C’est un fait : le gros enfoiré a mauvaise presse. Tu ne l’inviterais pour rien au monde à ta soirée raclette du Nouvel An ; et tu ne laisserais jamais ta fille sortir avec lui… Pourtant, quand il est vraiment au top de ses possibilités, hargneux et vociférant, le gros enfoiré s’impose comme un indispensable condiment à la vie en société. La preuve avec Ignatius Reilly, monarque incontesté de la catégorie.
Il est en guerre, Ignatius Reilly2. Tout le temps, où qu’il se trouve. Croisé indigné, il vitupère, postillonne, harangue, injurie. Inlassablement. Il lui faut un ennemi, un quidam, innocent ou coupable, peu importe : vieille paisible, strip-teaseuse écervelée, jeune boutonneux, agent de police mongolien, hippie crasseuse, n’importe qui convient dès lors qu’il croise sa route pachydermée. Et Ignatius de s’abattre sur sa proie comme le mildiou sur les moissons ou Kate Moss sur la coke, impitoyable. Pas de quartiers. C’est sa manière de resplendir.
Évidemment, il conchie royalement les calumets de la paix et les négociations, les minauderies et les formalités, s’insurge immanquablement contre la mesquine politesse du quotidien. C’est plus fort que lui : à la moindre occasion, il rue dans les brancards, crache sa bile surdouée. Et s’il n’y pas d’occasion à portée de main, qu’importe, il en crée une de toute pièce. Le scandale est sa drogue, son carburant esthétique et social. Ignatius aime secouer le monde, parce qu’il n’aime pas ce monde. C’est ainsi qu’il remodèle l’univers à sa convenance, créateur existentiel magnifique doublé d’un gros salopard sans scrupule.
Pas étonnant qu’il avance en solo. Son esthétique à elle seule l’ancre dans un monde solitaire, rebelle. Casquette de chasse délavée, chemise de bûcheron XXXXXXL, débris de nourriture soigneusement disséminés sur son pelage. Il n’est pas là pour plaire, Ignatius – à qui, d’ailleurs ? –, il se contente d’être lui, gros enfoiré et fier de l’être, moustachu par conviction, hygiéniquement douteux par paresse, méprisant ceux qui cèdent au mirage de la mode et de la nouveauté. L’élégance, la vraie, est de son côté :
Une casquette de chasse verte enserrait le sommet du ballon charnu d’une tête. Les oreillettes vertes, pleines de grandes oreilles, de cheveux rebelles au ciseau et des fines soies qui croissaient à l’intérieur même desdites oreilles, saillaient de part et d’autre comme deux flèches indiquant simultanément deux directions opposées. Des lèvres pleines, boudeuses, s’avançaient sous la moustache noire et broussailleuse et, à leur commissure, s’enfonçaient en petits plis pleins de désapprobation et de miettes de pommes de terre chips. A l’ombre de la visière verte, les yeux dédaigneux d’Ignatius J. Reilly dardaient leur regard bleu et jaune sur les gens qui attendaient comme lui sous la pendule du grand magasin D.H.Holmes, scrutant la foule à la recherche des signes de son mauvais goût vestimentaire. Plusieurs tenues, remarqua Ignatius, étaient assez neuves et assez couteuses pour être légitimement considérées comme des atteintes au bon goût et à la décence. La possession de tout objet neuf ou coûteux dénotait l’absence de théologie et de géométrie du possesseur, quand elle ne jetait pas tout simplement des doutes sur l’existence de son âme.
Ce n’est pas si facile, prendre le contre-pied absolu de ce qui est posé comme bon goût. Cela demande abnégation et mépris absolu des choses matérielles de ce monde ainsi que du regard des veaux contemporains. Et puis, ce n’est pas anodin, chez Ignatius, cela relève d’une véritable théorie : « La possession de tout objet neuf ou coûteux dénotait l’absence de théologie et de géométrie du possesseur, quand elle ne jetait pas tout simplement des doutes sur l’existence de son âme. » Décroissant avant l’heure, notre gros enfoiré n’est pas un mouton de consommateur, il n’accepte de goût que personnel, d’excitation que non imposée. Les fêtes approchant, Ignatius ne se rue dans les magasins que pour vilipender ceux qui ont l’outrecuidance et le mauvais goût de céder aux diktats du temps. Saine occupation.
C’est pareil pour sa corpulence. D’autres la porteraient avec gêne, en catimini. Lui l’arbore comme un attribut viril, une arme comme une autre. Plus gros que ses ennemis – le monde entier, peu ou prou – , il en impose facilement, prend l’avantage physiquement avant même d’avoir recours à son arme principale : la rhétorique. D’abord la masse, ensuite la parole : Ignatius est un Socrate sumo, un sophiste ceinture noire. Invincible.
Son loisir préféré, celui qui le définit le plus fidèlement, c’est de chalouper jusqu’au plus proche cinéma et d’y absorber quelques mièvreries sentimentales du plus mauvais goût pour mieux les conspuer bruyamment. Gâche-plaisir de compétition. Ignatius est le salaud qui t’empêche d’apprécier les bouses hollywoodiennes et les tartufferies dégoulinantes made in exception culturelle, celui qui s’assoit derrière toi dans la rangée, mange bruyamment ses pop-corn et te gâche tout le Spectacle – il ricane trop fort pour être ignoré. Au final, c’est un garde-fou, un ange-gardien culturel : si tout le monde adoptait son attitude, jamais Jean-Marc Morandini ne pourrait exister, itou pour TF1 et Secret Story. Les cohortes de baudruches médiatiques en prendraient méchamment pour leur grade, sous les huées : Patrick Le Lay serait empalé en place publique, Drucker écartelé par une armée de bichons, Carla Bruni-Sarkozy reconduite aux frontières de la ville, recouverte de goudron et de plumes, et Nagy-Boska empalé sur le bâton de sa propre insuffisance. Vision céleste.
Ignatius, âme d’élite, aime lire des livres que lui seul peut comprendre. Ensuite, il en recrache le contenu hermétique sur les malheureux à sa portée. Boèce, Aristote, Euclide, ceux que personne ne connait. Replié sur sa propre culture, ses propres références, il ne peut qu’être en décalage avec ses contemporains. Et de ce décalage nait friction, conflit, création. Comme l’écrit Jean-Yves Jouannais3, la confrontation problématique est le seul horizon d’Ignatius, il ne peut attendre aucune fluidité de ses interactions avec l’extérieur :
Ce personnage insupportable appartient de plein droit à cette familles de caractères qui se voient interdire toute fluidité au sein de leur univers. Pour ainsi dire, ils ne parviennent même pas à y pénétrer. Le moindre de leurs gestes induit un coefficient de résistance maximal. De chacune de leurs phrases, résulte un accident. […] Ignatius n’est dupe de rien, et se montre revendicatif. Ce ne sont plus les valeurs établies, les conventions sociales que l’innocence d’un témoin renvoie, à son insu, à leur criminelle relativité. L’idiotie exultante et paranoïaque d’Ignatius s’en prend ouvertement à la bêtise. Sa présence ne se contente pas de nous la révéler en creux autour de lui. Non, Ignatius stigmatise l’ineptie des discours communs.
Gros enfoiré, Ignatius n’en fait pas pour autant partie de la famille des salopards dangereux. Il aime trop déplaire pour goûter au pouvoir. Ce n’est pas Benito. Pas Néron non plus. Pas même Ubu (même s’il partage avec lui une prodigieuse capacité à la harangue haineuse). Il se fout des sirènes si répandues de la gloire et de la puissance. Son apostolat – mission auto-décernée – étant de châtier le mauvais goût, d’écraser les diktats du politiquement correct, il ne rêve pas de créer un monde à sa mesure, trop emmerdé qu’il serait si son univers ne lui était plus personnel mais collectif. Ignatius est l’anarchiste parfait, même s’il se déclare royaliste : on ne peut rien lui imposer, il n’agit qu’à sa guise, toujours à contre-pied. Ignatius est né libre et nulle part il n’est dans les fers.
Ignatius est le grand frère tordu de Bartleby, celui qui non seulement « préférerait ne pas », mais ne se contente pas de le dire, passe à l’acte en mugissant. Quand Bartleby répond « non » timidement, Ignatius le hurle vigoureusement, postillonnant tant et plus sur le mongolien qui a eu l’outrecuidance de le croire obéissant. Qu’un importun se risque à s’interposer et il ne tarde pas à se faire rabrouer avec fracas : « Si vous nous importunez de nouveau, vous sentirez, Monsieur, la brûlure de notre fouet en travers de vos pitoyables épaules ». La Servitude volontaire n’est pas de son monde, il tient à le faire savoir.
Cela seul suffirait à faire d’Ignatius un personnage tout ce qu’il y a de plus respectable, admirable. Mais, les fêêêtes bêlantes venant juste de s’estomper, le sirupisme guettant encore au détour de chaque rue, chaque rencontre, chaque instant, on ne peut que suivre ses conclusions, celles qu’il écrit dans ses cahiers Big Chief en s’étouffant de colère, anti-capitaliste avant l’heure, anneau pylorique oscillant d’indignation :
Avec la rupture du système médiéval, les dieux du Chaos, de la démence et du mauvais goût prirent le dessus. Après une période au cours de laquelle le monde occidental avait joui de l’ordre, de la tranquillité et même de l’unicité et de l’union avec son vrai dieu et sa trinité, des vents du changement s’élevèrent qui n’annonçaient rien de bon [...]. la roue de la Fortune avait tourné écrasant l’humanité, lui fracassant le crâne, tordant son torse, crevant son bassin, endommageant son âme. L’humanité naguère si haut se retrouvait au plus bas. Tout ce qui avait naguère été dédié à l’âme se consacrait désormais au commerce.
Ignatius est l’écharde pourvoyeuse de gangrène, la carie sur le sourire de Mona Lisa, la cinquième patte sur le taureau primé. Que le sage montre la lune, immanquablement lui regarde la verrue sur le doigt d’icelui. Partout on le hue, on le rabroue4, on l’envie autant qu’on le craint. Les repus, les idiots, les satisfaits, les bourgeois, les petits chefs et leurs serviles employés, tous défaillent quand il déboule. Explosif bipède, le gros enfoiré ne faillit jamais à sa mission : punir l’humanité pour sa stupidité abyssale. Et il me suffit de suivre d’un œil distrait (puis furibard) le journal de TF1 ou de parcourir la une de Télé Star pour souscrire sans réserve à une telle croisade. Et rêver d’un monde où fleuriraient les gros enfoirés : non pas un, mais deux, trois, des centaines d’Ignatius !
1 Ce dessin est œuvre de l’ami Tristan. Tu peux retrouver son coup de crayon sur son blog, ICI.
2 Héros rabelaisien de ce livre magnifique qu’est La Conjuration des imbéciles, dont je parlais ici (oui, je suis un peu mono-maniaque). Je résume sommairement, pour les incultes : Ignatius Reilly vit à la Nouvelle-Orléans chez sa mère. Il mène une existence de parasite, s’insurgeant contre les usages du monde et mettant une énergie démente à les dénoncer. Gros, laid, sale, politiquement plus qu’incorrect, il occupe son existence à admonester l’humanité, quelle qu’elle soit, pour lui faire rendre gorge. Tour à tour employé dans une fabrique de jeans, vendeur de hot-dogs itinérant et profanateur de soirées queer, il sème sur son passage un nuage de destruction magnifique. Proche en cela du magnifique Lemmy (joli pseudo), bassiste de Motörhead, professant un jour à un quelconque plumitif la vocation de son groupe : « Si Motorhead s’installait à côté de chez vous, votre pelouse mourait ». Pareil pour Ignatius.
3 Dans L’Idiotie. Art. vie. politique - méthode, éditions Beaux Arts magazine, 2003.
4 Si bien que toujours se vérifie l’indémodable sentence de Jonathan Swift placée en exergue de La Conjuration des imbéciles : « Quand un vrai génie apparaît en ce bas monde, on le peut reconnaître à ce signe que les imbéciles sont tous ligués contre lui. »