vendredi 12 décembre 2008
Sur le terrain
posté à 10h11, par
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Leur lutte est peu connue et à peu près pas médiatisée. Mais les radios libres, ces radios associatives non commerciales issues du combat des pirates radiophoniques de la fin des années 1970, ne comptent pas déposer le micro pour autant. Face à la décision de l’Etat d’abandonner les bandes FM pour les canaux numériques, réforme signifiant leur arrêt de mort, elles protestent et s’insurgent. Illustration avec FPP, radio libre de la région parisienne.
Le lieu ne paye pas de mine. Non loin du métro Stalingrad, rue d’Aubervilliers, une masure en bordure d’un petit parc municipal, bâtiment un brin fatigué. Sur la porte, quelques autocollants, ceux des associations qui ont investi l’endroit et ont décidé d’en faire « une maison des médias libres ». Elles se sont installées en 2001 dans cette ancienne dépendance de Réseau Ferré de France, désormais propriété de la municipalité qui a signé une convention d’occupation avec les locataires de fait. Parmi elles, Fréquence Paris Plurielle, radio associative émettant sur 106.3.
Premier étage. Juliette, responsable d’antenne - l’une des quatre salariés de FPP -, femme de radio autant que militante1 explique longuement les raisons de la colère des radios libres associatives. Pendant ce temps, dans la pièce d’à côté, l’émission Jatra, consacrée au jazz et musiques du monde, suit son cours. Ce sera ensuite le tour de Survivre au Sida, Voy’elles, Zéro Hebdo… soit quelques-unes parmi la centaine d’émissions que diffuse FPP, véritable inventaire - mieux qu’à la Prévert - des luttes du monde, de la vie parisienne des communautés immigrées et de l’état des cultures en marges. Au hasard ? Echos de Grozny, émission bihebdomadaire sur le Caucause et la Tchétchénie, L’Envolée - les anciens prisonniers parlent aux taulards d’aujourd’hui -, Sans Toit je meurs, temps d’antenne hebdomadaire de l’association Droit au Logement, Kronikz du WallMapouChé, émission portant sur la culture et le conflit Mapuche, Visages du Kurdistan, lieu d’expression de la communauté du même nom, Iswad Program, infusion de culture reggae, ou encore Vive La Sociale, qui traite de luttes en général. Une vraie tour de Babel et le relais de bien des combats du monde. Une radio, une vraie.
Juliette, donc. La jeune fille, qui s’est collée pour la première fois derrière un micro il y a cinq ans, est remontée. La raison de son courroux ? L’arrêt de la bande FM, prévu pour 2012, et le passage obligé des radios au numérique. Un bouleversement qui aura pour conséquence la disparition des radios associatives non commerciales, balayées par des exigences financières auxquelles elles ne pourront faire face et sacrifiées sur l’autel d’une pseudo modernité et d’une réelle course au fric.
Vous dites ?
C’est l’habituelle marche d’un monde ultralibéral qui n’en finit pas de faire taire les rares voix discordantes ?
Oui.
Mais ce n’est pas une raison.
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FPP, radio rebelle
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A l’origine, il y a les radios pirates. A force d’obstination et d’inventivité, celles-ci réussissent à faire tomber en 1981 le monopole d’Etat sur la radiodiffusion. Une libération des fréquences FM pour le pire - NRJ est née de ce mouvement - comme pour le meilleur. Parmi ceux qui saisissent cette chance de se faire entendre sans être perpétuellement pourchassés par les flics, quelques autonomes, anarchistes et spontanéistes convaincus que la parole doit être à la base et que le peuple doit s’approprier des moyens d’expression : ils créent Radio Tomate, média autonome à l’existence mouvementée. Portée par deux fois sur les fronts baptismaux, à quelques années d’intervalle, la radio meurt à deux reprises au cours des années 1980. Et renaît une dernière fois en 1992, sous le nom de Fréquence Paris Plurielle. Une ultime mouture. La bonne, 16 ans d’existence en sont la preuve autant que les 80 000 habitants de la Région parisienne qui constituent son auditoire. Mieux : plus de 250 bénévoles-animateurs-journalistes se succèdent chaque semaine derrière les micros.
Avec une même ambition pour tous :
"L’objectif est de donner la parole à tous ceux qui ne l’ont pas, à commencer par les habitants des quartiers populaires, les précaires et les immigrés.
Par exemple, FPP a toujours réservé un quart de son temps d’antenne aux communautés immigrées. Et la radio n’hésite pas à bouleverser ses programmes en cas de conflit social : ça a par exemple été le cas pendant les émeutes de 2005 ou lors du dernier mouvement étudiant, souligne Juliette.
Au niveau culturel et musical, il s’agit de soutenir des initiatives qui ne relèvent pas du champ commercial, de laisser le micro à des genres musicaux peu diffusés ou de parler des petites maisons d’édition indépendantes."
Une parti-pris alternatif et revendicatif qui ne se ressent pas seulement dans le ton et le sujet des émissions :
"Nous, c’est 0 % de publicité, on a toujours bataillé pour ça. On refuse même que des magasins du quartier sponsorisent nos émissions de musique… Pour nous, c’est un point de clivage essentiel.
S’y ajoute l’importance que nous attachons à l’amateurisme : il n’est pas question de se la jouer professionnel. Nous nous voyons justement comme une alternative au journalisme professionnel, dans le contenu comme dans la forme. Nous ne sommes pas là pour professionnaliser les gens, mais pour mettre à disposition de tous ceux qui le souhaitent des outils techniques et un moyen d’expression.
Bref, ici, on préfère déconstruire la parole des journalistes et faire parler d’autres personnes. On veut entendre des vraies voix, pas le ton formaté des journalistes radios, ce ton spécifique devenu si obligatoire que ces gens ne sont même plus capables de parler normalement à l’antenne. Comme un masque…"
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Un fragile équilibre
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FPP est une beaucoup trop grosse machine pour pouvoir fonctionner seulement d’amour, d’eau fraîche et de bénévolat. Il y a des trois, bien sûr, mais il faut aussi de la thune, des pépètes, de l’argent, du flouze… bref : des euros pour faire tourner la radio. L’antenne se refusant à la publicité, elle ne dépend que de quelques subsides publics.
Supérieur à celui de Radio Libertaire, le budget annuel de FPP se chiffre à 100 000 €. Un somme qui ne se trouve pas vraiment sous les sabots d’une cheval, non plus qu’en dessous d’un poste à galène :
« En tant que radio associative non commerciale (dite de catégorie A), nous recevions jusqu’à maintenant 52 000 € par an au titre du Fonds de soutien à l’expression radiophonique (FSER), créé suite à la libération des ondes et abondé par une taxe sur les revenus publicitaires de l’audiovisuel commercial et public, explique Juliette. Le reste du budget provenait jusqu’à présent de l’Association pour la cohésion sociale et l’égalité des chances. »
Pas de quoi monter au plafond : il y a là assez pour payer les quatre salariés, qui sont rémunérés au Smic à temps partiel, pour assurer les dépenses de fonctionnement de la radio et pour la faire à peu près fonctionner. Rien de plus : « Au quotidien, ce n’est pas toujours facile à gérer. On fonctionne avec des bouts de ficelle en permanence, on passe d’une panne internet à un problème d’antenne, c’est la précarité perpétuelle. »
Mais qu’importe : FPP s’était trouvée un équilibre, en marge des logiques commerciales. Pas la seule : Aligre FM et Radio Libertaire à Paris, Radio Canut à Lyon, Radio Dio à Saint-Etienne, Radio Zinzine à Longo Maï ou Radio Galère dans le Sud-Est, entre autres, fonctionnent sur ce même principe.
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Le grand danger de la réforme numérique
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Reprenons : les radios libres s’étaient trouvé un public ; l’intelligence, la diversité, l’indépendance et l’autonomie avaient place sur les ondes ; l’équilibre financier était plus ou moins assuré. Trop beau pour durer ?
Oui.
Le gros bulldozer de la radio numérique terrestre, voulu par l’Etat et les industriels, imposé d’ici à 2012 par une imbécile directive européenne, va chambouler tout ça. Et araser le dernier îlot d’indépendance radiophonique.
Fin de l’analogique, donc. Pour laisser place nette aux opérateurs de téléphonie mobile et de navigation aérienne, les radios ont obligation d’abandonner les fréquences de la bande FM et d’user d’une nouvelle norme de diffusion numérique, le T-DMB. Vidéo avant que d’être audio, cette norme (développée pour la TNT sud-coréenne, personne ne l’utilise en Europe…) a été choisie contre toute logique par des industriels se pourléchant les babines des profits supplémentaires - notamment publicitaires - qu’ils vont pouvoir générer en joignant l’image au son. Les mêmes n’ont pas manqué de calculer les montants astronomiques induits par le renouvellement matériel : les transistors actuels ne fonctionnant pas avec le numérique, chaque famille devra - à terme - changer les six postes qu’elle possède en moyenne sous son toit. Soit un sacré paquet de flouze, d’autant que les récepteurs numériques sont vendus beaucoup plus chers que les analogiques.
« C’est complètement absurde : le système de la bande FM fonctionne bien, ne coûte pas cher et les gens peuvent utiliser le même poste qu’il y a cinquante ans, s’emporte Juliette. Avec le numérique, tout change, la logique financière s’impose à tous les niveaux. »
Si Juliette s’énerve, c’est que ce choix purement industriel, qui n’entraînera aucune amélioration de service (ni pour la qualité du son, ni pour le maillage du territoire), sonnera le glas des radios associatives non commerciales. Elles ne pourront en effet assumer les surcoûts liés au passage en numérique, lourde addition constituée d’investissements massifs en matériel et de l’obligation de la double diffusion (en analogique et en numérique) pour un nombre d’années indéterminé. Sans que l’Etat n’entende une seconde les aider à passer cet insurmontable cap financier. Au contraire :
« Avec la fin de la publicité sur les chaînes publiques, le budget du Fonds de soutien à l’expression radiophonique devrait baisser de 30 % : notre dotation connaîtra la même réduction. Et les subventions que nous touchions de l’Association pour la cohésion sociale et l’égalité des chances vont aussi être largement réduites : le budget de cette association vient d’être amputé de 60 % au profit du ministère de l’Identité nationale, résume Juliette. Toutes les radios libres sont dans ce cas : pour nous comme pour elles, c’est l’assurance d’une lente agonie à courte échéance. »
Oui : il y a de quoi l’avoir mauvaise…
« La réalité des radios sans publicité ni profit est tout simplement ignorée dans ce passage au numérique - il en va d’elles comme, par exemple, des minimas sociaux, de certaines prises en charge médicales, ou de la recherche fondamentale : ce qui n’est pas rentable pourrait aussi bien disparaître », remarque un communiqué du collectif des radios libres en lutte.
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A nouveau pirate ?
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Tout est perdu ? Pas encore : les radios libres ne comptent pas rendre les ondes sans s’être battues. Elles se sont constituées en collectif pour se faire entendre, tentent de médiatiser leur combat, en appellent au sursaut de leurs auditeurs et font notamment signer une pétition. Elles se remuent, même si toutes n’ont pas la même conception de la façon dont il faut mener le combat. Si FPP a décidé de répondre à l’appel à candidature2 pour le passage au numérique lancé par l’autorité de régulation, le CSA, d’autres ont préféré n’en rien faire :
« Radio Canut n’a pas répondu. Nous, on a renvoyé un dossier de candidature, mais il était presque totalement vierge. Ils nous demandaient un plan de financement sur cinq ans, qu’est-ce que tu voulais qu’on mette ? On leur a juste répondu de s’adresser au ministère de la Communication… Dans tous les cas, c’est biaisé, souligne Juliette : soit ils refuseront de nous donner un canal parce que nous n’avons pas de plan de financement, soit ils nous l’accorderont mais nous ne pourrons pas l’exploiter… »
Les radios libres en sont surtout réduites à souhaiter que la réforme, bien mal emmanchée et très mal menée, finira le bec dans l’eau. Avec le ferme espoir que l’échéance de 2012, fixée par la directive européenne pour le passage au tout numérique, ne puisse être tenue, même par les industriels.
Sinon ? La conclusion pour Juliette :
« Il est temps que les radios libres se remettent à ouvrir leur gueule. Il est temps de prouver qu’on mérite ce bel héritage des radios pirates et de montrer que faire de la radio libre est un acte politique. Certains l’ont oublié, qui se sont laissés porter par le train-train, sont devenus gestionnaires d’antenne. »
Pour FPP, l’avenir s’annonce aussi flou que la photo qui suit. Mais qu’importe : les occupants du vieux bâtiment de la rue d’Aubervilliers comptent bien ne rien lâcher. Mordre et tenir, comme dirait l’autre3.
1 Sur FPP, Juliette anime L’intempestive, consacrée a(ux) histoire(s) & Lutte(s), le vendredi de 17 à 18 h et le lundi de 11 h à midi. Ses émissions sont aussi archivées sur son très bon site internet, où elle tient à jour l’histoire des radios libres et leur lutte, ICI.
2 Oui : en plus, le nombre de places est limité…
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