mardi 7 octobre 2008
Entretiens
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Les hommes d’honneur ne se renient pas. Erri de Luca est de ceux-là, à la fois fidèle à son engagement passé au sein du mouvement révolutionnaire Lotta Continua et lucide sur ses erreurs. Devenu un écrivain reconnu, l’ancien activiste italien continue à se battre. Autrement. Citoyen engagé et non plus enragé, il lutte entre autres pour le respect de la doctrine Mitterrand. Interview.
Ils ne cessent de solder leurs haines passées, éternels procureurs des luttes et des erreurs des années 1970. Ce sont eux qui ont extradé Paolo Persichetti en 2002, premier accroc porté à une doctrine Mitterrand censée garantir l’asile en France des anciens activistes italiens. Eux qui ont contraint en 2004 Cesare Battisti, éphémère militant des Prolétaires armés pour le communisme, à une énième cavale, fuite sans espoir terminée trois plus tard dans les prisons brésiliennes. Eux qui ont décidé d’extrader Marina Petrella, ancien militante des Brigades Rouges qui préfère se laisser mourir de faim en France plutôt que d’endurer la perpétuité dans les geôles italiennes1. Eux enfin qui ont plongé sur Jean-Marc Rouillan dès son premier faux-pas, feignant de ne pas comprendre que l’ancien d’Action Directe ne pouvait renier ce pourquoi il s’était battu, sauf à verser dans cette folie qui guette tout homme ayant passé dix-huit ans dans les quartiers de haute sécurité.
Eux ne doivent pas beaucoup aimer Erri de Luca non plus. Même : ils se feraient sans doute une joie de l’extrader s’ils en avaient le pouvoir. Manque de chance, l’écrivain italien réside à Naples et non en France, bien qu’il y compte nombre d’attaches. Surtout : Erri n’a pas de dette et nulle sanction ne plane au dessus de sa tête. L’homme est libre d’user de sa plume et de sa parole. Et ne s’en prive pas.
Celui qui est venu à la politique en 1968 - « A dix-huit ans, je me suis trouvé au coeur d’une génération d’insoumis,d’insurgés et je l’ai suivie jusqu’au bout, jusqu’à sa dissolution », explique t-il - et fut l’un des dirigeants de Lotta Continua, vaste organisation d’extrême-gauche italienne active de 1969 à 762, a gardé sa plume vivace et contestataire. Non dans ses romans, où sa voix est d’abord élégante narration détachée des contingences politiques (il se fait un devoir de ne pas mélanger engagement et littérature). Mais dans ses écrits périphériques, qu’ils soient articles pour dénoncer les exactions du gouvernement Berlusconi ou lettres publiques demandant à Nicolas Sarkozy le respect de la doctrine Mitterrand. A plusieurs reprises, l’écrivain, qui professe un sincère amour pour les plus belles valeurs de la République française, a ainsi appelé à la libération de Marina Petrella dans les médias français.
« En France, les mots ont encore une dignité à défendre. Le corps de Marina dépend de ces mots. D’une signature ou d’un refus de signature, d’un geste de la main qui dans une pièce confortable décide du sort d’un corps épuisé dans une pièce dépouillée. Je soutiens les dernières fibres qui retiennent la vie de Marina. (…) Lèvres cousues, regard éteint, Marina met ses quatre os en travers, ultime obstacle au chemin qui la ramène en arrière, dans l’obscurité d’un pays excité par des rancunes et des peurs. J’approuve son choix : que ce ne soit pas l’Italie, mais la France, terre de deuxième vie, la responsable du corps de Marina, mort ou vif », écrivait ainsi Erri de Luca dans Le Monde en juillet 2008.3
Du sort de Marina Petrella, Erri de Luca a fait son combat. Mais pas que… L’homme s’est toujours battu pour ce qu’il croit juste, allant jusqu’à convoyer des camions humanitaires pour la Bosnie lors du conflit yougoslave. « Je considère le bombardement comme l’acte terroriste par excellence. Contre cet acte de terrorisme, de la part de l’OTAN et de mon pays, je me suis rendu dans l’autre camp », expliquait-il à l’occasion d’un très beau portrait dressé par le site CaféBabel. Là comme ailleurs, un engagement mené avec humilité, une constante chez celui qui fut longtemps ouvrier du bâtiment avant que d’être publié et célébré (son roman Montedidio a notamment reçu le prix Fémina Etranger en 2002).
Erri de Luca est d’abord un homme d’honneur. Tenace dans ses convictions et fidèle dans ses amitiés. Ne glorifiant pas ses erreurs, ni ne reniant ses faits de gloire. Une figure de gauche, dans le plus beau sens du terme. L’une de celles, justement, que les petits procureurs et vils dénonciateurs ne peuvent supporter tant elle souligne leur petitesse et leur bassesse.
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Cet écrivain de grande classe a accepté de répondre à quelques questions plus politiques que littéraire pour Article11. Et a poussé la gentillesse jusqu’à rédiger ses réponses en français, qu’il maîtrise un peu moins bien que sa langue natale.
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Vous n’avez cessé de vous battre pour la libération de Marina Petrella, qui a été placée en liberté sous contrôle judiciaire et se laisse mourir pour ne pas être extradée. Vous gardez l’espoir d’une issue heureuse ?
Se battre est un verbe plein de sens pour ma génération politique, celle qui a été révolutionnaire en Italie dans les années 1970. Sauf que maintenant, je le fais en écrivant des lettres contre l’extradition de Marina Petrella, à qui la loi italienne nie même la comptabilité des nombreuses années déjà passées en prison avant qu’elle devienne citoyenne française. En Italie, elle commencera sa détention à partir du jour 1. Contre cette barbarie pénale, j’écris des lettres aux autorités françaises. Et j’espère contre toute évidence, j’espère jusqu’au bout des forces de Marina, mon amie.
Qui peut encore la sauver ?
Monsieur le président, du point de vue des lois. Et sa famille, du point de vue du soutien humain.
Paolo Persichetti, Cesare Battisti, Marina Petrella ont été victimes de la trahison de l’Etat français. Mais bien d’autres anciens activistes, vivant aussi en France, n’ont pas été inquiétés. Pourquoi ces trois-là ?
Ces cas devaient simplement sembler les plus facilement attaquables aux autorités.
En septembre 2007, dans une tribune publiée dans Le Monde et appelant Nicolas Sarkozy à respecter la doctrine Miterrand, vous écriviez : « Laissez-moi vous dire à quoi ressemble la politique française de ce mois d’août (…) : elle ressemble à l’image de la pire Italie. » Vous ne pensez pas que l’Italie et la France clapotent désormais dans les mêmes eaux fangeuses ?
La France d’aujourd’hui à des traits politiques italiens, mais elle reste elle-même, avec des anticorps de fierté et de fidélité constitutionnelle que l’Italie a perdus.
Ce qui frappe, encore davantage en Italie qu’en France, c’est l’apathie générale et le manque de réactions face à une politique dangereuse et antisociale. Comment l’expliquez-vous ?
C’est le silence de la jeunesse, l’anesthésie totale du peuple de l’avenir. Les jeunes que j’ai connu se sont fondamentalement battus contre leur condition d’infériorité. Aujourd’hui, je ne vois plus que des jeunes qui se consignent, mains et bouches liées, au pouvoir des adultes. Mais je ne regrette pas cette soumission : à chacun ses regrets, je m’en tiens aux miens.
En France, en Allemagne et en Italie, les activistes des années 1970 ont commis des erreurs. Mais ils essayaient, au moins. L’engagement et la lutte, même armée, n’était-ce pas la preuve d’une jeunesse qui savait rêver et espérer ?
Dans ma jeunesse, le monde changeait grâce aux luttes armées et aux mouvements révolutionnaires. Les rapports de force et d’oppression partaient en fumée, au Vietnam, en Afrique coloniale ou en Amérique Latine. Ma génération politique n’était pas rêveuse, mais insomniaque et réaliste. Tandis qu’aujourd’hui, on ne reconnaît même pas la résistance des peuple afghan et irakien à l’occupation des armées étrangères et on parle misérablement de terrorisme…
Vous avez été l’un des responsables de Lotta Continua, mouvement qui n’a pas versé dans la lutte armée. Quel regard portez-vous sur ceux qui ont fait ce choix ?
Lotta Continua était une organisation révolutionnaire qui considérait nécessaire la lutte armée et soutenait tous les révolutionnaires du monde, mais sans recourir à la clandestinité, sans reduire l’action politique à la seule pratique des coups de feu. Donc, Lotta Continua a nécessairement pratiqué des formes de lutte armée.
Le cofondateur d’Action Directe, Jean-Marc Rouillan, vient de voir son régime de semi-liberté suspendu après s’être déclaré « convaincu que la lutte armée reste nécessaire à un moment du processus révolutionnaire ». Comprenez-vous cette fidélité obstinée ?
Ce n’est pas une fidélité, mais un constat de sa vie et de son choix dans des circonstances précises. Il est un révolutionnaire vaincu et condamné et je ne comprends pas comme sa propre opinion sur son passé peut être pénalement condamnable.
En France, en Allemagne (avec la sortie du « Complexe Baader Meinhof », film sur la Fraction Armée Rouge) et en Italie (avec la publication de nombreux ouvrages et une controverse nationale), les luttes des années 70 reviennent au coeur du débat public. Comment l’analysez-vous ?
La littérature ou le cinéma vont à la rencontre d’une demande. Il y a un intérêt et une saine curiosité pour ces histoires passées par les sentences des tribunaux et les versions officielles. On recherche maintenant des raisons personnelles pour mieux comprendre et rendre justice aux vies perdues.
Lors d’une interview à CaféBabel, vous avez déclaré : « En littérature, l’écrivain ne doit avoir aucune intention d’engagement, sans quoi son jugement est biaisé. » N’est-ce pas difficile de dissocier écriture et engagement ?
C’est indispensable de séparer les opinions d’un écrivain du récit qu’il écrit. Ses pages se réduisent sinon à une démonstration de ses opinions, toute la narration n’étant plus que le prologue d’une thèse.Le récit finit alors par être un pamphlet déguisé. Camus séparait engagement et récit. Et quand il avait envie de s’engager, il écrivait un article ou un essai, pas un roman.
1 Plus d’informations sur la situation de Marina Petrella ICI.
2 Pour une rapide présentation des principaux mouvements autonomes actifs dans les années 1970, voir cet article de l’historien Marco Scavino.
3 Cité dans une version beaucoup moins expurgée par Guy M dans l’un de ces très bons billets que le bougre livre quotidiennement sur L’Escalier qui bibliothèque. Ceux qui ne connaissent pas l’endroit auraient tout intérêt à y faire un tour.