mardi 22 juin 2010
Entretiens
posté à 23h12, par
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Fantazio est né un jour de 85 ou 86 - il ne sait plus trop - vers la Porte Dorée parisienne, quand il a décidé que Fabrice ça jurait un peu avec sa vision du monde et ses potes punk. Depuis, il a écumé tous les bars de Paname et d’ailleurs, a sillonné l’Europe avec sa contrebasse, toujours en mouvement. Un peu assagi, deux disques au compteur, il revient ici sur les aspérités de son réjouissant univers.
Si vous acceptez mon volume. »
(Dick Annegarn, « Bébé éléphant »)
Fantazio est un être étrange. Fascinant. Un brin schizophrène, itou. Le voir en concert, entouré de sa troupe de musiciens, c’est entrer dans un univers réjouissant et sautillant, balloté entre mille influences, propice à la communion collective – comme l’a écrit Thierry Pelletier1 : « Fantazio fabrique des amis. » Le rencontrer, a contrario, c’est sonder une faille inattendue, une douleur existentielle impromptue, à fleur de peau. En concert, « l’homme aux doigts défoncés » (à force de violenter ses cordes) braille, grogne, hurle, minaude. De visu2, dans ce restaurant chinois où les verres s’enchaînent, il parle calmement, d’une voix douce et réfléchie, s’attarde sur ses noirceurs. Deux pôles, emboités à l’arrache. Joli puzzle.
Pour ceux qui ne l’auraient jamais croisé, Fantazio est ce type plutôt menu et filiforme qui a longtemps erré dans Paris puis Berlin (entre autres), de squats en squats, de bars en bars, de rues en rues, muni d’une contrebasse malmenée et d’une imagination débordante. Un saltimbanque-né, qui s’est longtemps cherché, interrogé et torturé, avant de laisser libre-cours à ce qu’il portait en lui, patchwork musical oscillant entre punk débraillé, rap minaudé, poésie improvisée, chinoiseries sussurées et musette explosive. Un genre d’Elvis punk sauce contrebasse expérimentale, qui ne vit que pour atteindre un Graal, la « musique populaire », et qui n’a pas de mots assez durs pour vilipender ceux qui l’enterrent. Dans son deuxième et dernier album en date, le bien-nommé 5 000 ans de danse crue et de grands pas chassés (2009), il chante ainsi, comme on remue un couteau dans la plaie : « La musique populaire, mère de la rue, se retrouve camisolée de force, signée, trouée ; tous ses enfants revendus ne dansent plus, ne chantent plus ; elle ne réagit plus ; les quelques bouche à bouche à l’air pollué que j’ai tenté l’ont laissé morte et nue. »
Autopsie d’un pachyderme nomade
Il y a une figure qui revient comme un mantra déglingué dans l’univers de Fantazio, s’incruste dans ses créations, celle de l’éléphant. Elefantazio, explique-t-il souvent, mi-moqueur mi-sérieux. Pas questions de Babar ou de Cornélius, ici, le versant éléphantesque est sombre, semblable à celui chanté par Dick Annegarn3. Surtout, il descend en droite ligne de David Lynch qui, dans Elephant man, mettait en scène le devenir pachydermique de l’homme (ou l’inverse, va savoir). Déformé, dépressif, égaré. Une image vampire qui poursuit Fantazio depuis belle lurette. Il explique :
« Élefantazio, ça vient du film Elephant man de Lynch. L’affiche m’a traumatisé quand j’étais petit, à une époque où j’adorais les éléphants. Je m’étais imaginé que c’était un super-héros, un type qui se déguisait en éléphant, et quand j’ai appris que ça parlait d’un type déformé qui se planquait sous un drap, ça m’a rendu à moitié fou : j’ai eu des crises, je ne voulais plus sortir de l’appartement. La symbolique me touchait parce qu’elle était liée à la déformation, au fait d’être montré et de se montrer comme une bête de foire. Et puis, elle me renvoyait à cette période où ma mère était très malade – elle est morte d’un cancer quand j’avais dix ans. C’était une cuisine mentale, quelque chose qui m’obsédait. Popay, un ami graffeur, m’a aidé à accoucher de cette figure du pachyderme, qu’il représentait en train de me bouffer, de m’emprisonner. Voilà comment l’éléphant s’est incrusté dans mon univers. »
Traumatisme pachydermique ou pas, Fantazio, c’est avant tout un univers mental, une folie agissante, recrachant le monde dans un grand cri de guerre/papier de verre. Il fut un temps où cette folie était repliée sur elle-même, égoïste car malade. Pour comprendre son devenir réjouissant, l’actuelle incarnation, impossible de faire l’impasse sur les premiers murs, la gestation maladive mais déterminée, à partir de 1989, quand Fantazio s’est mis à errer muni de son instrument :
« J’étais incapable de jouer avec d’autres gens, de m’adapter. Du coup, je débarquais n’importe où, j’étais obsédé par cette idée du concert inattendu, à l’improviste. À Berlin, ça a explosé, parce qu’on me laissait vraiment jouer partout, des restos chics aux squats en passant par les galeries. J’avais l’impression de faire un boulot de fourmi, d’accumuler des situations qui n’avaient rien à voir. Je me voyais comme un corps poubelle, se fourrant des situations dans la gorge ; convaincu qu’à force d’aller à l’aveuglette, il y aurait quelque chose, une forme, qui émergerait. Je ne faisais pas vraiment de chansons, plutôt des sortes de rythmiques un peu techniques, avec des cris par dessus. »
Et d’ajouter : « Alors que dans le milieu punk, le truc était plutôt d’aller jouer dans des squats, pour des gens qui te ressemblaient, je cherchais le contraire. Ça m’excitait de me dire, « aujourd’hui je débarque dans une fête de bourges du 8e, demain dans un bar crasseux ». Quand je marchais dans la rue et que je voyais une lumière allumée, je m’incrustais pour jouer. Le truc, c’était d’être seul et d’arriver à faire twister un lieu lambda avec une espèce de rage enfantine. J’ai fait ça de 1989 à 98, à peu près. »
L’image est belle, séduisante, celle du troubadour toujours en mouvement, du nomade musicien acharné à faire danser. L’envers du décor n’est pas forcément si lumineux :
« Quand j’ai commencé, j’étais hyper orgueilleux, je ne me posais pas trop de questions. Je jouais très mal, mais j’avais une envie absolue de m’incruster, de faire le clown devant les gens. Ça fait seulement deux ou trois ans que je répète. Avant, j’accumulais sans jamais me poser la moindre question. Je n’allais pas très bien, surtout. Je faisais la manche, j’étais toujours dans l’urgence, j’étais anesthésié et dépressif. Je me trimballais partout avec des textes, des tracts, que je lisais aux gens, en vrac. Je prenais pas mal de drogues, tout ce qu’on me donnait. L’idée était de tout essayer, parce que j’avais l’impression qu’il fallait être dans le chaos et la folie pour trouver des clés. Il m’était impossible de me contenter de l’immobilisme, même physiquement. Je voulais marcher, marcher, sans jamais m’arrêter. »
C’est par la musique et les rencontres, que Fantazio a changé son fusil-contrebasse d’épaule, est sorti de cet autisme extraverti qui semblait le caractériser : « Mon niveau à la contrebasse est longtemps resté limité ; c’était plus du rythme que des mélodies. Quand j’étais en représentation, j’avais recours à une grosse voix que je ne fais plus maintenant, puis j’enchaînais sur une petite voix, très enfantine. Ma spécialité était d’user d’attributs musicaux chelous qui surprenaient les gens. Au restau, tout le monde se retournait quand je partais là-dessus. Je me disais : le jour où je perdrai cette grosse voix, je n’aurais plus rien…
J’ai fini par apprendre autre chose parce que des mecs comme Denis Charolles de la Compagnie des Musiques à Ouïr – quelqu’un qui m’impressionne, qui joue partout avec plein de gens et s’implique physiquement de manière impressionnante – m’ont fait confiance et m’ont encouragé à ouvrir des portes. Peu à peu, j’ai recadré mon approche musicale, en me débarrassant de ce qui m’encombrait.
C’est très occidental de croire que pour apprendre, il faut ajouter des trucs ; que devenir meilleur implique d’empiler des connaissances. Pour moi, au contraire, progresser c’est enlever des verrous et des auto-censures, s’alléger. Personnellement, je le sens d’une manière très physique. J’avance en me débarrassant du superflu. »
De quoi Fantazio est-il le roi ?
« Ce qui m’intéresse, ce sont les formes bâtardes. » Ce soir-là, ce sont quasiment les premiers mots que Fantazio m’adresse. Profession de foi. Il suffit d’écouter ses deux disques pour comprendre que cette « bâtardise » est sa règle d’or. Impossible de faire la liste des différents styles musicaux qu’il y aborde sabre au clair, sur un spectre allant du punk braillard aux mélodies chinoises chantées avec une voix d’enfant. Sur scène, même approche, la métamorphose est sa drogue, et il multiplie les collaborations impromptues : « Plus c’est le bordel, plus je me dis qu’il y aura des éléments qui en jailliront. Tu mets des gens ensembles, des formes, et ensuite, que la chose prenne ou pas, elle aura déjà le mérite d’exister. »
Tous ceux qui ont croisé l’animal vous le diront, c’est sur scène que l’approche de Fantazio prend tout son sens, explose joyeusement. Thierry Pelletier, qui l’a longtemps côtoyé, explique : « Au début on a un peu renaudé, ce mec là ne respectait aucun des dogmes rock’n’rolliens en vigueur, il se sapait n’importe comment, il pouvait jouer avec des jazzeux, même des noirs parfois, devant un parterre de chevelus, voilà qui n’était pas orthodoxe. Il nous a pourtant fallu rapidement admettre qu’entre ses tirades hautement déconnatoires et ses improvisations à la limite de l’expérimental, on se fendait tout de même bien la gueule à ses concerts, et nous rendre à l’évidence : de nous tous il était le plus capable d’établir les ’conditions matérielles d’une disponibilité partagée à la joie’ créant ainsi une communauté aussi tangible qu’éphémère. » Un prince du zouk-punk-musette, fédérateur en diable. Pas étonnant, alors, que Fantazio ait longtemps rechigné à enregistrer, craignant de condamner à la captivité une musique par définition libre :
« Le disque est un mausolée. Chaque chanson enregistrée est un enterrement de mélodie. Ce sont des enterrements de morceaux qui auparavant étaient bien vivants. Pour mes deux albums, on n’a pas crée un matériel spécifique mais on s’est appuyé sur ce qui existait déjà, qu’on a réarrangé pour faire un disque. Alors que les morceaux évoluent sur scène, changent tout le temps et sont élastiques, enregistrer un disque implique de leur donner une forme finale, de sculpter un petit temple.
C’est pour ça que, pendant longtemps, je n’imaginais pas faire de disques. Je m’en sentais incapable et je voyais ça comme inutile, voire sacrilège. Ça me faisait flipper. Et puis, je ne voulais pas faire ça pour exister. »
La musique est pour Fantazio chose mouvante et sacrée, aguicheuse et fuyante. Il faut être un peu magicien, un peu roublard, pour l’apprivoiser, la faire danser sur des charbons ardents. Sous sa plume-contrebasse, une idée revient souvent, celle de « musique populaire », qu’il a pourtant le plus grand mal à définir :
« C’est assez difficile de mettre des mots là-dessus, ça ne renvoie pas simplement à la dichotomie undergound/commercial. J’ai écrit un texte dans lequel je disais : « C’est comme une pute qui a trente macs sur le dos dans chaque quartier. »
Quand je suis parti en Chine en 1992, pendant un an, ça m’a profondément marqué. À mon retour, je trouvais que toute musique était nourrissante, de Sardou entendu dans une bagnole à Bob Marley écouté sur un divan. Je me suis dérockabilisé. Du coup, mon idée de musique populaire s’est dématérialisée : désormais, je la vois comme quelque chose d’invisible qui rentre dans les corps à l’improviste. Elle n’appartient à personne, et plus tu essayes de l’attraper, plus elle s’enfuit. »
Cette musique populaire, Fantazio la voit s’éloigner au loin, déserter des rues aseptisées. Comme ces « Punks of London » qui arborent l’uniforme mais n’ont plus rien de punk. Constat sans appel : « à Paris, par exemple, il n’y a plus vraiment de musique dans les bars, il y a une forte aseptisation. Il y a des limiteurs de sons, les commissariats distribuent même des fascicules à ce sujet. Le son fait peur, a été criminalisé, ce qui date d’une dizaine d’années. Un voisin qui fait du bruit est désormais traité comme un agresseur. Sur le terrain, on empêche la musique de s’ébattre, de prendre son essor. »
Bref, la musique populaire est à l’arrêt : « J’ai l’impression que tout est figé, immobile, épuisé, que la grande histoire musicale s’est arrêtée. Tout le monde pioche dans ce qui a déjà été fait ; on est toujours dans l’influence, dans le questionnement par rapport à un positionnement. Dans ces conditions, la musique populaire s’échappe toujours, parce que c’est quelque chose que tu ne peux pas attraper ou palper. Elle est là, endormie, dans le cœur de gens. C’est tout sauf un mélange scientifique. » Apprivoisée et exilée, la musique fait triste mine, se déplace vers des lieux où elle n’a rien à faire, où son pouls est quasiment éteint : « Je trouve hallucinant qu’il existe des écoles de jazz, qu’on forme des gens à faire une musique par définition sauvage et spontanée. Les festival de musique sont aussi des lieux qui me déplaisent profondément, où toute idée de création a disparu, s’est annihilée. »
Tableau noir : entre essoufflement et emballement, la musique populaire serait une espèce en voie d’extinction, à l’instar de l’éléphant d’Asie. Fantazio le chante4, à sa manière : « ce train d’enfer me ment comme un arracheur de dents ». Train d’enfermement qu’il serait de bon ton de faire dérailler. Fissa. Et en musique, s’il vous plaît.
À noter, pour les Parisiens, Fantazio sera en concert vendredi 25 juin à la Porte des Lilas, en soutien aux travailleurs sans-papiers en grève. Présence impérative, pas de discussion :
Edit lundi 28 juin : rajout de ces deux belles photos prises par l’amie Vanessa au gigotant concert du 25 juin :
1 Dans un très beau texte intitulé « Fantazio, un vilain bonhomme pas rigolo », à lire ici.
2 Rencontré grâce à Samantha. Mille mercis et, promis, next time will be sobre. Ou pas.
3 « Je ne me sens pas chez moi dans cette jungle inconnue / A ma vue tous se sont encourus / Personne ne sait d’où je suis / Je suis un mal blanchi, impoli. / Je suis un bébé éléphant égaré / Pourriez-vous s’il vous plaît me rechercher ? »
4 Dans la splendide « A ce train là », deuxième album.