« Dans la rue y’a plus qu’des matons, tous les apaches sont en prison ». C’était il y a vingt ans, la Mano Negra voyait mourir une ville et hurlait sa tristesse : « Paris va crever d’ennui ». Aujourd’hui, le constat n’est plus le même. Paris se meurt, mais pas d’ennui, plutôt de violence sociale et urbaine, d’expropriation des plus pauvres à marche forcée. Guerre des classes intra-muros.
Des indices, partout des indices. Impossible de faire la sourde oreille, même avec des œillères XXL. Une ville qui s’enlaidit, brade son âme, avec une constance désespérante, reflet d’un esprit du temps aussi vain qu’artificiel. Fake Plastic Paris. Les grands mots, tu dis ? Peut-être. N’empêche, tout ça n’est pas reluisant, annonce des lendemains en plastoc. Survol épidermique, instantanés grappillés en goguette :
Il y a quelques jours, place de Clichy, dix minutes à tuer avant l’arrivée d’un retardataire patenté, pas de monnaie pour un café, du soleil, un bon livre. Bref, une seule chose à faire : s’affaler dans un coin pour bouquiner d’un œil distrait & paisible, à la fraiche. Un banc, un porche, un coin d’herbe, n’importe quoi. La routine. Et puis non. Dix minutes de recherche infructueuse. Pas un endroit où s’asseoir, ou alors sur le trottoir, au beau milieu de la foule – moyen niveau confort. Je reste debout à faire les cent pas. Micro-défaite.
Hier, en suivant un lien fourni par l’ami Ben2, la découverte de Survival Groupe : un site qui (entre autres) recense toutes les techniques (parisiennes) utilisées pour que le mobilier urbain soit inapte à la station assise, pour transformer la rue en « anti-site », lieu de transit mais pas de glande. Des pics, des plots, des grilles, des cailloux pointus, des cactus, tout est bon pour que les pouilleux ne salissent pas les parterres bourgeois. Pour citer Arnaud Elfort, un des membres du collectif : « Tous ces endroits où l’on voit bien qu’il s’agit d’empêcher des sans-abri de se coucher ou de s’asseoir donnent l’image d’une ville carcérale et sur la défensive ».
Vendredi dernier, gare de l’Est, là où pullulent, comme si de rien n’était, des militaires en armes. Je monte dans cet horrible et très onéreux TGV qui désormais dessert les Vosges, pas le choix. Une place assignée, pas moyen de s’affaler dans le premier siège venu (« jeune homme, on peut savoir ce que vous faites à MA place ? »), dictature du numéro. L’impression d’être dans un avion, air vicié, les voix qui t’enjoignent à étiqueter tes bagages, à être civil et gentil, les couleurs pastel pourraves, le design sous-Philippe Starck, les usagers tous branchés sur leur ordi portable, leurs SMS, leur TGV Mag débile. Aseptisation au taquet. Réminiscence de ce temps, pas si lointain (huit ans, ce genre), où un jeune con prenait le défunt TER pour les Vosges et s’affalait dans l’entre-deux wagons avec quelques pourris-quidams dans son genre et une bouteille de vin immonde pour des discussions aussi décousues que sympathiques. C’est loin.
Depuis trois ans que j’y vis, Belleville. Quartier mourant : les bistrots arabes qui ferment comme des mouches, les boutiques gadget/bobos qui champignonent, les galeries design à chaque coin de rue, les loyers qui grimpent, les boutiques souvenirs qui prolifèrent, les bars à vin prétentieux, les épiceries fines. Gentrification glauque, grimée en progrès. Sur le moyen terme, cette certitude : ce qui restait de populaire va dégager fissa, direction la proche ou lointaine couronne parisienne. Ne resteront que les connards pontifiant en terrasse, eldorado du beauf friqué et arrogant, thêatreux s’écoutant parler et connasses arty attablés au grand banquet de la connerie élitiste. Comme ça s’est passé à Bastille, Oberkampf ou Châtelet. Passage obligé.
Un entretien avec Allessi Dell’ Umbria, il y a un mois (bientôt sur le site), et cette chose qu’il nous apprend : dans les ZUS (Zones Urbaines Sensibles), les bistrots (quand il y en a) ferment à huit heures, législation entérinée. Les riches ont leur vie nocturne, les pauvres sont priés de rester devant la télé. Et qu’ils ne s’avisent pas de squatter les halls d’immeubles. « Urbanisme de classe », affirme Jean-Pierre Garnier3, difficile de le contredire.
Ce matin, aux aurores, la relecture du numéro deux de Z4, consacré à Marseille, ville-fantasme d’un Lémi parfois parisianno-dégoûté. De longs articles mettant à nu la gentrification du centre-ville et la violence urbaine qui s’exerce contre les populations les plus pauvres. Derniers espoirs (l’exil ?) malmenés. Là aussi, en terre phocéenne, ce qui reste de vivant ne fera pas long feu, les grands boulevards l’emportent déjà sur les petits recoins. Question de temps.
Et tout le reste. Les morts vivants du métro et les guichetières RATP remplacées par des machines, les ahuris béats du vélib, les squats embourgeoisés, la fête des voisins ou la fraternité sur commande, sourire un jour par an, les éruptions de caméras de surveillance, eczéma urbain, les bars à vin et les connards snobinards, les cinémas de quartier troqués pour des MK2/UGC, les galeries d’art hors de prix et le 104 élitisto-nullard, les marchés bio, la victoire spatiale d’une bourgeoisie artificielle, sur-codée, les lecteurs de Télérama et les amoureux de Vincent Delerm piaillant dans tous les coins. Urbanité au rabais, la ville comme terrain de jeu plutôt que terrain de vie, artificiel en bandoulière.
Bien sûr, il y a ceux qui luttent, plus ou moins symboliquement. En vrac : les squats, à Paris (La Miroiterie, en sursis) et ailleurs. Les brûleurs de BMW-4/4-Merco de Berlin, Bruxelles ou même Bristol5. Les géniaux graffeurs de Zoo Project qui depuis quelques mois font fleurir les rues parisiennes. Le cureton de Jourdain qui laisse s’installer les SDF sur le perron et jamais n’appelle les flics, même quand les hommes en question ronflent sur les bancs de son église, pinard à la main. Les flâneurs de Barbès et quelques troquets de Ménilmontant. Les révoltés de banlieue qui crament leurs prisons et les collectifs militants. Les pirates de la Gare du Nord. Gouttes dans l’océan ; le fossé grandit chaque jour. D’un côté, les banlieues dortoir, poubelles abonnées au sécuritaire et au délabrement. De l’autre, le centre, faussement animé, réservé aux seuls détenteurs de la carte élite, à cette gentry triomphante et rutilante.
« Paris va crever d’ennui », chantait la Mano Negra. Erreur d’appréciation. Paris va crever, c’est entendu, mais pas d’ennui. Elle va crever parce que n’y vivront plus que des caricatures CSP++, parce qu’elle sera sous vide, embourgeoisée, artificielle, parce que les liens humains qui constituent une communauté se désagrègent à vue d’œil. Parce que le « loisir » ne remplace pas la vie, que la culture n’est pas soluble dans l’élite, qu’une identité ne se décrète pas. Au cœur de la ville endormie reposent des millions de gens soumis. Sommeil lourd, rêves de plomb.
1 Cette photo et les cinq qui suivent proviennent toutes de la même source, Survival Group, qui répertorie (ici) les anti-sites parisiens (cf. plus bas).
2 En son billet sur London et Orwell, ici.
3 auteur d’ Une Violence éminemment contemporaine, éditions Agone, sur lequel on reviendra. En attendant, tu peux l’écouter dans cette émission de Sons en luttes.
5 « En Grande-Bretagne, la « gentrification », la rénovation des quartiers populaires effectuée par les sociétés privées sous l’aile protectrice de la force publique, vise à disloquer leur structure, parfois plus que centenaire, à renouveler, en partie du moins, leur population en facilitant l’installation des membres de la « gentry » branchée et friquée. Dans l’objectif de saper les bases même des solidarités et des résistances à l’avancée du capital. C’est la raison pour laquelle, à Bristol comme ailleurs, des quartiers sont « zone interdite ». En avril 1986, les flics de la ville ne pouvaient plus entrer dans Saint-Paul. Les « kids » les chassaient et les poursuivaient, détruisaient leurs « vans » de patrouille, incendiaient les voitures de luxe et les boutiques à la mode déjà installées aux portes du quartier. Certaines nuits bien chaudes, après des accrochages sérieux, Saint-Paul était en fièvre. Les « kids » étaient sur le pied de guerre et la ville dans l’attente ». (Sur Brixton 86, texte intégral ici)