Trois heures du mat et de nouveau tu visionnes la chose, yahou en bandoulière. Fasciné, tu regardes ce danseur qui envahit les images, conquérant. Agile comme un chat, il glisse gracieusement parmi ses partenaires, s’enroule autour des corps, se délie, joue avec l’espace. Il semble à l’aise, heureux, explosif, l’étoffe d’un grand. Pour un peu, tu en oublierais presque qu’il n’a pas de jambes.
Elle ne m’a pas dit grand chose, la grande amie danseuse qui m’a mis cette vidéo sous les yeux. Elle m’a juste recommandé de regarder, affirmant que ça en valait la peine. J’ai obéi, évidemment, je ne suis pas du genre à dire non - même si en mon for intérieur, je me méfiais un peu (De la danse ? Et pourquoi pas une verveine en apéro ?). J’ai regardé en maugréant, et… : Bing, je suis tombé de ma chaise.
Habituellement, pour ces chroniques du samedi1, je cherche à approfondir un tantinet le sujet abordé. Pas question de risquer le traquenard, le commentaire assassin qui viendrait vilipender mon ignorance. Et puis, c’est une bonne hygiène mentale, approfondir un sujet qui me plait pour pouvoir en parler, c’est sain, ça me permet de briller aux dîners de l’ambassadeur où aux soirées de David Guetta (mon quotidien, tu l’imagines…). Mais, là : non. Je n’ai pas cherché à en savoir plus sur cette troupe de danse, sur l’amputé virevoltant, sur leur environnement. Il y a certaines images qui fonctionnent aussi bien - voire mieux - sorties de leur contexte. C’est le cas de celles-ci, j’en suis convaincu.
C’est toujours difficile de parler du handicap de quelqu’un, même quand il le transcende. On marche sur des charbons ardents rhétoriques. Il faudrait extraire l’infirmité du commentaire, s’en débarrasser, mais ce n’est pas possible, pas ici en tout cas. Chaque mouvement, chaque pas de danse est inextricablement relié à la condition physique de ce danseur envoûtant. C’est ainsi : il ne pourrait jamais danser de cette manière s’il n’était pas cul-de-jatte (techniquement, en tout cas). Mais cette infirmité passe à l’arrière-plan, se fait discrète et chuchotée, devant la grâce absolue de celui qui ne dispose plus de ses gambettes pour virevolter. On pense à Pipo Delbono choisissant des acteurs trisomiques, anorexiques, hydrocéphales, etc. pour ses spectacles et affirmant (ici) que personne ne saurait jouer ses pièces comme eux le font : « Il existe un art qui naît d’un manque, d’une déficience, d’un déséquilibre. D’une blessure, en tout cas. Il me vient à l’esprit Van Gogh, Artaud, Frida Kalho. »
Un art qui naît d’un déséquilibre, difficile de trouver meilleure définition de la magie de ces images. Ce qui devrait lutter contre la gravité, osciller vers la chute et la maladresse (un homme sans jambes qui danse…), se fait ici lumineux. Inversion des données qui débouche sur une rare alchimie. Et coupe méchamment le sifflet2.
C’est ça qui est bien avec la grâce : elle ne surgit jamais où on l’attend, se débrouille toujours pour s’affirmer là où personne n’aurait été la chercher, au débotté. Dans les acrobaties du cul-de-jatte ou les mimiques du trisomique, dans les glissades de la vieille dame ou celles de l’alcolo en goguette, Pour ce dernier cas, je t’ai trouvé l’illustration parfaite, ci-dessous. Filmé par une caméra de sécurité, un homme bourré3(euphémisme) achète un pack de bières, titube dans les rayons, s’écroule comme le dernier des ivrognes et… on dirait Nijinski.
Ps : reparti pérégriner pour quelques jours dans les Ardennes, Lémi ne pourra répondre aux éventuels commentaires.
1 Edit de JBB (1) : « chronique du samedi » publiée un vendredi, oui. C’est ma faute : j’étais en charge du billet d’aujourd’hui, mais n’ai rien trouvé pour m’inspirer. Je me rattraperai demain…
2 Comme tu peux le vérifier ICI.
3 Edit de JBB (2) : Lémi n’a pas l’habitude de raconter des bêtises. Sauf sur ce coup : l’homme n’est pas « bourré », mais défoncé à la kétamine, anesthésiant détourné qui devient, à hautes doses, dissociatif. Soit le sentiment qu’esprit et corps ne fonctionnent plus de pairs, ce qu’illustre parfaitement cette vidéo.