas derrière de vains mots ronflants. Guetter ces mots n’ayant rien à faire là, pointer leur survenance occasionnelle, c’est prendre le pouls du malaise politique français. Eux disent la marchandisation de la politique. Et éclairent - de fait - le désintérêt des supposés électeurs.
La consommation poussée à son extrême a suscité la naissance d’un salutaire mouvement de rejet, écologique, social et politique : la décroissance. La marchandisation de la politique - phénomène à l’œuvre depuis toujours, mais qui s’est incroyablement accéléré avec la télévision - porte en elle un semblable mouvement de refus et de contestation. La politique n’est que consommation ? Et bien, je n’en consommerai plus. On me transforme en consommateur passif et impuissant ? Fort bien, je n’achète plus. Voilà : je ne vote plus. Ils sont là, les 53 % d’abstention enregistrés hier. Ils seront pareillement là dimanche prochain. Et ils seront toujours là aux prochaines échéances électorales, plus nombreux d’année en année. Immanquablement.
Des abstentionnistes, on fait les coupables, ceux qu’il faut montrer du doigt et dénoncer. Ils ne sont pourtant - pour une bonne part - que de louables moralistes, idéalistes rêvant d’une politique ne se réduisant pas à la consommation, d’un parti qui ne soit pas un produit, d’un homme politique ne se comportant pas en homme-tronc de bas-étage ou en minable vendeur de voitures d’occasion1. Ils sont la première force politique de ce pays, la seule à refuser d’alimenter un système électoral d’autant plus artificiel qu’il se soumet davantage aux lois du marketing. Et ils finiront aussi - demain, après-demain - par provoquer l’écroulement de la façade démocratique, faute de « combattants » disposés à se prêter à l’alibi du scrutin. I would prefer not to vote, aurait pu dire Bartleby. Pas mieux…