Pour parler franchement, on a beaucoup hésité à prendre position sur le sujet. On savait qu’on se ferait descendre en flamme, qu’une défense argumentée du corbeau nous ferait passer pour des fous furieux, des irresponsables propagandistes du 9mm. On a bien réfléchi, pesé nos mots, mais on a décidé d’y aller quand même : Article 11 aime le corbeau, il le clame haut et fort !
"Prophète, dis-je, être de malheur ! prophète, oui, oiseau ou démon !
Que si le Tentateur t’envoya ou la tempête t’échoua vers ces bords,
désolé et encore tout indompté, vers cette déserte terre enchantée, vers
ce logis par l’horreur hanté : dis-moi véritablement, je t’implore ! y a-t-il
du baume en Judée ? Dis-moi, je t’implore." Le Corbeau dit :
« Jamais plus ! »
Edgar Poe, « Le Corbeau ».
Le corbeau est un oiseau de haute lignée, racé, son contour est parfait, il fait plaisir à voir. On a beau chercher, on ne sait pas pourquoi il a si mauvaise presse (« Menaces avec balle : le corbeau se manifeste à nouveau », titrait ainsi l’AFP ce matin, corbeauphobie évidente), des jaloux surement. Il suffit de le voir galoper dans les grands champs enneigés de Picardie à la recherche de sa pitance, gratouillant la terre glacée d’un bec déterminé, pour comprendre qu’il est de la race des seigneurs.
Le corbeau est intelligent, il ferait honte à la bécasse s’il se donnait la peine de lui expliquer pourquoi elle fait mauvaise route. Mais voilà, le corbeau n’aime pas trop se mêler au commun des mortels, il reste dans son coin à fixer tristement la vaine agitation de ses confrères – ah, ces pigeons, quelle décadence.
Le corbeau n’est pas aimé, il faut voir comme on le traite, c’est une honte1. Il paye pour sa classe. Pour sa franchise surtout. Quand le poète2 lui demande « Y’a-t’il du baume en Judée ? », d’une voix suppliante, implorante, le volatile n’hésite pas à brailler en retour « Jamais plus ! ». Ça claque. Mais il ne se fait pas que des amis avec ses sombres vérités. Et nul doute que si on lui demandait son avis sur la politique, il cracherait son mépris pour l’évolution actuelle des choses. Le corbeau est clairvoyant, pas question de se laisser marcher sur les pieds. Ou de garder des choses pour lui.
Le corbeau est chassé, on le traque. A coup de gros sel, de chevrotines, de gros calibres. Pas question de l’attaquer au 9mm, ce serait minable, il faut viser plus haut, plus fort, sortir l’artillerie lourde. Bientôt, sûrement, on le bombardera dans sa tanière, mais comme il est discret, il faut attendre encore un peu, des fois qu’on se trompe de cible, ça ferait mauvais genre. Imaginez un peu, vous ouvrez le journal, vous lisez : « Tragique méprise : le corbeau bombardé était en fait un héron. » Ça embarrasserait en haut lieu, ça jaserait dans les campagnes, comme si un jour on apprenait que des innocents croupissaient dans les prisons de la République, mais je m’égare, revenons à nos corbeaux.
Le corbeau aime la justice même si il a une fichue tendance à vouloir la faire lui-même. « Vous croyez disposer de nos vies eh bien non, c’est nous qui disposons de la vôtre » m’écrivait ainsi un ami volatile très remonté, un m’as-tu vu pas peu fier de sa rébellion contre la race humaine. Car le corbeau aime provoquer, c’est son côté expéditif, soupe au lait. Il s’engueule avec un voisin pour une broutille, une brindille mal rangée, et ni une ni deux, c’est l’escalade, la prise de bec, ça dure des heures, c’est lassant. Mais, que voulez-vous ? On ne se refait pas.
Le corbeau, ce n’est pas rien, inspire le poète. Lui glisse au cerveau ses meilleures strophes. D’ailleurs, ils s’entendent comme larrons en foire. Rarement on aura vu couple plus assorti. Quand ils marchent dans la rue, bras-dessus-aile dessous, les gens se retournent, éberlués – « Quel couple, ça a quand même une autre gueule que les Karembeu », entendis-je proclamer un jour sur leur passage. Et ça ne date pas d’hier, cette relation privilégiée. Du coup, à force, les gens se sont lassés, ils ont jalousé leur union, et ils ont tout mis dans le même panier, poètes et corbeaux, quelle tristesse. C’est pour ça qu’elles sont tristes nos rues, allez-donc vivre sans la plume de l’un et le bec de l’autre, c’est sombre à mourir. On vire les Rimbaud, on garde les Jean-Pierre Pernaut, étonnez-vous ensuite que le noir volatile soit en colère contre lui.
Les récentes accusations contre le corbeau nous paraissent peu crédibles, on le croasse haut et fort. D’abord le corbeau ne vit pas en « cellule », 34 ou pas, il est trop épris de liberté pour ça. Et puis, s’il a quelque chose à dire, il le dit sans barguigner, il ne se planque pas dans l’anonymat. Quant à son style littéraire, il n’a rien en commun avec la prose un tantinet fatigante de l’individu en question, le corbeau écrit comme un Dieu. Ceci dit, il lui arrive parfois d’être un peu confus, surtout qu’il est un peu stressé en ce moment, on peut le comprendre. Mon ami Edgar Poe, autre grand admirateur du volatile, écrivait ainsi : « Je m’émerveillai fort d’entendre ce disgracieux volatile s’énoncer aussi clairement, quoique sa réponse n’eût que peu de sens et peu d’à-propos. » Alors : qui sait, le corbeau pourrait finalement bien être le coupable tant décrié ?
Dans ce cas, de rudes moments attendent le pauvre corbeau. On n’aimerait pas être à sa place quand le chasseur lui mettra la main dessus. Il le placera surement en cage, le malheureux en deviendra fou - encore plus - , il s’en déplumera mentalement. Et nous, bipèdes, on sera bien démuni, sans corbeau. Qui nous donnera alors les sombres vérités que personne ne veut entendre ? Nicolas Sarkozy et Jean-Pierre Pernaut, évidemment, tristes palmipèdes cloués au sol, leurs ailes rognées. Je préfère le corbeau.
1 Même le divin William Blake a tiré sur l’ambulance du corbeau, un jour où l’inspiration lui manquait : « L’aigle ne perdit jamais plus de temps que lorsqu’il consentit à recevoir les leçons du corbeau », brama t-il dans Le mariage du Ciel et de l’Enfer, faute de goût évidente.
2 Un certain Edgar Allan Poe.